Où la directrice de la photographie Caroline Champetier, AFC, parle de son travail sur "Les Innocentes", d’Anne Fontaine

Par François Reumont pour l’AFC

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Les Innocentes, d’Anne Fontaine, évoque la rencontre d’une jeune volontaire de la Croix-Rouge avec un groupe de religieuses dans la campagne polonaise de l’immédiat après-guerre. Victimes de viols de la part de l’armée rouge lors de la libération du pays, les pensionnaires du couvent doivent peu à peu faire face à une série de grossesses qu’elles ne veulent sous aucun prétexte voir ébruiter. Partagées entre devoir religieux et instinct maternel, le destin de ces femmes vouées initialement au célibat va être bouleversé...
Debout à droite, Anne Fontaine, et, à sa gauche, Caroline Champetier, l'œil au viseur, sur le tournage des "Innocentes" - Photo Anna Wloch
Debout à droite, Anne Fontaine, et, à sa gauche, Caroline Champetier, l’œil au viseur, sur le tournage des "Innocentes"
Photo Anna Wloch

Pour mettre en image cette histoire de femmes, Anne Fontaine a décidé de refaire équipe avec Caroline Champetier, AFC (elles avaient déjà travaillé ensemble sur Nettoyage à sec et Deuxième chance). « Ce film représente pour moi une certaine idée de l’engagement », explique la directrice de la photographie. « Une femme au milieu de toutes ces femmes et une extrême proximité avec la mise en scène. » Au point qu’elle est créditée aussi en tant que conseillère artistique.
« Le fait que le film soit tourné à l’étranger, avec une coproduction locale, c’est toujours une source potentielle de malentendus ! C’est pour cette raison qu’Anne m’a confié ce rôle de afin de nous assurer que nos directions artistiques soient tenues, et de constituer la meilleure équipe sur place. J’ai pu donc m’engager à la fois sur ce qui précède à la fabrication de l’image mais aussi animer la collaboration avec les décors et costumes. Une excellente entente avec la chef décoratrice polonaise, Johanna Macha, nous a permis de travailler dans une ambiance d’émulation collective et d’atteindre un résultat dont je suis très fière ! »

Ce n’est pas la première fois que la DoP est immergée dans un décor monastique. On se souvient notamment de son César obtenu en 2011 pour Des hommes et des dieux. « Outre le fait qu’Anne Fontaine ait voulu constituer cette équipe féminine, sans doute aussi a-t-elle pensé à cette passerelle avec la spiritualité, que j’avais abordé sur le film de Xavier Beauvois. En tout cas, le thème de la religion pour moi n’est absolument pas une barrière. Au contraire, pour moi, la lumière, c’est du spirituel. Et plonger dans la religion, tant qu’elle n’est pas fanatique, c’est aussi plonger dans la culture. »

Préparant le tournage en Pologne, l’équipe est vite confrontée à la difficulté de trouver un décor naturel pour le couvent. « On a senti, à travers nos relations initiales avec le clergé polonais, que le sujet du film n’était pas bien reçu là-bas ; pour cette raison, aucune autorisation ne nous a été donnée pour tourner dans le patrimoine officiel catholique. Notre choix est tombé sur une ancienne église baroque abandonnée avec un cloître ouvert autour selon le schéma baroque du nord de l’Europe.
A première vue, ce lieu n’avait rien à voir avec le couvent tel qu’il est décrit dans le scénario. Néanmoins, la beauté et la justesse de l’endroit nous ont décidé à construire dans une partie du cloître les différents décors intérieurs – l’oratorium, l’infirmerie et le réfectoire –, les cellules seront crées dans les chambres du bâtiment attenant. »

Le film se fera donc dans une configuration mixte de décors naturels et de lieux construits, avec murs mobiles pour les cellules qui doivent paraître très exiguës tout en laissant la place aux mouvements de caméra sur "dance floor". A l’extérieur aussi, un très beau mur d’enceinte est monté pour donner, par une entrée qui n’est pas l’entrée principale, un sentiment d’enfermement, preuve du savoir-faire des constructeurs polonais.

