Negin Khazaee nous parle des plans qu’elle a tournés pour le documentaire d’Annabelle Amoros, "Churchill Polar Bear Town"

Après ses études à La Fémis, Negin Khazaee s’est installée à Vancouver. Elle vit entre la France et le Canada, des métiers de DIT et directrice de la photographie. Cette année, elle présente à Camerimage, dans la compétition Courts métrages documentaires, Churchill Polar Bear Town, d’Annabelle Amoros. Un documentaire dans le grand nord canadien, sur la petite ville de Churchill, 800 habitants, et sa relation ambiguë avec les ours polaires. (MC)

Negin Khazaee : Avant de commencer, je voudrais parler de la révolution qui a lieu en Iran en ce moment. Au moins 15 000 personnes ont été arrêtées pendant les cinquante-cinq derniers jours, et au moins 35 ont été tués. Parmi eux il y a des journalistes, artistes et réalisateurs. Leurs vies sont en danger. Récemment, un assistant caméra a été tué par la République islamique, il s’appelait Sepehr Sharifi. Face à cette brutalité que nous condamnons, nous avons besoin de l’attention internationale. Nous devons utiliser nos voix pour révéler la brutalité de ce régime et faire savoir au monde entier que la population d’Iran se bat pour un changement de régime. La République islamique a rendu la création artistique quasiment impossible depuis 45 ans, c’est une vrai difficulté de faire des films sous cette dictature. Les femmes ont été particulièrement exclues des champs techniques. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai quitté mon pays, pour pouvoir devenir cheffe opératrice. Les femmes se battent en première ligne de cette révolution, et nous espérons tous un meilleur avenir.

J’avais été assistante caméra sur un film du Fresnoy pour lequel Annabelle était assistante réalisation. Plusieurs années plus tard, elle m’a contactée en me disant qu’elle avait un projet au Canada et qu’elle aimerais travailler avec moi. Elle avait déjà fait des images elle-même lors d’une première session de tournage qui lui avait aussi permis de finir de développer ses intentions. Donc quand elle m’a contactée, elle avait une idée très précise des images qu’il manquait. C’était pendant le Covid, donc elle ne pouvait pas venir à la deuxième session de tournage, et j’y suis allée seule. On a parlé longuement sur Skype en amont, elle avait des idées très précises pour structurer le film. Annabelle était quand même avec moi, je lui avais préparé une installation pour qu’elle reçoive l’image en direct sur son téléphone via Internet. J’avais une oreillette pour lui parler et avoir les mains libres pour pouvoir cadrer. La veille on préparait ensemble les plans qu’elle voulait faire, elle mettait sur Google Map les endroits précis où je devais aller, quand et comment y arriver. Elle faisait aussi parfois des photos sur Google Map pour me montrer le champ, l’axe qu’il fallait filmer. Elle vient de la photographie donc elle avait des idées très précises de cadre, ses idées sont claires et elle sait ce qu’elle cherche, c’était une collaboration très intéressante. Il y a aussi eu des séquences plus improvisées. Par exemple, il y a des agences de conservation qui sont responsables de s’assurer que les ours polaires n’entrent pas dans la ville : s’ils entrent, ils les endorment et les amènent dans la prison. S’ils sont un peu plus loin, ils essayent de le faire fuir. Annabelle voulait absolument filmer un de ces moments, et pour cette partie j’avais plus de liberté, et je devais faire des choix spontanément. Je filmais, et en même temps je lui racontais ce qu’il y avait hors-champ qu’elle ne pouvait pas voir. Je lui disais, pendant que je cadrais l’ours : « Là, il y a un agent de conservation à gauche, est-ce que je recadre sur lui ou est-ce que je reste sur l’ours ? ». Mais il y a aussi plein de moments où je n’avais pas le temps de lui dire et je prenais la liberté de cadrer.


Le sujet principal du film ce sont les enjeux politiques et économiques d’une industrie rentable dans ce village, et il n’y a pas de personnages. Annabelle voulait prendre de la distance par rapport au sujet, et avoir une vue d’ensemble, globale, et pour elle ça passait par des plans larges et longs. Les ours polaires sont présents deux mois dans l’année et il y a beaucoup de touristes qui viennent à ce moment-là. Elle voulait surtout montrer le rapport contemporain que l’Homme entretien avec la nature, et comment l’économie de cette ville est basée sur l’ours polaire. Avant, Cree, Inuits et Dénés vivaient plus ou moins harmonieusement entre eux et avec les ours, qui étaient craints, et évités. Puis les colons sont arrivés et ont imposé leurs règles. Ils ont commencé à faire de l’industrie, à chasser les ours polaires, etc. Dans les années 1980, on a interdit de tuer les ours polaires car leur population commençait à décliner, donc maintenant ils essayent de vivre avec les ours, mais ça reste très brutal. Tout ce qui se passe autour des ours polaires, tout est basé sur l’argent. Dans les plans serrés, on est plus dans l’émotion, avec les personnages, et les plans larges permettent de prendre de la distance. C’est d’ailleurs pour ça que les seuls plans serrés du film sont les deux interviews. L’idée est que ce sont des plans issus du journalisme, des médias mainstream, car les médias sont plus dans le sensationnel. Annabelle a fait le choix de couper les témoignages par du montage image ou son car elle voulait prendre du recul sur le sujet, et donc en repassant sur ces plans larges, le concept se retrouve dans la forme. On a re-fabriqué des scènes auxquelles elle avait assisté la première fois qu’elle était allée tourner, comme la séquence avec les journalistes, qu’on voit d’abord à travers la caméra de reportage, puis qu’on voit dans son ensemble, en plan large, avec l’équipe de tournage. Le plan large avait été tourné par Annabelle pendant sa première visite, et le plan serré, on l’a re-fabriqué quand j’étais sur place. Il y a d’autres séquences où j’apparais ! Je lançais la caméra en plan large, puis j’allais cadrer la caméra de reportage. Annabelle avait le retour image du plan large, donc elle me disait par l’oreillette comment me placer, tandis que je cadrais pour la deuxième caméra.

