Où Éric Dumont, AFC, parle de son travail sur "Suprêmes", d’Audrey Estrougo

by Eric Dumont

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Eric Dumont, AFC, a commencé sa carrière sur des documentaires, puis il a éclairé plusieurs films de Stéphane Brizé : La Loi du marché, En guerre, Un autre monde. Il poursuit sa carrière éclectique en signant l’image du dernier film d’Audrey Estrougo, Suprêmes, présenté en Sélection officielle (Séance de Minuit) au 74ème Festival de Cannes. (BB)

Un biopic sur la naissance du groupe de rap français emblématique des années 90, Suprêmes NTM. Le film raconte les débuts du groupe de 1988 jusqu’à leur concert au Zénith en 1992.

Avec Théo Christine (JoeyStar), Sandor Funteck (Kool Shen), Félix Lefebvre, César Chouraqui.

C’est une première collaboration avec Audrey Estrougo ?

Éric Dumont : Non, c’est une deuxième collaboration mais le premier film que j’ai tourné avec elle, À la folie, n’est pas encore sorti. C’est un film tourné en huis clos, en dix jours, très personnel et produit de manière indépendante, qui n’a absolument rien à voir avec Suprêmes.

Pour ce biopic, vous avez tenté de coller à la réalité, autant pour l’histoire que pour l’époque ? Expliquez-nous le temps de préparation.

ED : Les comédiens ont fait un gros travail de préparation pendant deux ans. Ils ont travaillé le chant, la danse, la gestuelle des"vrais" personnages. Toutes les scènes de concert sont tournées en live. Les régisseurs son, les tourneurs des vrais concerts de NTM venus sur le tournage en tant que consultants, avaient l’impression que le groupe était là, ressuscité. Nous avons arrêté la prépa à ses tout débuts à cause du confinement mais du coup on a eu beaucoup plus de temps de préparation pour toute la direction artistique. Ce fut un temps très précieux durant lequel on s’est énormément documenté, on a beaucoup fouillé cette époque, les costumes, les couleurs, les ambiances.
On a tourné juste après la reprise, entre les deux vagues. Ce n’était pas simple de tourner des scènes de concerts avec des centaines de figurants en pleine pandémie mondiale.

Avez-vous évoqué des références pour construire l’esthétisme du film ?

ED : Audrey avait envie d’un film avec du panache mais dans le sens moderne, contemporain. Une de ses inspirations était un film de Todd Phillips, Joker, que j’ai visionné plusieurs fois. Mon autre référence visuelle importante, c’est Descente interdite, un livre de photos sur l’histoire des graffitis dans le métro parisien dans les années 1980. Il me fallait aller vers une esthétique qui évite la facilité du film d’époque avec un rendu type VHS et du grain, une image un peu sale, vieillotte. Nous avons décidé d’aller vers un parti pris artistique fort et pas forcément réaliste.

Si vous deviez résumer ce parti pris ?

ED : Des nuits vertes, ce qui est atypique ! Travailler en sous-exposition et laisser exister le noir, provoquer la brillance. Prendre des risques, aller même jusqu’à chercher les accidents !

Eric Dumont on location of "Suprêmes"
Eric Dumont on location of "Suprêmes"

Et pour atteindre cet objectif, parlons "Supreme" !

ED : [Rires] Mais oui ! J’ai choisi les Zeiss Supreme pour ce film ! À la demande du fabricant, j’ai tourné un court métrage promotionnel et ces optiques m’ont complètement charmé. J’ai l’habitude de travailler avec des optiques un peu plus anciennes, plus charnelles et avec des aberrations comme les K35 ou les Mamya que j’adapte sur des caméras grands capteurs.
Les Supreme ont aussi l’intérêt de couvrir le plein format. Le traitement particulier de cette série Supreme Prime Radiance est très intéressant, il apporte une dominante de bleu dans le flare. Le rendu se rapproche de celui de certaines optiques anamorphiques comme la série C ou la série G, de Panavision. Ces optiques sont très lumineuses mais elles sont aussi plus sharp, plus modernes. Je les ai donc utilisées avec beaucoup de fumée sur le tournage pour les adoucir.