Confrontée également à la barrière de la langue, Anne Fontaine décide de faire venir au couvent les comédiennes un mois avant le tournage pour des répétitions en costumes. La DoP en profite pour suivre cette étape précieuse, en se servant d’un appareil photo plutôt que d’une caméra. « En me plaçant dans des endroits parfois inattendus, j’ai capté des moments, des cadres, des postures et surtout des ambiances de lumière naturelle qui nous ont par la suite constamment inspirées. En partant de ces images, j’ai construit toute la lumière du film, le plus souvent dans la pénombre ou l’obscurité. »

Interrogée sur ce rapport à l’obscurité, et les choix techniques fondamentaux qui en découlent, Caroline Champetier répond : « Il fallait que je trouve quelque chose qui fasse vivre cette obscurité qui était dans le scénario puisque le personnage se déplace surtout la nuit. Même si le film n’avait pas d’obligation de poésie, je me suis dit qu’une espèce de gris neutre légèrement bleuté à 4 000 K serait un key-light nocturne idéal. Un choix qui se situerait entre le bleu nocturne syndical des années 1980 et les nuits "naturelles" mises à la mode depuis l’ère numérique.
C’est autour de cette base que nous posions les sources de figuration, les lampes à pétrole ou flammes. Très rapidement l’équipe électrique s’est appliquée à ne jamais déroger à cette règle et a scrupuleusement contrôlé et corrigé les sources "daylight" pour atteindre cette température de référence. »

Un film sombre, certes, mais surtout un film de visage, avec une combinaison de sources extrêmement douces (des HMI à l’extérieur toujours en réflexion, et parfois encore diffusés à l’intérieur ou soutenus par des Kino avec Depron) et des optiques Leica Summilux associées à des filtres Glimmer. La DOP cite Thérèse, autre source d’inspiration majeure pour ce film. « Nous avons essayé de rester dans la chair, comme Alain Cavalier et Philippe Rousselot avaient pu le faire en 35 mm à l’époque. Certes les caméras et les histoires sont différentes mais il fallait garder cette force des visages, des peaux et des regards, c’est là que ces sœurs se dévoilent. »

Parmi les séquences-clés du film, on trouve bien sûr le premier accouchement qui plonge le spectateur au cœur de cette histoire bouleversante, tirée de faits réels. « Cette séquence, tout comme les autres accouchements du film, était la préoccupation numéro un de la production », explique la chef opératrice, « c’était capital de leur donner de la puissance, et bien sûr de la crédibilité. »
Pour cela les deux femmes visionnent plusieurs films sur ce thème, dont notamment un documentaire sur le professeur René Frydman tourné par Caroline ou la fiction d’Alfonso Cuaron Le Fils de l’homme, avec son plan-séquence virtuose d’accouchement. « C’est en revoyant cette séquence qu’on a eu l’envie de traiter ces accouchements en plans-séquences. Il ne s’agissait pas de faire quelque chose de virtuose mais bien de capter l’attention et de plonger le spectateur au cœur de la situation ».

Pour réaliser ce plan, le décor de la cellule est aménagé, avec une surface presque doublée pour placer le "dance floor", un dispositif sous le matelas est installé avec le faux bébé dans le faux ventre. En lumière, la pénombre très douce à 4 000 K, reprise par le dessus, vient redonner un peu de lisibilité dans les ombres en complément d’une ambiance lunaire venant de la fenêtre et de la lampe à pétrole placée au centre du plan.
« C’était important que la lumière soit le centre du plan, la balance entre le chaud et le froid, c’est une chose que j’ai aimé au théâtre, notamment avec André Diot », explique Caroline Champetier. Une chose que j’aime beaucoup travailler, et avec laquelle je ressens l’émotion de la lumière. »

Autre séquence qui fait la part belle au mélange de températures de couleur, la tentative de viol dans la forêt par un groupe de soldats russes. « Sur cette séquence, nous avons pris beaucoup de soin à trouver la bonne forêt, un enchevêtrement d’arbres morts qui tisse un réseau dense en arrière-plan, très graphique avec un côté Gustave Doré. Pour cela je les ai éclairés avec deux projecteurs 9 kW en contre-jour, tandis que les flammes et phares du camion jouent, là encore, le contrepoint sur les visages. Sur cette séquence, qui est la seule tournée à l’épaule, j’ai du abandonné la caméra Sony F65 utilisée sur tout le reste du film pour une F55, un peu plus légère et dont la structure d’image implique aussi un peu plus de matière. »

Si le film regorge de séquences de nuit, ou de jours soutenus, le soleil arrive dans les dernières séquences du film, notamment celle de la fête organisée au couvent avec les enfants. Caroline Champetier explique : « C’était nécessaire que le soleil apparaisse. Comme il se doit, on a dû tourner ça un jour de mauvais temps ! En résistant, nous avons tout de même réussi à faire entrer la lumière dans le cloître, en utilisant cette fois les sources en direct, diffusées, au contraire de tout le reste du film. Cette séquence, c’est la fin de la tyrannie, la paix pour quelque temps et la (fausse) lumière solaire incarne le coté spirituel que j’évoquais. »

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

Dans le portfolio ci-dessous, quelques photos de préparation et de tournage suivies de photogrammes issus du film.