Monia prend tous les risques

Entretien avec la directrice de la photographie Josée Deshaies à propos de "La Femme de mon frère", de Monia Chokri

Hommage dans sa forme aux films de Claude Jutra ou Michel Brault, pionniers du cinéma direct des années 1960, La Femme de mon frère est un premier film réalisé par la comédienne québécoise Monia Chokri. Centré sur le mal de vivre de Sophia, une sorte d’anti-héroïne déprimée à la Woody Allen (interprétée par Anne Elisabeth Bossé), le film porte un regard ironique sur la société canadienne actuelle. Les thèmes de la réussite sociale et de l’immigration se mêlent au trajet parfois loufoque de cette jeune femme qui cherche le bonheur au milieu d’une famille encombrante. Josée Deshaies nous fait partager ses souvenirs du plateau. (FR)

Montréal. Sophia, jeune et brillante diplômée sans emploi, vit chez son frère Karim. Leur relation fusionnelle est mise à l’épreuve lorsque Karim, séducteur invétéré, tombe éperdument amoureux d’Eloïse, la gynécologue de Sophia…

Que retenez-vous de ce film ?

Josée Deshaies : D’abord, c’est une de mes premières expériences dans le domaine de la comédie. Et honnêtement, j’ai trouvé ça super difficile ! En tout cas bien plus que le drame ! A chaque fin de journée, on ne rentre pas chez soi en étant totalement satisfaite car la précision du rythme s’impose sur tout. Filmer devient une sorte de chorégraphie extrêmement rigoureuse avec les comédiens à l’image, certes passionnante mais bien plus compliquée à trouver que lorsque la caméra est un peu seule à travailler sur la longueur d’un plan, par exemple. Pour faciliter la chose, on a pu heureusement répéter en amont du tournage, dans les décors du film. Une technique qu’aimait mettre en place Robert Altman et qui a porté ses fruits. On arrive ensuite au tournage avec une notion exacte de l’espace, des mouvements. La manière dont on se déplace par exemple, que la caméra soit portée - ou pas - combien de mètres vous avez, combien de secondes pour suivre le rythme du jeu et des dialogues... Une expérience résolument hors de ma zone de confort !
Le bon côté des choses, c’est que j’ai appris énormément aux côtés de Mona en termes de direction d’acteurs. Être aussi proche des comédiens et participer à cette sorte de chorégraphie m’a donné beaucoup de bonheur, et fait basculer d’une certaine manière dans un exercice beaucoup moins technique et plus ludique. Par exemple à quelle distance on se place du comédien, dans quelle aire de jeu on peut évoluer... Un peu comme sur un ring de boxe.

Avez-vous tourné dans l’ordre chronologique ?

JD : On aurait bien aimé mais ce n’était pas possible. Surtout parce que le film a été tourné en deux sessions, séparées de quelques mois, pour pouvoir bénéficier de l’hiver, puis du printemps et de l’été en fin de film. Ça complique forcément les choses, l’énergie initiale retombe un peu, et puis ça coûte plus cher. La séquence finale du film sur le lac, par exemple, est tournée exactement dans le même décor que celle d’hiver où Sophia et Karim font du patin à glace.

Il y a pas mal de scènes de repas. C’est même presque une forme récurrente dans le film...

JD : Ça, ça vient directement du rapport qu’entretiennent les femmes à la nourriture, à la peur de grossir… Les scènes de repas, c’est un peu comme les scènes de voitures... on en a vu 12 000 à l’écran !
C’est toujours compliqué de décider où placer la caméra, à quel point on doit privilégier les comédiens en essayant de faire des plans suffisamment longs pour le jeu, et que le monteur, en même temps, puisse s’amuser un minimum. Par exemple, il y a cette scène chez les parents, avec la présentation par le frère de sa nouvelle compagne, et la caméra se retrouve un moment sous la table, profitant du fait qu’elle est en verre. Sinon, la plupart des choses ont été faites de manière assez classique, en alternant les positions-clés, toujours à une caméra et en se calant sur le rythme de la comédie.

La scène de la clinique, très différente du reste du film...

JD : Pour ce lieu, on a peut-être visité cinquante cliniques ou hôpitaux différents. C’était une scène importante dans le film. Après avoir passé un tiers de l’histoire uniquement avec ce frère et cette sœur au comportement de couple et leurs parents qui, au contraire, vivent comme frère et sœur, la rencontre avec la future épouse se devait d’être marquante à l’écran. D’autant plus que ce nouveau personnage est une femme trop belle, trop blonde, trop gentille et parfaite !
A chaque nouvelle visite, l’urgence de s’éloigner du naturalisme se précisait pour nous, bien qu’on ait toujours espéré, à un moment, trouver notre bonheur dans un lieu "clé en main". Finalement, on a choisi de s’installer dans les locaux d’une start-up de Montréal, dont les locaux nous ont permis d’atteindre ce côté "pop" qu’il y a dans le film pour une clinique d’avortement.

Les choix techniques ?

JD : Le film étant, selon Monia, une sorte d’hommage au cinéma-vérité des années 1960 au Canada, il était pour elle très clair, dès le départ, qu’il se tournerait en argentique, et même en Super 16 ! Je crois me souvenir qu’elle l’avait même indiqué sur la première page du scénario ! De plus, comme le film fonctionne sur une certaine forme de nostalgie, je trouvais ça plutôt pertinent de partir en pellicule. Déjà, nous avions tourné son premier court métrage dans ce format.
Je pense également que les séquences de neige hivernale rendraient beaucoup mieux en film, notamment sur les parties blanches dont les détails peuvent vite partir en numérique.

Pas de soucis de métrage ?

JD : Non. Monia est quelqu’un de très précis. Les nombreuses répétitions nous avaient aidées dans ce sens, et on dépassait rarement les quatre prises. Du coup, c’est la première fois qu’un directeur de production est venu m’annoncer, avec un grand sourire en fin de film, qu’il avait dépensé moins cher en 16 mm avec le poste laboratoire qu’en numérique avec une Alexa ! Seule ombre au tableau à Montréal, l’incertitude sur le maintien du dernier laboratoire photochimique canadien qui est actuellement en cours de discussion. Beaucoup d’opérateurs se sont mobilisés pour trouver une solution au problème, mais à l’heure actuelle on ne sait pas encore ce qu’il va se passer...

de g. à d. : Geneviève Dubé, accessoiriste, Nathalie Paquette, scripte, Monia Chokri, Josée Deshaies et Marie-Eve Gosselin deuxième assistante à la caméra

Le film en un mot ?

JD : Deux ! Je dirais liberté et rigueur ! C’est un film osé de la part de Monia. Je pense que c’est une fille qui n’a peur de rien, à part peut-être d’être triste à l’écran ! Elle n’a vraiment pas hésité à mettre tout ce qu’elle voulait dans ce premier film, en se disant qu’on ne vit ce moment qu’une fois dans sa vie ! Je pense qu’elle partage cet état d’esprit avec Xavier Dolan, avec lequel elle a travaillé sur plusieurs films en tant que comédienne.

Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC.