Noé Bach revient sur la préparation et le tournage des "Amours d’Anaïs", de Charline Bourgeois-Tacquet
C’est le premier long métrage de Charline Bourgeois-Tacquet. Comment avez-vous préparé ce tournage ?
Noé Bach : Nous avions tourné son court métrage ensemble il y a trois ans, Pauline asservie. Depuis, elle m’a fait lire différentes versions de son scénario de long métrage, ça fait un moment qu’on parle de ce film. On devait tourner en juin-juillet 2020 mais le tournage a été repoussé à cause du Covid. Finalement, on a passé presque tout le confinement à pré-découper son film sur Skype. Charline et moi on a eu besoin de passer beaucoup de temps à travailler, retourner la matière dans tous les sens. On faisait 2-3 heures de pré-découpage tous les matins, tous les jours de la semaine, pendant un mois et demi. A la fin du confinement, c’était presque démesuré, j’avais un document de pré-découpage qui faisait 70 pages ! Je pense que c’était une manière aussi de forcer le destin et de se dire que le film allait exister malgré la pandémie.
Charline vient d’un univers plutôt littéraire. Elle a un grand appétit pour la mise en scène, sans forcément avoir les outils techniques. C’est aussi pour ça qu’on a fait ce travail de discussion qui nous a forcés à mettre des images sur ce film très dialogué. L’idée, c’est une rencontre entre le verbe et l’énergie du mouvement et des corps. Très vite, on a imaginé beaucoup de plans-séquences. C’est aussi ce qu’on avait fait pour le court métrage, on voulait que ce soit dans l’énergie du personnage, un flot de paroles et de mouvements qu’on a voulu garder dans la continuité. Pour certaines scènes, on faisait des plans-séquences avec variantes, ce qui permet d’avoir des points de montage. Ce principe de filmer en plan-séquence, c’est beaucoup plus dur à éclairer. Mais en même temps c’est ce pari-là qui est intéressant à relever.
Il y a eu un long travail de repérage, de mi-mai à mi-juillet, puis on a fait du découpage sur le décor. Charline a joué presque toutes les scènes avec son assistante réalisatrice, ou d’autres membres de l’équipe. Moi, je les filmais à l’iPhone et ensuite on les regardait ensemble. Ça permettait de revenir à une vision un peu plus empirique de ce découpage très théorique qu’on avait rêvé pendant le confinement. On y a passé des jours et des jours, avant et pendant le tournage aussi, les soirs et les week-ends, ce qui nous permettait de nous poser toutes les questions de mise en scène et de déplacement avant de tourner. Charline est très précise et exigeante, à la fois sur les mouvements de caméra, la lumière, et aussi sur le texte, donc on refaisait beaucoup les prises. D’où l’intérêt d’avoir autant préparé en amont, on savait exactement ce qu’on avait à faire chaque jour, et ça lui laissait beaucoup de place pour travailler le texte et le rythme.
Le découpage sur iPhone, c’était aussi la seule manière de se souvenir des plans parce que quand on se met à faire des plans au sol sur des déplacements aussi complexes, en fait on ne comprend rien quand on se relit ! Ce travail de recherche des plans, on aurait évidemment préféré le faire avec les comédiens mais c’était impossible pour des questions de budget, de temps, etc. Malgré tout, les comédiens du film, et notamment Anaïs Demoustier, ont réussi à se fondre dans les plans qu’on avait échafaudés en gardant tout leur naturel.
