Camerimage 2024

Mélodie Preel, cheffe opératrice, et Jean Rabasse, ADC, chef décorateur, nous parlent du tournage de "Becoming Karl Lagerfeld", de Jérôme Salle

"Le mercenaire de la mode", par François Reumont pour l’AFC

Dans la famille des séries biopics "Becoming Karl Lagerfeld" (diffusée par Disney+) plonge le spectateur dans le Paris des années 1970 en s’intéressant aux débuts du kaiser de la mode. Un projet co-écrit par la journaliste Raphaëlle Bacqué (dont la biographie Kaiser Karl était parue en 2019, quelques mois après la disparition du couturier). C’est le cinéaste Jérôme Salle ( L’Odyssée, autre biopic consacré à Jacques-Yves Cousteau, sorti en 2016) qui est aux commandes (relayé sur la série par Audrey Estrougo), l’image étant signée par la directrice de la photographie Mélodie Preel (relayée par Mahdi Lepart). Elle vient nous parler de ce tournage avec le chef décorateur Jean Rabasse, ADC, alors que cette série TV est en compétition à Camerimage 2024 pour la Grenouille d’or. (FR)

En 1972, Karl Lagerfeld, 38 ans, ambitionne de devenir le couturier français le plus reconnu à une époque où Yves Saint Laurent est la figure incontestée de la mode. Tandis qu’il fait la rencontre de Jacques de Bascher, jeune dandy dont il s’éprend, Lagerfeld se mesure à Saint Laurent et Pierre Bergé, à la tête de la plus prestigieuse maison de couture. Entre rivalités de clans et conflits d’egos, fêtes et décadence, amours tragiques et amitiés grandioses, découvrez l’histoire du Kaiser Karl, celle d’une quête éperdue de reconnaissance.

C’est quoi un bon biopic pour vous ?

Mélodie Preel : Je ne sais pas... peut-être une évocation originale sans pour pour autant viser une recréation parfaite ? Si je devais en citer un récent, sans doute Blonde, de Andrew Dominik (image Chayse Irvin) que j’avais beaucoup aimé...
En ce qui concerne "Becoming Karl Lagerfeld", on est plus sur une histoire à deux personnages qu’un authentique biopic. Dès le premier épisode, Jacques est présenté comme le protagoniste principal, Karl n’arrivant que plus tard. Et tout le long de la série, on retrouve ce ping-pong entre les deux au fur et à mesure de leur relation. En fait, je pense que Jérôme voulait d’abord raconter une histoire d’amour, plutôt que tout centrer sur l’icône de la mode.

Quels étaient les enjeux ?

MP : C’est vrai qu’au départ j’étais un peu tétanisée : il y avait tellement d’enjeux esthétiques sur la série ! J’ai voulu faire pas mal de tests, notamment d’optiques, et surtout donner du sens à nos choix. Le défi étant avant tout de pouvoir rendre compte de l’époque, s’en imprégner sans la trahir et de proposer quelque chose de nouveau à l’écran. Même si le monde de la nuit, du luxe et de la mode des années 1970, est une période très codifiée... En plus ici avec des personnages que tout le monde connaît et des lieux emblématiques de l’époque.

Quelles étaient les directives de Jérôme Salle, ou ses références ?

MP : Jérôme voulait avoir de la modernité même si on faisait un film d’époque et ne pas tomber dans quelque chose que l’on avait déjà vu… Ce qui peut être le piège de la reconstitution. Une image assez brillante, et qui ne fasse pas trop patinée, sans trop de texture. Bien sûr on a revu des films... Le Conformiste ou Le Dernier tango à Paris, de Bertolucci. Je replace aussi ici Blonde, le biopic consacré à Marilyn Monroe dont j’avais beaucoup aimé l’image. Et puis on a revisionné les deux films sur Yves Saint Laurent, histoire de ne pas faire pareil, ou au contraire d’en garder certaines choses qu’on privilégiait... Mais en fin de compte je réalise que ce sont surtout les photos d’époque de William Klein, Robert Mapplethorpe, Larry Fink qui nous ont inspirés. Ou les Polaroïd faits par Maripol. Après avoir testé et sélectionné le tandem caméra-optique qu’on allait utiliser (la série Blackwings B-X Tuned sur l’Alexa Mini LF) on a mis au point avec l’étalonneur Fabien Pascal une LUT de base. C’était, je me souviens, un rendu assez contraste, basé sur le rendu des pellicules inversibles Kodachrome, en le retravaillant avec une courbe noir et blanc argentique. Une image brillante, avec des noirs assez denses, qu’on a dû d’ailleurs un petit peu adoucir finalement en situation car beaucoup de décors, comme les boîtes de nuit ou l’appartement de Karl, avaient des murs vraiment très sombres... En tout cas encore plus contraste que ce qu’on avait pu imaginer lors de nos tests préalables en studio.

