"Moshari", un survival postapocalyptique bangladais filmé par Ejaz Mehedi en Zeiss CP.3

Mais qui est le vampire ?

by Zeiss Contre-Champ AFC n°340

A la lecture du scénario de Moshari, Ejaz Mehedi, directeur de la photographie autodidacte, a tout de suite vu que son auteur et réalisateur Nuhash Humayun et lui tenaient le projet sur lequel ils pourraient enfin collaborer. Tourné en cinq jours à Dhaka City avec une série Zeiss CP.3 et une RED Epic Mysterium X, ce court métrage d’horreur bangladais réserve sa généreuse part de sursauts et de frissons mais, comme le genre le demande, ses visions cauchemardesques sont autant de métaphores pour parler de sujets politiques, pour qui veut bien y regarder à deux fois. HdR

Ejaz Mehedi : Moshari est principalement un drame familial, un conte où deux sœurs qui s’entendent mal survivent dans un monde postapocalyptique soumis à des créatures buveuses de sang. L’Occident est tombé et l’Asie du Sud, dont le Bangladesh, est en ruines, mais est aussi la seule région qui a survécu, grâce au moshari, la moustiquaire, devenu l’outil ultime de la survie. Les moustiquaires font traditionnellement partie de l’arsenal de protection du Sud global contre la vermine nocturne. C’est un concept originaire de cet endroit du monde, et toute l’histoire tourne autour.


Dans quel cadre le projet a-t-il vu le jour ?
EM : Avant Moshari, Nuhash et moi avions tenté de travailler ensemble sur plusieurs projets mais sans succès pour cause d’incompatibilité de plannings, depuis que je travaille entre le Bangladeh et la Malaisie. Nous nous suivions l’un l’autre et sommes restés en contact. Il m’a fait lire le scénario de son court métrage d’horreur alors que j’étais de passage à Dhaka. Adepte du genre, même avant de le lire, je voulais le faire. Mais à la lecture la fin m’a secoué. J’étais très ému. J’ai appelé Nuhash et je lui ai dit « Quand est-ce qu’on tourne ? ».
Il n’a pas fallu longtemps avant que le projet se fasse. Au Bangladesh il est très difficile de financer un court métrage. Nuhash et deux de nos amis, Bushra Afreen (une des producteurs) et Rashad Wajahat (un des producteurs exécutifs) ont autofinancé le film pour accélérer le processus. C’est devenu un projet-passion pour tout le monde.


Est-ce qu’il existe un cinéma d’horreur spécifique au Bangladesh auquel vous vous rattachiez ?
EM : Nous n’avons pas beaucoup de films d’horreur, peut-être une poignée sur les dernières décennies. On a grandi avec L’Exorciste, Shining, Silent Hill, The Grudge, L’Exorcisme d’Emily Rose, etc. J’ai abordé le film comme un drame, qui se déroule dans une Asie du Sud-Est postapocalyptique. Pour moi, le plus important était la relation entre les deux sœurs, l’étude de caractères. C’était un pivot pour explorer tout ce qui les entoure.

Comment le réalisateur et vous avez créé l’univers visuel du film ?
EM : On a commencé par évoquer les films et les jeux vidéo d’épidémie, et la manière dont ils utilisent les décors extérieurs pour planter un monde crédible, tels Je suis une légende, The Last of Us, Annihilation, A Quiet Place. Une des questions les plus importantes qui ont émergé de ces conversations a été que, si on visualise facilement un Occident postapocalyptique, à quoi ressemblerait le Bangladesh du scénario ? On devait trouver des éléments spécifiques à la réalité de la région. Je me suis mis à la recherche d’images en rapport avec un problème majeur largement documenté et discuté : les communautés marginalisées par l’industrialisation et menacées par le changement climatique. Le Bangladesh est une région à haut risque à cause du changement climatique. C’est l’Occident qui est à l’origine de cette crise qui affecte notre région, alors que nous sommes les moins impliqués dans ses mécanismes.
Un de mes photographes paysagistes américains favoris est Richard Misrach. Son recueil Petrochemical America, qui est d’une beauté fascinante, est une étude très documentée des agressions environnementales commises tout au long du corridor industriel du fleuve Mississippi, et ce qu’il en coûte aux communautés locales. La première saison de "True Detective" s’inspire fortement du travail de Misrach. En surface, c’est une série policière, mais elle traite aussi de la région où elle se déroule : les crimes environnementaux, les communautés laissées pour compte, le chômage, le vaudou, le crime.


