Où la directrice de la photographie Caroline Champetier, AFC, parle de son travail sur "Napalm", de Claude Lanzmann

Sur la route de Pyongyang

by Caroline Champetier

Après une introduction qui brouille les cartes, le nouveau documentaire de Claude Lanzmann est en réalité le journal intime d’un homme à l’hiver de sa vie qui raconte au spectateur son idylle secrète avec une infirmière nord-coréenne, il y a de cela 58 ans. Histoire d’amour impossible, aussi courte que passionnée, qui aurait pu donner lieu à une adaptation fictionnelle comme Clint Eastwood le fit jadis avec le roman Sur la route de Madison. Caroline Champetier, AFC, a accompagné le cinéaste lors de ce retour au pays de la dynastie Kim. (FR)
Caroline Champetier et Claude Lanzmann à Pyongyang
Caroline Champetier et Claude Lanzmann à Pyongyang


« C’est la cinquième fois que je pars tourner avec Claude Lanzmann », explique la directrice de la photographie. « Nous nous connaissons depuis fort longtemps, j’étais alors jeune assistante opératrice de William Lubtchansky puis de Dominique Chapuis sur Shoah. Claude rêvait de porter à l’écran cette histoire très personnelle déjà racontée dans son livre de mémoire Le Lièvre de Patagonie. Elle lui est arrivée en 1958, il avait 33 ans et faisait partie de la première délégation française en Corée du Nord. La guerre entre le Nord et le Sud venait de s’achever, cette délégation invitée "fraternellement" visitait le pays en pleine reconstruction. Le film est constitué d’images que nous avons tournées plus ou moins clandestinement en octobre 2015, d’archives somptueuses sur la guerre de Corée et d’autres archives filmées en Super 8 par Francis Lemarque, chanteur proche du PCF, pendant le voyage de 1958. »

« Nous avons passé dix jours en Corée du Nord, Claude étant parvenu à prétexter un repérage pour un futur film sur le taekwondo. Grâce aux contacts locaux du producteur François Margolin (ayant participé en tant que juré au festival du film de Pyongyang en 2014), le voyage a pu s’organiser avec la possibilité d’un tournage dont la forme n’était pas encore définie. A l’origine, Claude envisageait même de tirer un scénario de fiction de cette histoire par essence cinématographique. Nous partions donc plutôt pour des repérages, de manière à nous documenter sur le pays tel qu’il est aujourd’hui, et revoir les lieux où s’est déroulée cette histoire. Certaines scènes auraient pu être reconstituées dans un pays asiatique où il est possible de tourner sans contrôle constant de la police politique.
Je partais dans l’inconnu avec la seule intuition d’avoir surtout à suivre Claude, qui est le témoin unique de cette histoire, et dont le besoin de littéralité reste plus fort que tout. »

Sur place, la directrice de la photo se retrouve plongée dans une réalité qui dépasse la fiction. « C’est un endroit inouï. Une caserne à ciel ouvert où les gens sont totalement privés de liberté, mais continuent de vivre. Personne ne vous parle, ni ne vous regarde… Un soir, dans un restaurant où nous avions insisté pour nous rendre car fréquenté par des Coréens, un enfant de quelques mois s’est mis à me sourire. Immédiatement, ses parents l’ont fait se retourner comme s’il était impossible qu’il puisse avoir un contact avec le reste du monde... Comme dans le film, on croise des militaires partout et les gens passent leur temps à travailler et à aller faire des révérences aux monuments nationaux. La télévision elle-même est une caricature, on n’y voit que des films de guerre ou des programmes de propagande présentés par des speakerines en tenue traditionnelle. Les Coréens du Nord n’ont absolument aucun contact avec l’extérieur. Nous habitions dans un hôtel réservé aux étrangers et étions surveillés dans tous nos déplacements qui étaient organisés à l’avance. »

Pour tourner des images sans destination précise, elle s’entoure de précautions. « J’étais seule technicienne, accompagnée d’un ingénieur du son dont le matériel est resté mystérieusement bloqué en Chine. Le son direct a donc été pris avec un simple enregistreur de poche Zoom et le son témoin sur l’appareil photo caméra que j’utilisais pour faire accroire qu’il s’agissait de photos. Enregistrant les rushes en interne sur des cartes SD, j’avais pris la précaution d’en emporter une douzaine afin de ne pas les effacer… Sur place, nous étions continuellement accompagnés par des guides (comme on peut le voir sur les images) qui nous indiquaient ce qui était possible ou pas de faire.
Certains lieux sont bien sûr interdits à toute prise de vues (comme le tombeau de Kim Il Sung), mais parfois les consignes sont plus idéologiques, comme par exemple celle de ne pas faire de gros plans des statues et de toujours représenter les grands leaders dans leur totalité !
Beaucoup de choses ont été saisies lors de nos transferts en bus, à travers les vitres lors des visites "forcées" qui forment la colonne vertébrale de tout voyage pour un occidental en Corée du Nord. »

Pour rester la plus discrète possible, Caroline Champetier a donc choisi le Sony Alpha 7S, utilisé en mode APSC, équipé d’optiques Leica M 16 mm et 35 mm. « La plupart des plans ont été faits en utilisant le profil 7 (S Log ), qui donne une amplitude maximale pour l’étalonnage. Néanmoins, les images restent brutes et parfois sauvages ! Je me retrouvais dans la même situation qu’avec la caméra DVX100 que j’ai beaucoup utilisée, à modifier constamment le point et le diaph. Parfois ce sont des photos fixes qui ont été montées par Claude Lanzmann. »

À l’issue de cette expérience unique, la directrice de la photographie achève le tournage avec une longue interview du cinéaste qui forme l’essentiel de la deuxième moitié du film. « Claude pensait même être ambigu sur le lieu pour donner le sentiment que cette interview avait été tournée sur place. Nous avons envisagé un restaurant asiatique, ou une chambre d’hôtel... mais étrangement avec lui la soi-disant fiction devient toujours impossible ! Il est rattrapé par le littéral et sa quête essentielle de vérité. L’entretien a été filmé chez lui, devant sa bibliothèque, avec cette fois une Sony F55 (même codec XAVC), préparée par Martin Roux avec au son Erwan Kersanet. »

Après le film monté avec Chantal Hymans, vient le temps de la postproduction. « C’est au laboratoire Eclair que la jeune Laurine s’est chargée de développer des courbes spécifiques pour l’image S log issue de l’Alpha 7S. Grâce à ce travail Karim El Katari et moi avons pu étalonner ces images tournées dans des conditions plutôt rudes. »

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)