On ne peut pas filmer de la même manière Isabelle Adjani et un Dolpopa

(suite de l’entretien sur la lumière en extérieurs)

E. G. : Je voudrais juste revenir sur une chose ; ce qui est différent par rapport au film que Pierre a éclairé et Himalaya, c’est que je n’ai pas eu les mêmes moyens que lui, mais c’est aussi vrai que j’ai pu faire sur Himalaya des choses difficiles parce que j’avais des comédiens qui se prêtaient à des lumières difficiles. Il faut aussi se dire : « Qui va-t-on filmer ? ». On ne peut pas filmer de la même manière Isabelle Adjani et un Dolpopa. Ce sont des questions qu’on se pose forcément quand on prépare un film, on peut imaginer qu’on travaille dans des lumières de midi sur l’Himalaya, mais on ne peut pas le faire à Paris avec une comédienne qu’on doit magnifier systématiquement.

P. L. : La raison principale pour laquelle je travaille en Fuji, c’est la qualité de peau. Avec la Kodak, on est obligé de diffuser a contrario de la Fuji. Sur Cyrano, je n’ai pas utilisé de filtres à part un Low Contrast de temps en temps.
Il y a toujours un essai type que je faisais avec mon assistant. Je lui demandais de se raser tôt le matin et on faisait nos essais en fin d’après-midi et je vous jure, qu’en milieu d’après-midi, avec la Kodak mon assistant n’était pas rasé et en Fuji il l’était. Et puis les peaux et les visages européens sont beaucoup plus fragiles à la lumière. Pour Cyrano, il y avait une chose déterminante pour le choix de la Fuji, c’était le faux nez. Le faux nez en Kodak c’était un faux nez. Il fallait diffuser énormément.

E. G. : Oui, tu vois moi j’ai utilisé de la Kodak parce qu’au contraire je voulais ramener de la texture.

P. L. : On ne peut pas comparer les films, mais on peut comparer la technicité. Chaque film a sa gamme. Ensuite les exigences du scénario sont très importantes sur Cyrano.

R. A. : La première idée qui me vient c’est que lorsque l’on voit le travail que Pierre a fait sur cette séquence de Cyrano, c’est que l’étalonnage numérique est un outil fascinant, mais plus fascinant encore est le travail que l’on fait quand on réfléchit avec son thermocolorimètre, avec des gélatines, avec du temps et avec une préparation et qu’on peut travailler au quart de point lors du tournage. Le fait de mettre un huitième de vert ou de magenta sur un projecteur est l’équivalent du travail que l’on fait en numérique. Donc je ne sais pas si tu aurais fait mieux en numérique.

P. L. : Il y a deux trois petites choses que j’aurais changées.

R. A. : On peut rattraper les changements de diaph en étalonnage numérique, mais si le travail sur la température de couleur et le rapport entre l’ombre, la pénombre et la forte lumière, vous ne les avez pas faits au tournage, vous n’aurez pas le temps de le faire.

E. G. : L’étalonnage numérique est un outil de plus qui reste encore financièrement relativement cher, réservé à quelques films en France. L’intérêt pour l’opérateur est d’aller au bout de la chaîne, s’il y a une texture d’image à rechercher, s’il y a un travail artistique à faire, alors on peut faire des essais en film, les scanner, les transférer, les " shooter " et on verra le résultat mais ça, aujourd’hui il y a très peu de productions qui l’acceptent. Le danger de l’étalonnage numérique c’est de dire sur le tournage : « Ce n’est pas grave, on rattrapera ça à l’étalonnage ». Ce qui est possible en pub, en téléfilm, puisqu’on sait que l’écran de diffusion sera de basse résolution mais sur un long métrage, le détail et la définition prennent toute leur importance.

P. L. : Oui parce qu’on ne travaille pas pour l’écran de télé. L’écran de télé, il est en prime, il y a déjà une grande mystification sur les possibilités de triturer l’image, mais il faut que vous (apprentis opérateurs) vous soyez compétents, il faut que vous soyez très affranchis sur toutes les possibilités des Photoshop et autres logiciels, car, sinon, l’image et le film vous échapperont complètement alors qu\’on a la possibilité d’avoir un dossier image associé au film. Maintenant en cours de tournage, c’est très facile de faire un rapport... Moi je suis nul en Photoshop, mais mes assistants sont très forts, je peux avoir une photo qui donne exactement ce que je veux avoir au final pour ne pas être abusé et pour avoir le " final grading " - c’est Billy William qui donnait au " final grading " (étalonnage final) l’importance que les réalisateurs attachent au " final cut ".
Je pense qu’on doit passer par l’intermédiaire d’un rapport image qui suit le film parce que tu ne peux pas être toujours là, c’est impossible même si tu l’as fait mettre sur ton contrat...
Les gens de notre génération ont appris à travailler dans des conditions beaucoup plus souples que dans les années 1950. On a suffisamment reproché à nos grands-pères de ne pas être souples. Mais il ne faut pas être trop souple non plus, parce que vous finissez par faire des choses dont vous n’êtes pas content et c’est un métier ludique, on ne peut pas vivre dans l’insatisfaction, ce n’est pas possible.

R. A. : Mais je trouve que nos petits-fils, maintenant, nous reprochent d’être de vieux savants et de vouloir absolument les faire travailler d’une certaine manière, parce que très souvent les jeunes que je rencontre ont envie de travailler en reportage. Ils n’ont pas envie de faire d’apprentissage, ils préfèrent travailler vite avec des petites caméras, tout ce matériel magnifique qui est maintenant à disposition et qui permet la même chose plus facilement.

P. L. : Oui, mais c’est toujours aussi difficile d’avoir du talent. Ce n’est pas l’outil qui fait le talent.