Entre le livre de Misrach et la série TV, j’ai dégagé des fils communs pour concevoir l’aspect visuel de Moshari. Ce sont des documents très forts sur le changement climatique en Occident, mais à quoi ressemblerait le Bangladesh dans un futur pas si lointain, où les impacts environnementaux seraient amplifiés ?


Donc la toute première étape était de trouver les décors qui représenteraient ce monde ravagé...
EM : J’ai trouvé sur Internet la photo d’un cimetière de pousse-pousse situé dans les abords de Dhaka City. Je l’ai montrée à Nuhash qui a été très intrigué. On a fini par le retrouver et il est dans le film.


Pour la séquence dans le marais et la forêt, le décor idéal se trouvait à 250 km de Dhaka, mais on n’avait pas les moyens d’y emmener toute l’équipe. On a donc cherché dans les banlieues de Dhaka. On roulait sur une petite route, au crépuscule, je scrutais tout autour depuis l’arrière de la voiture et quelque chose a attiré mon attention, une haute rangée d’arbres entourée de marécages. On a jailli de la voiture, couru jusque dans ces bois et soudainement un monde nouveau a surgi de nulle part, au cœur de Dhaka City. A notre surprise, c’était le décor que nous cherchions. On avait trouvé un morceau de la Louisiane de Misrach à 8 600 miles de la Louisiane ! On avait eu de la chance. On dit que « ce sont nos pensées qui modèlent nos réalités », et cela s’applique totalement à ce projet, j’étais obsédé par ces décors. C’est ce qui nous a permis de construire le monde de Moshari presque sans VFX.


On a aussi eu de la chance avec les intérieurs. On les a tournés dans une usine Coca-Cola désaffectée dans Dhaka. Ils avaient sous-loué les lieux à des artisans et tout devait être détruit quelques semaines après ; on a dû les supplier pour qu’ils nous laissent quelques jours pour y travailler, et ça a marché.


Comment s’est fait le choix de la caméra et des objectifs ?
EM : On a tourné en RED Mysterium X avec un filtre optique passe-bas basse lumière, c’était la seule caméra sans compromis, disponible et abordable. J’ai tourné avec d’autres systèmes RED, donc je savais que ça se passerait bien, y compris pour les quelques plans VFX dont nous avions besoin.

Pour les optiques, Nuhash et moi avons bien sûr beaucoup parlé de partir en anamorphique, mais finalement on a opté pour le 2,39 en sphérique. Moshari est essentiellement un drame familial qui a pour toile de fond une civilisation déchue dans une nature florissante. Nous voulions un look ancré dans la réalité, je voulais capturer la réalité de cette nature. La caméra était initialement accompagnée d’une série Zeiss CP.2, mais nous avons demandé au loueur de la changer pour la toute nouvelle série CP.3.
J’avais déjà tourné avec des CP.3 et constaté qu’ils supportaient bien mieux les flares que les CP.2. Si nous filmions des sources directes telles que le soleil, j’aurais ce contrôle. Je voulais me consacrer au cadre, aux mouvements et à la couleur, tout en ayant une image propre, précise, voire clinique, et les CP.3 cochaient toutes les cases. J’ai utilisé des filtres comme des Black Promist et des Low Contrast, pour contrôler les hautes lumières et le contraste de certains plans.


Les CP.3 sont étonnamment légers : on changeait sans cesse de focale pour trouver la bonne, et cela se faisait sans effort avec ces objectifs. La caméra était presque dénuée d’accessoires, et je pouvais la porter à l’EasyRig, avec juste un follow-focus, mécanique ou parfois sans fil. Le poids et la taille du package étaient parfaits.
On ne tournait pas dans l’ordre du récit, et la caméra ne cessait de passer de la dolly au trépied, au jib ou à la main. On avait cinq focales : les 21 mm, 25 mm, 35 mm, 50 mm, et 85 mm. On a probablement un seul plan au 21 mm, celui des deux sœurs dans la forêt, du point de vue de la vache morte du tout premier plan. Le 25 mm a été utilisé pour le travelling qui découvre le lit et la moustiquaire dans la chambre plongée dans l’obscurité, et le 35 mm et le 50 mm pour tous les plans moyens et les gros plans. On a sorti le 85 mm pour une poignée de plans.