Dans les grands films boussoles qui ont guidé ce film-là, il y avait des films éclairés par Eric Gautier, Ceux qui m’aiment prendront le train, Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) et Irma Vep. C’était le trio de films qui nous guidait pour cette manière de raconter le dialogue par le corps, par les mouvements, la mise en scène. Il y avait des comédies classiques américaines des années 1940 aussi, notamment Indiscrétions, de Cukor. Dans ces films-là, qui sont également très dialogués, c’est surprenant de remarquer la rareté des champs-contrechamps. C’est plutôt des mouvements d’appareils très sophistiqués qui épousent beaucoup les déplacements des comédiens, ou des valeurs à deux ou à trois pour les dialogues. Parfois, on sent qu’ils s’arrangent pour être un peu ouverts vers la caméra, il y a des tirades de comédiens qui sont face caméra alors qu’ils s’adressent à quelqu’un qui est derrière eux... Mais ce que produit cette manière de découper, c’est que, quand il y a un champ contrechamp, ça prend une puissance délirante. Ils avaient cette science de se mettre face à face avec les comédiens seulement pour des scènes de romance, ou des scènes avec un impact émotionnel très fort. Nous on a cherché ça. On a cherché à raréfier autant que possible le principe du champ-contrechamp pour en sauvegarder la puissance. Pour que quand ça arrive ça produise quelque chose, même si on n’a pas été systématique ni rigide dans ce dispositif.
Parmi les autres films dont on a pas mal parlé, il y a Le Sauvage, de Jean-Paul Rappeneau. Ce sont beaucoup de mouvements d’appareils assez virtuoses, qui épousent l’énergie de Deneuve, un truc plein de niac. Et l’autre chose qui m’a frappé, c’est qu’il y a un énorme engagement physique des comédiens. Dans Les Amours d’Anaïs, il y a beaucoup de plans où on voit Anaïs Demoustier courir, grimper les escaliers 4 à 4, parler en se déplaçant pour saisir tel ou tel objet. Elle le disait elle-même : « Chaque plan, c’est une mini-cascade ».
Quelle caméra avez-vous utilisée pour ce film, quelles optiques ?
NB : C’est tourné en Alexa Mini que j’ai choisie purement pour son ergonomie. Je crois que le choix des caméras aujourd’hui, c’est surtout des questions d’ergonomie et de simplicité d’utilisation. Il y a des petits défauts qu’il y a plus chez certaines caméras que chez d’autres, mais la personnalité de l’image que produit une caméra c’est surtout ce qu’on en fait en tant que chef opérateur, avec l’étalonneur.
On a tourné en anamorphique, avec une série Hawk V-Lite et un zoom sphérique 28-76 mm Angénieux. Le gros avantage des anamorphiques, c’est qu’ils ont de grandes variations possibles. Selon qu’on les utilise à pleine ouverture, un peu fermés ou très fermés, ça change vraiment énormément d’aspect, car le rendu des flous est très stylisé, impressionniste, pictural, sensuel, etc. On peut choisir des moments très spécifiques où faire vibrer les choses grâce au flou anamorphique, et d’autres moments beaucoup plus neutres avec plus de profondeur de champ. C’est un peu le même principe théorique que celui des champs-contre-champs, l’idée de retenir un peu les effets pour que, quand on les joue, ça prenne vraiment de l’ampleur. Là, typiquement pour les scènes de romance ou certaines scènes très précises, on a choisi d’être à pleine ouverture. Mais globalement, sur le reste du film, on était souvent autour de 4.
Comme les anamorphiques déforment énormément les lignes en courte focale, et qu’il y avait des décors vraiment petits, j’ai aussi utilisé un 28-76 mm sphérique pour avoir des lignes un peu plus droites quand ça n’apportait rien d’avoir le flou anamorphique.
Et la machinerie ?
NB : C’est un mélange de dolly (Pee Wee 4) et d’épaule. Le chef machino qu’on a appelé pour ce film, c’est Stéphane Germain qui, notamment, travaille beaucoup avec Yorick Le Saux. On l’a appelé parce qu’on aimait les mouvements de caméra des films sur lesquels il travaillait, qui sont à la fois très échafaudés et en même temps très organiques et très naturels, très sentis. J’ai eu énormément de chance sur ce film car il y avait donc Stéphane, le chef machino mais il y avait aussi Sébastien Franchault, machino, qui est aussi le chef machino de Nicolas Gaurin notamment. J’avais donc deux personnes très fortes en machinerie qui réfléchissaient toutes les deux aux mouvements. Quand on faisait des plans très compliqués, je demandais souvent à Sébastien d’être derrière le combo et de regarder les premières prises pour nous faire un retour sur le mouvement. J’ai un mélange dans ma façon de travailler avec mes équipes, à la fois je prépare beaucoup donc je sais ce que je veux, et en même temps j’aime être très collégial et accueillir les idées des autres.