Avez-vous fait des essais de filtres ?

MP : Une fois qu’on avait avancé dans le choix de la série principale, un moment on a testé des bas à l’arrière de l’optique. J’aimais l’idée de ramener une certaine rondeur avec ce dispositif.
Mais à la vision des tests, Jérôme a préféré les images tournées optiques à nu.
Finalement, on a décidé de sélectionner trois optiques en plus, deux optiques Petzval, dont j’avais remarqué l’utilisation sur le fameux film Blonde, et une focale anamorphique Orion (32 mm Atlas SE) qu’on pouvait utiliser sur certaines séquences pour un rendu différent.

Utilisation d'une optique Petzval
Utilisation d’une optique Petzval


Par exemple, la première scène de rencontre dans le club "Le Nuage" entre Jacques et Karl a été filmée avec les Petzval, avec un côté onirique, presque surréaliste. Autre exemple pour l’Orion, la séquence où Karl mange un gâteau dans l’épisode 2. Le 32 mm a un truc vertigineux : d’un coup, le décor prend beaucoup de place. C’est en anamorphique. Karl se retrouve seul dans ce grand appartement, c’est l’une de mes séquences préférées et Daniel y est magistral.

Sur un tel tournage, le travail de collaboration avec les décors et les costumes doit être crucial ?

MP : Travailler avec Jean Rabasse aux décors et Pascaline Chavanne aux costumes a été un vrai moment de bonheur. Depuis toute la série de tests en amont, durant lesquels l’un et l’autre m’ont confié de nombreux nuanciers (pour les couleurs et les textures). Un travail très précis qui s’est concrétisé avec la mise au point de la LUT, nous permettant d’observer les dérives des couleurs qu’elle générait, mais aussi leur profondeur. On a tous d’ailleurs été impressionnés par le rendu des détails et la profondeur des couleurs que ramenait le HDR. Sur la collaboration plus précise entre décor et lumière, Jean est à la fois tenace et précis, il vous fait partager son enthousiasme, comme si c’était son premier film ! Comme moi, il aime beaucoup préparer chaque projet en amont, et aime prendre des risques à l’image. Avec lui, on cultive à cette étape cette sensation de doute qui fait tellement du bien ! Par exemple, pour le décor du bar "Le Nuage" dans lequel se déroule la première rencontre, il n’y avait pas d’images ou de description précise du lieu de l’époque. On avait donc carte blanche en matière de recréation. Je me souviens qu’il a débarqué en nous sortant des images de l’atelier d’Andy Warhol à New York, entièrement recouvert de murs en aluminium.
C’était pas super rassurant pour moi à la caméra... mais je trouvais çà tellement chouette comme idée ! Finalement on est parti sur ce bar à l’ambiance lumière presque rouge monochrome. Rien à voir, mais quand même aussi un peu risqué à l’image.

Parmi les emblèmes de ces nuits parisiennes, il y a bien sûr le Club 7, endroit mythique de l’époque...

MP : Ce décor est une restitution assez fidèle du club historique (situé à l’époque au 7, rue Sainte-Anne). Jean Rabasse s’est inspiré des photos et des archives pour le reconstituer dans deux lieux différents, le Gibus et le restaurant Chez Tania, rue de Richelieu. Comme vous pouvez le voir dans les scènes, la plupart des sources sont intégrées au décor, et c’est donc un travail très méticuleux avec lui et son équipe. Par exemple, les néons qui existaient à l’époque dans cette boîte n’avaient pas le même diamètre que les tubes Astera qu’on utilise désormais sur les plateaux. Donc on a trouvé des tubes LED grand public, d’aujourd’hui, monochromatiques avec le bon diamètre... Qu’on a recouverts de gélatine colorée. Tout ça sur les 500 sources utilisées dans ce décor !...

Le Club 7
Le Club 7


Il y a d’ailleurs deux ambiances assez distinctes sur ce décor...

MP : Le club dans la réalité était scindé en deux parties, un restaurant et puis un sous-sol dédié au dance floor. J’aimais bien, par exemple, les douches très fortes dans les couloirs. Suivant l’effet, je choisissais la source pour que tout soit contrôlable, et on échangeait ensuite sur les couleurs. Il y avait en effet des miroirs partout, éclairés en douche chaude, et des néons colorés qui annoncent la boîte de nuit en dessous, ce qui donne une chaleur au lieu, et des petits carreaux au plafond au-dessus des dalles centrales. Sur la direction des couleurs, on a fait un mélange entre réalité et fiction. Jean, dès les essais caméra, est venu avec des propositions de lampes de jeu pour les séquences importantes, pour qu’on les choisisse ensemble. J’ai trouvé plus juste que ce qu’il se passe autour des tables soit plus neutre, avec des rebonds et des accidents sur les visages, plutôt qu’un univers tout chaud. C’était un lieu de rencontre : les gens y venaient pour voir et être vus. Je ne voulais pas quelque chose de trop tamisé ou d’une seule teinte.