La majeure partie du film se déroule dans la chambre, sous et autour du moshari qui protège les deux sœurs allongées dans le lit ; tout autour il n’y a que l’obscurité. Comment avez-vous tourné le plan qui commence avec la caméra toute proche d’elles sous la moustiquaire, puis qui recule et passe à travers le filet, de sorte qu’on découvre toute la pièce ?
EM : Ce plan est la pièce maîtresse du film, c’est là que le titre apparaît. On a d’abord pensé faire ça avec des VFX et du motion tracking, mais ce n’était pas faisable. Le problème s’est résolu de lui-même. On avait le 25 mm, qui avait la 2e distance minimum la plus courte dans notre série (La distance minimum de mise au point est de 26 cm pour le 25 mm, et de 24 cm pour le 21 mm, NdA). On a trouvé une manière simple de le faire à la caméra : la caméra était sur un Mini Jib, sur une dolly montée sur rails. Le plan commence avec la caméra collée au moshari, près de la plus jeune sœur. Le point est sur elle, le filet est flou et invisible en avant-plan. Puis on bascule le point tandis que la caméra recule lentement et quand, à un moment donné, la moustiquaire arrive à la distance minimum de mise au point, on voit la toile. On révèle alors lentement tout l’espace, avec le personnage qui continue d’agir sous le moshari. Les rails ont été effacés du plan et un petit morphing en VFX fait par Nuhash a rendu crédible la transition de la caméra depuis sous le moshari à hors du moshari.
Le moshari était éclairé par une large source diffusée placée en surplomb (deux panels LEDs souples de 4x4). La matière et la structure de la maille sont légèrement réfléchissantes, ce qui fait que la lumière est piégée à l’intérieur. Dans ces conditions d’éclairage très bas, c’est ce qui donne au moshari cette espèce de lueur interne éthérée.



Est-ce que le vampire qu’on finit par apercevoir est inspiré de créatures traditionnelles du Bangladesh ? Ce démon buveur de sang pourrait être une métaphore de l’Occident colonial, mais ça peut être une interprétation erronée, de la part d’un spectateur occidental qui n’aurait pas les bonnes références culturelles…
EM : Je pense que chaque région du monde a sa propre version des vampires, on a essayé d’explorer ça dans les limites de nos moyens pratiques. Au départ de la discussion l’aspect de la créature se basait sur des variantes de la créature de Transylvanie, telle qu’on l’a vue dans les films de genre mainstream. Ensuite on a parlé de films plus contemporains et de l’art expressionniste d’Asie du Sud. Je me souviens que Rashad, Bushra, Nuhash et moi parlions de L’Etrange cas de Deborah Logan, du Gollum du Seigneur des Anneaux, entre autres, et aussi des affiches expressionnistes de l’époque de la Guerre d’indépendance (en 1971. Voir les œuvres de Zainul Abedin, NdA). A la fin, l’aspect du vampire est issu de la somme de ces recherches et, pour une plus large part, de l’appréciation de ce que nous avions les moyens d’obtenir à l’écran avec notre petit budget. Tout s’est mis en place avec le maquillage, les prothèses, et l’incarnation du vampire par l’artiste incroyable qui l’a interprété. C’est un mélange de plusieurs petites choses.
En plus de ce que vous dites, plus profondément, Nuhash fait du vampire une métaphore du changement climatique au Bangladesh, et la sœur aînée, Apu, représente la capacité de résilience de notre peuple face à ça. Comme je le disais plus tôt, ce problème largement documenté est un des plus alarmants dans notre région et c’est ça, l’horreur réelle dans le film. A mes yeux, le vampire représente aussi les pratiques patriarcales familiales et l’exploitation des femmes qui en résulte, à la fois dans les sphères domestiques et sociales.

Comment avez-vous abordé les scènes en basse lumière ?
EM : On a tourné l’intérieur-nuit chambre de jour, dans un grand bureau abandonné au rez-de-chaussée, donc facile à occulter. Mon intention, pour ces scènes, était de tourner avec peu de contraste. Il fallait donc de multiples sources (en surplomb, par les fenêtres et praticables) pour éclairer les scènes de la chambre et trouver le bon équilibre. J’ai filmé à pleine ouverture en majeure partie pour obtenir un niveau de bruit acceptable dans les noirs, en posant pour 320 ISO, parfois 400, alors que je posais pour 800 ISO à l’extérieur. On a ainsi pu pousser le signal en postproduction.


