Michał Dymek, PSC, revient sur le tournage de "EO", de Jerzy Skolimowski

"Le cinéma et le hasard" par François Reumont
Hommage à Au hasard Balthazar, de Robert Bresson, EO, de Jerzy Skolimowski, a pris tout le monde par surprise lors de la première journée de compétition à Cannes 2022. Remportant à l’issue de la quinzaine un Prix du jury mérité, avec à la clé un discours hilarant de remerciements à ses comédiens équidés de la part de son réalisateur de 84 ans. A l’occasion de sa présentation hors compétition en Séance spéciale à Camerimage, nous revenons avec le directeur de la photographie Michał Dymek, PSC, (32 ans) sur cette collaboration hors norme entre road movie, poème visuel et fable animaliste. (FR)

Quand il se rappelle son premier contact avec le script, Michał Dymek cite immédiatement la précision et la qualité d’écriture du grand cinéaste polonais. « C’était un régal que de dévorer ce scénario. Outre l’histoire qui m’a tout de suite touché, les descriptions et la manière dont ce voyage de l’âne était construit parlait par elle-même. Pas vraiment besoin de rajouter quoi que ce soit. Jerzy Skolimowski et sa co-scénariste, Ewa Piaskowska, avaient les choses bien en main et un concept parfaitement maîtrisé. Si on peut bien sûr citer en référence Au hasard Balthazar comme une sorte de modèle pour EO, on n’a pas pour autant cherché de références visuelles au film. A part quelques idées ici et là, comme par exemple les plans stroboscopiques au début dans le cirque ou plus tard quand il est dans l’écurie des chevaux (où on avait envie d’évoquer les tout débuts du cinéma, et des photos séquentielles sur les chevaux d’Edward Muybridge), c’est surtout la recherche des lieux, les différents repérages et essais qui nous ont menés à ce à quoi le film ressemble à la fin. Je tiens d’ailleurs à insister sur le rôle très important d’Ewa Piaskowska, qui a été la troisième personne dans le processus créatif, et sur l’évolution du film depuis les premières séances de préparation. »

Michał Dymek
Michał Dymek


Première collaboration avec Jerzy Skolimowski, Michał Dymek est le premier surpris de cette grande opportunité que lui offre le cinéaste. « J’ai intégré l’équipe un peu par chance. Ce n’était pas moi qui devait à l’origine filmer EO mais Michał Englert. A cause de la pandémie et de retards divers il a dû abandonner le film et m’a présenté à Jerzy. C’est une chance extraordinaire pour moi d’avoir obtenu sa confiance et d’avoir pu me lancer sur ce film. Le résultat est vraiment la symbiose entre le travail d’un cinéaste extrêmement expérimenté et d’un jeune opérateur qui l’est beaucoup moins ! »

Partant d’une sorte de voyage un peu improbable qui mène l’âne EO de Charybde en Scylla, Michał Dymek insiste sur l’importance de la nature profonde du cinéma au cœur du projet : « Vous savez, faire ressentir des choses quand votre personnage principal est un âne, ce n’est vraiment pas partie gagnée. Beaucoup de monde, dans l’équipe au début du film, se demandait même comment Jerzy Skolimosky allait mener son film, et comment on allait pouvoir tirer des émotions à partir d’un animal si têtu sur le plateau. C’est là où la nature du cinéma joue pleinement son rôle. Jerzy a une telle maîtrise de la narration, et du montage que c’est au jour le jour sur le plateau qu’on arrivait à trouver des ruses à chaque séquence pour faire littéralement surgir les situations et donner l’impression que nos différents interprètes jouaient un rôle. En fait, ce n’était pas tant l’attention portée sur l’instant, mais presque plus sur ce qui était fait allait ou n’allait pas pouvoir raccorder - et signifier au spectateur ce que le scénario décrivait. Communiquant quotidiennement avec la monteuse, Agnieska Glinska, qui travaillait en parallèle du tournage, cette dernière nous orientait parfois sur telle ou telle solution narrative pour résoudre certaines situations compliquées. Je me souviens, par exemple, que c’est elle qui nous a suggéré le plan subjectif de l’âne au moment où il s’échappe de la ferme dans lequel il a été parqué. Cette séquence, où il parvient à ouvrir la barrière pour finalement s’échapper sur la route, était vraiment un problème pour les bêtes. Et l’idée d’Agnieska nous a vraiment bien aidés ce jour-là. La séquence prend soudain un côté organique... qui fonctionne ! »


Questionné sur la manière de parvenir à ses fins au cadre avec l’animal, Michał Dymek se confie : « Principalement, ce sont deux ânes différents qui interprètent EO. Mais pour les besoins de certaines séquences, comme celle d’ouverture dans le cirque, on a fait venir un animal dressé à ce numéro pour pouvoir effectuer la scène. Je me souviens que c’était un âne italien avec lequel la comédienne qui interprète Kassandra a pu faire cette incroyable chorégraphie. Pour le reste, c’était pas mal de patience, et quelques ruses comme des kilos de carottes pour l’attirer, ou parfois un représentant du sexe opposé placé discrètement hors champ pour l’attirer. Des petites histoires d’amour entre ânes qui nous ont bien servi sur certains plans ! Il nous fallait être extrêmement flexibles dans chaque scène, de manière à nous adapter à ce comédien un peu imprévisible ! »

