"Mask"

"... and the sun shining on my face", par Clément Colliaux, ENS Louis-Lumière

A l’occasion de la présence, au 29e Camerimage, d’étudiants de l’ENS Louis-Lumière, de La Fémis et de la CinéFabrique, l’AFC leur propose de contribuer d’une manière ou d’une autre aux articles publiés sur le site. Clément Colliaux, étudiant à l’ENS Louis-Lumière, continue son aventure rédactionnelle en revisitant la cinématographie de Peter Bogdanovich, associée ici, avec Mask, à celle de László Kovács, ASC (1933-2007).

En parallèle des productions plus calibrées de la compétition principale, l’édition 2021 du festival Camerimage propose de côtoyer des personnages plus étranges et inhabituels dans son cycle "Embrace the unkown". Si l’emblématique Freaks, de Tod Browning (1931), ou l’Elephant Man, de David Lynch (1980), font figure de monuments de cette sélection, elle est aussi l’occasion de découvrir des films contemporains plus alternatifs (Lamb, de Vladimar Johannsson, Visions of suffering, d’Andrei Iskanov), et même de redécouvrir un film trop peu connu d’un cinéaste passionnant mais souvent perdu dans la jungle du Nouvel Hollywood, Peter Bogdanovich.

Au milieu de la révolution formelle instiguée par Arthur Penn (Bonnie & Clyde, 1967), Dennis Hopper (Easy Rider, 1969) ou William Friedkin (French Connection, 1971), on oublie parfois un crédo plus rare mais tout aussi passionnant de cinéastes tentant de concilier les nouvelles obsessions de cette génération, son éclat libertaire nihiliste ou mélancolique, avec une relation admirative et déférente avec les réalisateurs des générations précédentes. Peter Bogdanovich est de ceux-là. Disciple d’Orson Welles, il s’applique dès son premier film La Cible (1968) à entrecroiser hommage aux géants du cinéma (Boris Karloff, figure culte des Universal Monsters) et thématiques à la crudité nouvelle (un jeune américain frustré prenant les armes pour abattre des inconnus).
Après qu’ait tari son succès du début des années 1970 (La Dernière séance), Mask (1985) est le film de son retour en force éclair au milieu des années 1980, sûrement en partie grâce à la présence de Cher au casting. Bogdanovich y poursuit sa collaboration avec le chef opérateur László Kovács, ASC, également célèbre pour Easy Rider ou Cinq pièces faciles (Bob Rafelson, 1970), qui l’avait déjà accompagné sur six films. Un travail lui aussi empreint de cinéphilie, qui citait par exemple la photographie noir & blanc et l’Amérique paupérisée par la Grande dépression des Raisins de la colère (John Ford, 1940) pour le jovial et déchirant La Barbe à papa (1973).

On sent toujours l’influence de John Ford dans Mask, dans la communauté de bikers qui forme une famille agrandie à Rusty Dennis (Cher) et son fils Rocky (Eric Stoltz), né avec une maladie qui cause une déformation de son visage. Un film où la fraternité et la bienveillance dominent, retournant les problématiques du genre. La maladie de Rocky ne fait quasiment pas sujet au fil du film, et principalement par quelques traits d’humour occasionnels face à des politesses gênées, et ne motive – presque – aucune dramaturgie. Soucieux d’accorder à son personnage le même traitement qu’à n’importe adolescent, Bogdanovich livre un teen movie en forme de grande tranche de vie sans autres enjeux que ceux de la vie quotidienne, familiale. Un geste de cinéma aussi "gratuit" que d’une politesse ultime.
La pudeur est une notion complexe pour un long métrage aussi émouvant, qui met au ban toutes les réticences misérabilistes que l’on aurait devant un pitch comme celui de Mask : un jeune enfant atteint de malformation tente de vivre avec sa mère aux tendances toxicomanes. Contrepied absolu du film de "freaks", que l’on imaginerait centré sur la violence face à la différence au risque de susciter un pathos déplacé, celui de Bogdanovich vise plutôt des larmes de joie, célébrant avant tout la solidarité de cette bande, à travers leur passion pour la moto, leurs fêtes et chansons au coin du feu, leurs rites (enterrer avec lui la moto d’un des leurs), également filmés sans aucune condescendance. Une dimension effectivement très "fordienne" – peu étonnante sachant que Bogdanovich a signé le documentaire, Réalisé par John Ford (1971) – dès le début du film, où une grande bagarre amicale et comique rappelle directement celle vers la fin de La Charge héroïque (1949). Tous les points d’achoppement attendus (à l’image du groupe de motards que l’on peut d’abord croire menaçant) se transforment ici en vecteurs de communauté, comme lorsque Gar (Sam Elliott) demande sèchement à Rocky d’aller lui chercher une bière parce qu’il a, en réalité, caché un cadeau pour lui dans le réfrigérateur.

La mise en scène et la photographie garantissent dès les premiers instants cette morale exemplaire du film. Ils nous évitent un mouvement de recul à la découverte du visage inhabituel de Rocky, en le dévoilant progressivement. La caméra s’approche de sa chambre par l’extérieur, qualifiant d’abord l’adolescent par ses goûts, la musique de Bruce Springsteen qui s’échappe de ses fenêtres et les posters de joueurs de baseball, plutôt que par son aspect, avant de nous laisser l’apercevoir en demi-pénombre, à travers des vitres et via un jeu de miroirs particulièrement malin et délicat. L’approche générale est celle d’une mise en retrait au service de scènes de groupe, d’une réalité sublimée par une image légèrement dorée et diffusée. Gardant ses effets pour quelques rares travellings avant, la mise en scène sait garder la bonne distance à ses personnages, et pousse parfois la pudeur dans l’ellipse de ce qu’elle ne saurait figurer, notamment par le choix courageux de nous cacher le visage de Rusty en la gardant de dos alors qu’elle apprend au téléphone une terrible nouvelle.

Reste alors un film à la fois bouleversant et anti-spectaculaire, un magnifique film de petites attentions, de moments de complicité ou de tendresse. Humanité formidable, grand bonheur et chaudes larmes, une autre pépite cachée d’un festival qui n’éclaire définitivement pas que le cinéma contemporain.