Pour la scène du couloir étroit, on ne pouvait pas se servir des mêmes sources que dans la chambre et on n’avait pas de tubes dotés d’un bon IRC (comme des Asteras). On a pris des tubes néons "à l’ancienne" de 4 pieds, branchés sur console, et le clignotement était commandé par un des électriciens. Quelques tubes restaient allumés pour que le niveau de luminosité global permette d’exposer au bon niveau de contraste, et on faisait clignoter les autres pendant les prises.
Le décor du garde-manger avait un plafond élevé et on y a accroché une ou deux boules chinoises avec des sources en tungstène de 2 kW sur dimmer, toujours pour maintenir un bas niveau de contraste. Les personnages étaient éclairés par quelques sources en 4x4 plus proches. Le film a été tourné à pleine ouverture à 80 %. Je suis très adepte du peu de profondeur de champ, c’était un instinct que je voulais suivre. On a quelques plans cliniques tournés à T8 pour les plates des VFX. Je préférais compenser l’exposition au diaph plutôt que d’ajouter de la lumière, dans ce cas c’était plus organique.
Me tenir à cette méthode m’a permis d’obtenir cette ambiance sombre dans les scènes en basse lumière sans introduire d’artefacts bruités, et on a pu relever certaines zones de l’image à l’étalonnage facilement, tout en ajoutant un peu de grain film.

Comment avez-vous travaillé la palette de couleurs ?
EM : Vous aurez remarqué que beaucoup de tonalités vertes apparaissent tout au long du film. La nature, la teinte de mousse verte passée des murs de la chambre, les murs verts du couloir, la pépinière aménagée dans la baignoire, etc. On avait prévu d’introduire du vert dès le départ, c’était un élément important de l’histoire parce que ça représente le Bangladesh aux yeux de l’Occident. Shadab Zafar est un chef décorateur et concept artist fantastique, ses travaux pour les costumes et les accessoires nous ont beaucoup aidés à doser certaines couleurs dans notre palette. L’équipe costumes était aussi talentueuse. J’affichais une LUT custom sur mon moniteur de référence pour garder à l’œil la version accentuée des couleurs tout au long du tournage.




Plus tard pendant la postproduction, Nuhash m’a proposé d’étalonner le film, et sachant ce qu’on s’était dit sur les couleurs, j’ai été heureux de me charger de l’étalonnage. C’était pendant les confinements et on a pris notre temps. J’ai proposé trois ou quatre traitements des couleurs sur une sélection de plans. On s’est rendu compte qu’on tendait à accentuer les couleurs naturelles, sans trop en faire ni trop de stylisation. Les images issues du tournage étaient déjà très bien et on voulait que ce soit sombre mais vivant, ce qu’on a essayé d’obtenir en poussant les verts et les rouges dans certains plans, et en étant minimaliste sur les séquences nocturnes. Après qu’on ait eu trouvé notre look de base, j’ai affiné l’exposition, ouvert quelques power windows dans certains plans, ajusté les peaux, nettoyé les reflets colorés dans la scène du couloir, etc.

  • Voir le film :

https://vimeo.com/nuhashh/moshari

Votre collaboration avec Nuhash s’est poursuivie sur "Foreigners Only", un épisode de 15 minutes d’une série d’"Halloween" pour Hulu, tourné en Master Primes. On est aussi dans le genre du film d’horreur, mais on s’appuie sur la répulsion physique…


https://youtu.be/lb3J4WHeolc


"Foreigners Only" est un thriller à suspense et un film de body-horror tourné en trois jours à l’été 2022. Après l’expérience de Moshari, je savais les particularités de ce que Nuhash voulait pour cette histoire, et ce que devais faire pour la raconter. Mon approche de l’éclairage a été différente, bien sûr, parce que c’est une autre histoire, qui se passe dans le temps présent. Le personnage principal a une maladie de peau due à son travail dans une tannerie, et on avait besoin de souligner les bosses et les crevasses de sa peau. J’ai apporté mes propres projecteurs et laissé le gaffer se les approprier pendant une journée pour qu’il puisse travailler rapidement sur le tournage. Les changements de lumière entre les set-ups prenaient de 15 à 30 minutes, on a pu couvrir seize pages et de nombreux décors en trois jours.

A la lecture du scénario j’ai directement opté pour les Master Primes. Sur Moshari on avait utilisé de la lumière diffusée sur les visages, mais dans "Foreigners Only" il y a de l’obscurité et de la dureté dans le point de vue du personnage principal, quelqu’un d’endurci qui n’arrive pas à trouver de logement dans sa propre ville. L’histoire avait besoin du traitement cru, précis et clinique, et pourtant incroyablement agréable des Master Primes. Ces optiques offrent probablement la meilleure qualité d’image en sortie directe de la caméra, je ne les ai pas filtrées, et n’ai pratiquement pas eu besoin de retouche en postproduction.

(Propos recueillis par Hélène de Roux, pour Zeiss)