Répartis sur un plan de travail de 37 jours, avec des modules d’une semaine, et des pauses pour déplacer l’équipe d’un endroit à l’autre, le film a été tourné sur une grande partie du territoire polonais, du nord au sud. En outre, l’équipe s’est aussi installée brièvement en Autriche pour quelques plans dans la montagne, puis enfin en Italie, à Rome, pour filmer la dernière partie de l’histoire. Une production qui a démarré en février 2021 pour s’achever en mars 2022, jonglant entre la pandémie et les différentes contraintes de déplacement. « Dès l’écriture », explique Michał Dymek, « Jerzy souhaitait intégrer le passage du temps dans son film. Le film démarrant au printemps pour voire dérouler toutes les saisons... Mais les complications de planning ont eu raison de cette idée, et le film monté ne respecte pas parfaitement cette volonté de départ. En fait, rapidement, il y a cette espèce de manière de travailler instinctive qui s’établit à cause de la présence des animaux. Parmi les décisions d’images qui se sont imposées à moi très vite, il y avait cette volonté d’être au plus près de EO. C’est pour cette raison très pratique que j’ai décidé de cadrer la plupart du temps à l’épaule, avec l’Alexa Mini LF, et une configuration extrêmement dépouillée, très légère sans report de point HF, ni accessoires encombrants. La réactivité était primordiale pour tirer le meilleur parti de chaque plan avec les animaux. Pour autant, ce dispositif n’était pas gravé dans le marbre pour tout le tournage. On a aussi utilisé le Steadicam, comme par exemple lors de la séquence de la fuite de la ferme au crépuscule. Des drones ont aussi été utilisés pour quelques plans aériens, ainsi que des systèmes gyrostabilisés quand c’était nécessaire. En termes d’optiques, j’ai pu faire quelques essais avant de démarrer, comparant une série Leica R avec une série Canon K35. C’est finalement la série Canon que j’ai choisie, car utilisée à 2,8, son rendu avait un côté vraiment magique. Elle isolait parfaitement EO quand c’était nécessaire du reste de l’image, avec un bokeh très beau. Au début j’avais même pensé faire appel à des dioptres comme ceux que Vantage loue (la série Bethke) et qui permettent de donner encore plus d’effets de distorsions notamment sur les bords. Mais finalement, je me suis contenté du rendu de cette série, avec tous ces petits défauts qui donnent son caractère à l’image de EO. Du point de vue des focales, presque tout est tourné au 35 mm, avec quelques plans au 50 mm. J’ai parfois eu recours pour des plans très larges aux 19 mm Leica R, ou au contraire, pour les plans macros (comme celui sur l’œil de l’âne, qui revient comme un leitmotiv tout au long du film) au 60 mm Leica R dont le rendu en mise au point rapprochée est fantastique. Sur le choix du format carré (1,5 précisément), c’est tout simplement à cause de la forme de la tête de EO. Tous les plans sur lui rendait beaucoup mieux avec ce ratio, et de toute façon je n’imaginais pas vraiment un film hommage au cinéma de Robert Bresson en CinémaScope. »

Tournage de nuit sur la route
Tournage de nuit sur la route


Parmi les séquences les plus impressionnantes du film, on trouve la traversée nocturne de la forêt par EO à l’issue de son évasion de l’asinerie. Michał Dymek détaille : « Pour cette séquence de nuit, plusieurs lieux ont étés considérés. D’abord la forêt elle-même avec le petit torrent qui coule en fond de combe. Bon, c’est vrai qu’en Pologne, on ne manque pas de forêts, c’est le moins qu’on puisse dire ! Mais ce qu’il me semblait capital c’était de trouver un sous-bois suffisamment vallonné, avec la possibilité de filmer vu d’en haut, et de profiter du dénivelé pour placer mes sources sur nacelles sur les points culminants. C’est ce qui a été trouvé, la mise en place lumière consistant en une boîte à lumière carrée suspendue en top light pour l’effet lune (équipée de SkyPanels 360) et de deux 18 kW l’un en face de l’autre, utilisés (ou pas) selon la direction et le trajet que voulait bien emprunter EO !

Croquis d'éclairage pour la séquence de la forêt
Croquis d’éclairage pour la séquence de la forêt


Avec une combinaison de fumée en direct dans le vallon, d’authentiques viseurs laser, comme ceux qu’utilisent les chasseurs, la séquence a été tournée en vraie nuit. C’est vrai que le rendu de cette scène est plus romantique que le reste du film. Je pense qu’on voulait placer EO dans cet environnement inquiétant, avec tous ces animaux sauvages qu’il n’a sans doute jamais rencontré de sa vie... un côté un peu film fantastique proche de la peinture romantique allemande ! Juste après quand EO passe à côté d’une falaise, avant de rejoindre le moulin à eau, là, on a dû faire de la nuit américaine, parce que je n’avais tout simplement pas assez de moyens pour éclairer ce lieu très vaste. Enfin sur le troisième lieu de cette séquence, le moulin, là, on est de nouveau de nuit, avec des nacelles. La météo était désastreuse ce jour-là, et on a même envisagé de reporter de quelques jours cette scène. Mais c’était déjà le mois de mars, et les feuilles commençaient à apparaître sur les arbres. J’ai préféré tourner sous la pluie, plutôt que de me retrouver à ne plus avoir de lumière à cause du feuillage qui aurait obstrué mes sources placées sur nacelles. »

Michał Dymek et la boîte à lumière
Michał Dymek et la boîte à lumière


(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)