Pendant le confinement je me suis mis à faire du yoga, je pense comme 80 % des Français… et ça m’a beaucoup servi pour le film, parce qu’il y a pas mal de plans où c’était des petites cascades aussi pour moi autour de la Dolly. Ce truc d’équilibre, de souplesse, je l’ai gardé et ça m’a souvent servi, notamment pour la séquence avec Jouannet dans son bureau. C’est une des premières séquences où l’énergie se renverse : Anaïs vient de rencontrer Émilie, ça l’a aidée à se recentrer, à se séréniser. Dans cette scène, elle n’est plus le moteur, c’est son directeur de thèse qui vibrionne, et elle est comme un pilier, un centre de gravité du plan tandis qu’il est un astre qui va dans tous les sens. Ce plan, on l’a fait sur la Dolly en mode petit espace – les roues rentrées vers l’intérieur –, donc la Dolly était beaucoup moins stable, mais c’était la seule solution pour que tout rentre dans ce tout petit bureau. C’est un plan qu’on avait mis en place avec l’iPhone et ça nous a un peu piégés, c’est-à-dire que quand on a commencé à mettre en place la Dolly, on s’est dit : « L’espace est trop petit, ça ne va pas marcher ! ». On s’est posé la question de passer à l’épaule mais on avait vraiment besoin d’un mouvement fluide et circulaire qui donnait l’impression que ça tournait autour d’Anaïs, pour produire un effet un peu d’enchantement. Donc on a essayé d’aller jusqu’au bout avec ladolly et on a commencé à l’avoir au bout de la sixième prise. C’était une vraie chorégraphie entre le machino, le perchman, les comédiens et moi. Ce que je reconnais à Charline c’est qu’elle n’a jamais lâché les plans, elle a toujours cru dans sa mise en scène et dans ce qu’on avait préparé ensemble, ça a toujours été important, cette exigence aussi du cadre.
Et ce plan de suivi dans les escaliers ?
NB : C’était le début du film, on voulait quelque chose qui la suive, qui ne lâche pas son énergie. Le plan qu’on avait en tête, c’était un plan de Quand passent les cigognes, de Mikhaïl Kalatozov : c’est un plan très spécifique où il monte 5 ou 6 étages en continuité et il entre pour retrouver sa femme. Il y a cette espèce d’élan qui est très beau. Et nous, on voulait que ce plan soit là, à ce moment-là car c’est une espèce de running-gag dans le film : elle ne peut pas être dans des petits espaces car elle ne prend pas l’ascenseur, donc à chaque fois qu’il y a des escaliers, elle se les tape à pied. Et il fallait que ce soit évident dès le début du film ; donc on a décidé de faire ce plan dans la continuité des escaliers. On l’a fait avec un Ronin suspendu du haut de la cage d’escalier, tiré par les machinos pour le faire monter. C’est un plan qui s’est avéré plus compliqué en exécution à faire que ce qu’on imaginait, car c’était très difficile pour les machinos, tout en haut de la cage d’escalier, de suivre avec régularité le mouvement de la comédienne qui court dans les escaliers, d’autant plus qu’il y avait des paliers à chaque étage, qui rendaient l’ascension irrégulière. C’était compliqué pour moi aussi car je n’étais pas à la caméra, j’étais aux manivelles, ce qui est déconnecté du ressenti qu’on a quand on est en dolly où c’est beaucoup plus organique de suivre le mouvement.
Un peu de Steadicam ?
NB : Il y a une seule séquence au Steadicam, la rencontre entre Anaïs et Émilie à Paris. C’est un vrai plaisir pour moi de cadrer les plans du film, rien que ce plan au Steadicam j’ai eu du mal à le lâcher ! Mais aussi, ce que permet la Dolly mais pas le Stead, c’est le côté "stop & go" : tu fais des longs mouvements puis tu t’arrêtes d’un coup, c’est très net. Le Stead, c’est une musique beaucoup moins rythmée, il n’y a jamais vraiment d’arrêt.