Vous évoquiez le HDR, quel est votre bilan concret ?

MP : Pour moi, c’était la première fois, et c’était un peu abyssal ! Avec plein de choses à découvrir... Très tôt, on s’est vite rendu compte que la solution était d’être en HDR sur le plateau, avec la contrainte financière. Le montage en HDR était aussi envisagé. En définitive, pour des raisons financières, le montage s’est fait en SDR, mais Jérôme nous a soutenus pour la visualisation en HDR sur le plateau. Avec Adrien Blachère, le DIT, on a travaillé avec le moniteur de référence HDR, c’était parfait comme config. En plus, ça rassure tout le monde sur le tournage.
A la fin y a eu deux versions d’étalonnage. On a commencé avec la version HDR, et c’est surtout ensuite Fabien Pascal, l’étalonneur, en qui j’avais une confiance totale après le travail sur cette première version, qui a pris en charge la version SDR. Sur la version HDR, je constate vraiment un regain de précision. Pourtant les Tribe7 sont des optiques tout de même très douces. A refaire, peut-être que j’insisterais un peu plus sur les bas de diffusion… quelque chose de très léger. On voit vraiment tout en HDR, les pores de la peau, etc.

Défilé Yves Saint Laurent
Défilé Yves Saint Laurent


Dans le premier épisode, on découvre les deux protagonistes, mais aussi un autre créateur phare de ces années, Yves Saint Laurent. La première scène de défilé de la série est d’ailleurs un show Saint Laurent où l’on découvre la relation passée entre Karl et Yves...

MP : Ça, c’était une scène avec pas mal d’enjeux ! Tout d’abord celui de recréer l’ambiance des shows Saint Laurent de l’époque. Que ce soit crédible, surtout quand on consulte les archives, avec cette grandeur, cette classe assez évidente de ce genre d’événement.
Le premier défi était de trouver le lieu. Ça n’a pas été facile... Jean a finalement proposé cet endroit. Une espèce de cuve beige et blanche sans fenêtre qui me faisait au départ très peur en lumière. Les uniques découvertes se situant dans la pièce de derrière, et un public habillé plutôt manière sombre. L’atout restant le balcon, à partir duquel on pouvait non seulement placer des sources, mais aussi la caméra pour certains plans sur un petit bras de grue. C’était aussi une scène avec pas mal de figurants, filmée majoritairement au Steadicam où on devait laisser vivre les choses sur presque 360 degré sans trop pouvoir rééclairer de plan à plan... Et qui se conclut par cette sorte de dialogue intime entre les deux au milieu du brouhaha de fin de défilé.


Plan lumière défilé
Plan lumière défilé


Pour redonner de la brillance et ce côté majestueux, on a choisi avec Bertrand Prévot, mon chef électro, de placer plusieurs 9 kW HMI depuis ces uniques fenêtres extérieures. Des sources bien contrastes qui tapaient en direct sur les murs, et sur les grands miroirs qui étaient présents. Ce qui est aussi intéressant, c’est de comparer avec le premier défilé de Karl Lagerfeld, un peu plus loin dans ce même épisode, dans un lieu très différent, plus chaud, plus coloré et peut-être moins solennel. Pour cette deuxième scène, on a utilisé des sources très différentes, en l’occurrence des vieux Cremer posés sur pied, directement dans le champ et complètement assumés qui créent des flares à la caméra. Avec l’idée de l’arrière-défilé dans la cuisine, il y a aussi cette idée de la modernité, du côté sans doute beaucoup plus contemporain que défendait Lagerfeld.


Jean Rabasse, ADC, chef décorateur

Dans cette série, vous vous permettez quelques incartades à la reconstitution historique pure...

Jean Rabasse : Je considère qu’il faut fournir à chaque projet une recherche préalable très complète, avec beaucoup de documents, d’archives ou de références. C’est à ce prix qu’on sait ensuite vers où aller, et surtout comment prendre des libertés par rapport au sujet. Sur cette série, notre approche avec Jérôme, Mélodie et Pascaline a donc été de moderniser la vision de l’époque, de ramener du contemporain dans la reconstitution. Par exemple, sur le décor du Club 7, on a exactement reconstitué les batteries de tubes fluorescents multicolores tels qu’il étaient présents à l’époque, mais au lieu de respecter l’authenticité en les installant au plafond, j’ai proposé de les mettre sur les murs, et sur la cabine du DJ. C’est ce genre de liberté qu’on se permet qui provoque des choses à l’image, en les rendant beaucoup plus présents au cadre. L’exemple de décision où on collabore directement avec la directrice de la photo. Et c’est ce qui me plaît sur un tournage, travailler en équipe, échanger les idées et aboutir ensemble au film fini.