J’avais une Blackmagic Pocket 6K, et l’autre caméra était un Panasonic Lumix. Et Annabelle avait tourné avec un Sony Alpha 7. Les images d’aurores boréales, c’est elle qui les a filmées car elle avait une sensibilité suffisamment haute pour faire ces images, contrairement à moi. J’avais des optiques Nikon et Annabelle des Sony. J’avais aussi un vieux Minolta 200-600 mm que j’aimais beaucoup et qui me permettait de filmer les ours polaires de loin. Finalement je pense que les images raccordent bien. J’avais déjà raccordé la Blackmagic avec une Sony sur d’autres documentaires, et je savais que ça allait marcher. Ils ont beaucoup travaillé en étalonnage pour avoir cette texture douce et brumeuse. Elle voulait que son film soit dans des couleurs pastel, pas trop contrasté, cotonneux.


On avait un régisseur local qui connaissait la ville et qui nous a beaucoup aidées. On ne pouvait pas sortir de la ville seul, sauf si on restait dans son véhicule, donc quand j’avais besoin d’aller faire des images en dehors de la ville, il m’accompagnait avec un fusil, pour faire fuir les ours si besoin.
Pour les scènes de nuit, j’ai filmé depuis la voiture avec un gyrophare qu’on avait acheté, et qui pouvait être contrôlé avec une télécommande depuis l’intérieur. On imitait une voiture d’agent de conservation, donc on a mis le phare sur le toit, et pendant que je filmais je disais au régisseur qui conduisait dans quelle direction orienter le phare.

J’avais aussi un gimbal. Je voulais un set-up léger car je partais seule. Quand on fait un tournage dans des conditions extrêmes, c’est très important d’avoir des outils qui permettent d’être rapide à la mise en place, parce qu’on perd beaucoup d’énergie, très vite. S’il faut changer d’optique, il faut enlever ses gants, tout était plus laborieux. Par exemple, j’avais un adaptateur pour pouvoir passer mes optiques Nikon sur la monture Canon EF et ça m’embêtait pour changer les optiques, la prochaine fois je choisirais des outils qui seront parfaitement compatibles. J’ai appris au fur et à mesure du tournage comment me débrouiller dans des conditions extrêmes. Au début je n’arrivais pas à stabiliser la caméra quand il y avait des vents énormes à 60 km/h. Je mettait des poids, des gueuses, ça ne suffisait pas. Eric Guichard m’a donné beaucoup de conseils, il était toujours disponible pour répondre à mes questions même pendant le tournage, et j’ai appris au fur et à mesure, à garer la voiture d’une certaine façon pour couper le vent, ou à mettre la caméra plus bas. Parfois, quand le vent était trop fort, j’essayais de cadrer depuis l’intérieur de la voiture avec la fenêtre ouverte. On avait une voiture avec un toit ouvrant, ça m’a beaucoup aidée, je mettais la caméra à travers le toit, ça me permettait aussi d’être plus haute si besoin. Ça me rassurait aussi pour les ours, ça me donnait une sécurité pour être sure qu’ils ne pouvaient pas trop m’approcher, même si je restais constamment vigilante, même en tournant.


Le froid était moins problématique car on ne faisait pas beaucoup de changements intérieur/extérieur. Ma mère m’avait fabriqué une housse pour la batterie, avec une couverture de survie, et un tissu à l’intérieur avec des poches dans lesquelles je mettais des chaufferettes. Et quand je manquais de chose, je demandais aux villageois. Par exemple, au début en mettant la caméra sur le toit il me manquait des cales, donc je suis allée voir le menuisier, qui m’a fait plein de cales de tailles différentes. J’ai fabriqué des gueuses avec du sel aussi, ce sont des choses qui m’ont beaucoup aidée, qui ont été fabriquées au fur et à mesure du tournage !

(Propos recueillis et retranscrits par Margot Cavret, pour l’AFC)