Comment avez-vous éclairé ?
NB : Je m’appuie sur la lumière naturelle dès que c’est en extérieur, mais les intérieurs sont ré-éclairés. On a, très en amont du film, choisi un rendu très fort, très contrasté, très saturé, avec des noirs vraiment puissants. J’aime bien travailler avec un tel contraste car ça produit une sensation d’incarnation et de présence des corps qu’on retrouve moins sur des images plus douces.
La séquence qui inquiétait beaucoup l’équipe, c’était la séquence de danse en soirée. Comme c’est entre chien et loup, on avait une demi-heure pour tourner et la séquence faisait trois pages. On a assez vite décidé de la faire en plan-séquence. Au début, on voulait le faire sur rail, avec une forme en point d’interrogation : tourner autour d’elles, épouser leurs mouvements quand elles dansent ensemble, que ce soit un peu enveloppant, puis avoir un truc beaucoup plus rectiligne pour le trajet jusqu’à Daniel qui casse ce cercle sensuel. Finalement, on a préféré prendre moins de risques et le faire à l’épaule. On a beaucoup répété puis on a fait en tout une douzaine de prises dont six avant que la lumière soit bonne. C’était censé être un plan-séquence mais, au montage, ils ont pioché dans deux ou trois prises différentes.
Ce n’est pas forcément le côté spectaculaire du plan-séquence qui nous intéresse, c’est aussi sa fluidité, la liberté que ça donne aux comédiens, parce que ce sont eux qui dosent le rythme du plan. Cette manière de travailler offre une continuité d’énergie et de jeu qui est très précieuse. Et finalement, même quand c’est monté, on garde des morceaux de longueur. La forme du plan-séquence n’est plus là, mais sa forme géométrique, d’une certaine manière, ce qu’elle raconte, est toujours dans le film.
C’est un film sur le désir et la séduction, qui pose aussi la question de la différence d’âge, comment avez-vous traité ce sujet ?
NB : Les femmes qui commencent à avoir un certain âge au cinéma, on a tendance à toujours les éclairer de la même manière : avec peu de contraste, beaucoup de face, on a peur d’aller dans des directions un peu plus sculptées. En fait, c’est presque politique de se dire qu’on ne doit pas voir les rides d’une femme. Avec Charline, on pensait au contraire que même les petits défauts du visage, les petites rides, la peau, c’est très beau, ce n’est pas un truc à gommer. Je pense que travailler avec une femme réalisatrice qui éclaire des femmes dans une histoire de désir, apportait un regard plus simple qu’aurait pu avoir un homme. Évidemment j’accordais énormément d’attention et de soin à Valéria mais, en même temps, je m’autorisais complètement à avoir des lumières parfois assez sculptées sur elle. Par exemple, dans la scène de fin, à un moment on a commencé à lui mettre de la face mais ça tuait totalement la singularité de son visage et ça lui donnait beaucoup moins de force dans les yeux. Que ses yeux soient un peu ombrés, ça apportait une gravité, une solennité. J’ai un peu diffusé en utilisant des diffs Black FX, des filtres qui cassent la définition sans trop faire de "poudrage" dans les cheveux blonds par exemple.
Le film a été tourné juste après le confinement ? Comment ça s’est passé ?
NB : On avait très peur. Je crois qu’on était un des premiers tournages à commencer à ce moment-là. Début août, la plupart des films qui se tournaient étaient des films qui avaient été arrêtés par le confinement et qui reprenaient. Mais nous, on a été un des premiers à commencer après le confinement. Ce qui était curieux, c’était de faire un film sur le désir et la sensualité, dans un monde où on ne pouvait plus se toucher. On faisait un film où on voulait parler de peau, de sexe, de contacts entre des gens, et nous on était derrière de grandes murailles de PVC à la cantine… ça c’était assez surprenant.
Propos recueillis par Margot Cavret, pour l’AFC