Vous avez commencé votre carrière au début des années 1990, pensez-vous que cette collaboration entre image et décor a profondément été bouleversée ?

JR : J’ai l’impression que depuis 15 ou 20 ans, elle a pris vraiment une autre dimension. C’est l’arrivée du numérique qui a changé la donne. D’abord à la caméra, en donnant la possibilité de voir le résultat immédiatement, et puis aussi la lumière avec la généralisation des sources LED contrôlées en direct. Il n’y a plus un film où on envisage l’image séparément de la conception du décor, comme ça pouvait plus ou moins se passer dans les années 1970 ou 80. Maintenant la lumière est régulièrement en partie intégrée au décor, voire intégralement comme j’ai pu déjà le faire sur certains projets avec Gaspard Noé et Benoît Debie (Climax, Vortex). Et cette série n’échappe pas à cette règle.

Mélodie Preel vous décrit comme quelqu’un qui aime douter en préparation, prendre des risques...

JR : C’est vrai que j’aime bien essayer des choses un peu casse gueule... par exemple sur ce décor du "Nuage", qui n’était pas documenté, j’ai proposé de tapisser l’entrée du sol au plafond d’affiches pornographiques de l’époque assez drôles... Travailler ainsi avec beaucoup de graphisme dès l’entrée du décor, ça devient une manière à la fois de traduire l’époque et de jouer avec l’image de manière plus moderne en créant quelque chose qui n’a jamais existé. Tout ne marche pas à tous les coups, il y a parfois des ratés, mais on avait toujours envie d’essayer plein de choses sur ce film. L’ambition d’offrir autant d’idées que sur un long métrage, ce qui n’est pas toujours évident dans le cadre d’une série.

Parlons un peu de la première scène de défilé de la série, pour la maison Saint Laurent.

JR : À l’époque tous ces défilés s’effectuaient toujours au même endroit, rue Spontini, dans les salon de la maison Saint Laurent. Pour retrouver cette ambiance, on a eu effectivement beaucoup de mal à trouver un décor naturel équivalent. Finalement, c’est le siège social de la marque The Kooples qui a accepté de nous accueillir. Un décor que je n’ai pas pu beaucoup transformer, en l’habillant principalement avec des miroirs, là encore dans l’esprit de ce qu’on pouvait observer sur certains défilés de Lagerfeld de l’époque. Même mélange dans l’appartement de Lagerfeld lui-même, où ce grand couloir laqué noir a été, lui, inspiré d’un des appartements de Yves Saint Laurent ! Je trouvais cet élément de décor parfait avec le caractère du Kaiser, avec cette rigueur et cette froideur qui le caractérisait. Bon, à la fois vous avez beau trouver toutes ces idées et les réaliser avec vos équipes, pour autant il faut quand même bien savoir comment les éclairer. Et c’est pour ça que j’aime autant travailler avec les directeurs et directrices de la photographie.

Avez-vous été impressionné par le rendu du HDR ?

JR : Je ne peux pas dire que je connais bien le HDR, mais je peux vous affirmer que je ne regrette plus l’époque de la pellicule. Toutes ces évolutions amenées par le numérique ont littéralement transformé la manière dont on fait un film. Comme je disais tout à l’heure, l’audace dans l’équipe est beaucoup plus grande. On peut tester énormément de choses, et ces nouveaux outils nous forcent à dialoguer beaucoup plus qu’avant entre chefs d’équipes. Quand je revois la direction artistique de mes premiers films, il y a certes un côté nostalgique, mais objectivement, ça manquait parfois de risque comparé à maintenant.

Et l’intelligence artificielle ?

JR : En ce qui concerne l’intelligence artificielle, je dirais qu’il faut être très structuré, très rigoureux pour l’utiliser à bon escient. Comme toute nouvelle technologie, certains vont s’en emparer sans démarche planifiée, et aboutir à tout et n’importe quoi. À ce stade, je pense qu’on en est encore au tout début, et je ne constate pas que ce soit encore très adapté aux projets architecturaux et aux décors en ce qui me concerne. Mais les choses vont vite évoluer, et on va soudain gagner énormément en intensité, en précision et en rapidité dans la création. Reste que cette technologie devra être utilisée en équipe, et surtout pas par une personne seule. C’est toujours cette histoire de dialogue entre les gens qui va faire la différence, le fondement du travail d’équipe au cinéma qui à mon sens ne sera jamais remplacé.

(Entretiens réalisés par François Reumont pour l’AFC)