Suprêmes est un film qui dégage une grande énergie, une pulsion de vie qui se ressent à l’image. Le jeu des comédiens et le montage contribuent à ce ressenti mais la manière de cadrer aussi ?

ED : Il y a beaucoup de scènes de concert tournées à l’épaule, parfois à deux caméras placées côte à côte, pas en champ contre-champ.
Mais il y a surtout énormément de Steadicam, avec presque toujours une assez longue focale. Je préférais éviter le côté flottant du Steadicam et, pour ce film, avoir un rendu proche du travelling pour contrebalancer les plans tournés à l’épaule. Je travaille beaucoup avec Thomas Burgess, excellent pour les plans-séquences qui sont nombreux dans Suprêmes. Par exemple, nous avons filmé l’arrivée de Didier à l’anniversaire de son père en plan-séquence, de dos, puis pendant toute la scène où il commence à danser. Puis tout s’arrête et là, nous filmons la confrontation père / fils caméra sur pied, hyper fixe en longue focale… comme un western.

Une autre séquence entre Didier et son père est filmée comme un western…

ED : Exactement, c’est frontal, carré, glacial… comme leur relation !
Cela permet une rupture avec le reste du film et c’est d’autant plus efficace.

La scène grandiose de Mantes-la-Jolie est magnifique et c’est encore un plan-séquence. Comment l’avez-vous tournée ?

ED : Au début on est dans le noir, un noir très profond et qui peut déranger. Puis arrive la Golf décapotable qui éclaire le centre de la scène. Puis toutes les autres voitures arrivent et leurs phares ajoutent de la lumière. Ces voitures ont été équipées avec des lumières spécifiques pour obtenir le rendu des phares de l’époque.
Pour les fonds, des bidons sont équipés avec des rampes à flamme. Toute la cité est éclairée avec des 4 kW HMI gélatinés en vert, en rebond sur de grandes toiles. On a rajouté des vrais lampadaires sodium de l’époque, trouvés spécialement pour le film. Une grosse boîte à lumière a été fabriquée, avec 12 SkyPanel S360 (1 m x 1,20 m), que l’on a installée sur une grue à 100 mètres de hauteur pour faire la lune. En fait, je n’aime pas du tout sentir la lumière de nuit, alors je me débrouille toujours pour qu’elle vienne du plus haut possible et surtout qu’elle soit très diffusée.
Nous avions un gros dispositif lumière ce jour-là, avec des renforts d’électros et des kilomètres de câbles, et un gros groupe électrogène !
Le début de la scène est filmé au Steadicam installé dans la voiture puis il sort de la voiture pour filmer la scène et enfin passe sur la grue Akela Crane qui monte à 25 mètres. Le plan large de fin découvre toute la scène, avec toute la cité à l’image.

La texture de l’image participe au parti pris fort de ce film.

ED : Pour casser l’effet vidéo, j’ai exposé la plupart des scènes de jour à 1 600 ISO, certaines nuits à 2 500 ISO. Dans un deuxième temps, j’ai scanné un vrai grain 35 mm qui a été ajouté aux images avec différentes boucles pour obtenir le côté aléatoire de la pellicule.

Suprêmes est un film d’image, c’est une belle aventure pour vous ?

ED : Oui, une belle expérience pour ce film avec des partis pris radicaux et une esthétique différente des autres projets que j’ai éclairés. Je suis vraiment satisfait de ce fantastique travail d’équipe qui a commencé avec Audrey et s’est poursuivi avec l’équipe déco, costumes et bien sûr l’équipe caméra, électrique et machinerie…

(Propos recueillis par Brigitte Barbier, pour l’AFC)

Plus haut et dans le portfolio ci-dessous, quelques photos de tournage prises par des membres de l’équipe.