Camerimage 2024
Panavision réunit Alice Brooks, ASC, et Nathan Crowley, chef décorateur, pour évoquer leur travail sur "Wicked"
Par Margot Cavret pour l’AFCAlice Brooks commence par raconter sa longue collaboration avec le réalisateur Jon M. Chu : « Je le connais depuis vingt-cinq ans, je faisais déjà ses films d’école, et on se disait qu’on voulait grandir ensemble et faire des comédies musicales ! On partageait notre passion pour des films comme Le Magicien d’Oz, My Fair Lady, La Mélodie du bonheur, etc. Quand on a commencé à préparer le film, j’ai arrêté de regarder Le Magicien d’Oz, avec lequel on avait grandi, et j’ai aussi arrêté de regarder des films contemporains. Je ne voulais pas être inspirée par des choses à la mode, seulement par des films anciens. Avec l’opérateur Steadicam, le chef électricien et le chef machiniste, nous avons eu dix semaines de préparation ensemble, et nous avons organisé un ciné-club. Nous avions beaucoup de travail, mais nous voulions absolument trouver du temps pour nous connaître en tant qu’artistes, en partageant les films que nous aimions, des choses qui n’avaient souvent rien à voir avec Le Magicien d’Oz, qui n’étaient pas vraiment des références mais qui sont devenus des éléments de notre langage commun. Jon est un cinéaste des émotions, il fallait trouver des idées pour véhiculer ces émotions. Très vite, les couleurs sont devenues un élément majeur de nos échanges. Nous voulions utiliser toutes les couleurs de l’arc-en-ciel dans ce film : des levers de soleil roses, la peau verte, des tulipes rouges. Il fallait abuser de chaque couleur. C’était un travail collaboratif entre tous les départements. Par exemple, nous avons fait énormément de tests avec le maquilleur pour trouver la bonne façon de faire et d’éclairer le maquillage vert. Au début, je ne pouvais que l’éclairer avec des TC froides, sinon elle devenait grise, puis il a trouvé un produit particulier à mélanger avec le maquillage et soudainement le maquillage s’est mis à réagir à la lumière comme une vraie peau. Ce sont tous ces petits détails qui donnent son réalisme au film ».
Une impressionnante vidéo de making-of est présentée à l’audience, dans laquelle on découvre que la plupart des décors ont été construits par l’équipe décor, et non pas recréés en CGI, comme on aurait pu l’imaginer. Nathan Crowley explique : « Je préfère faire des décors physiques, qui auront besoin du moins de CGI possibles, ça rend le film plus organique, ça aide les spectateur rice s à croire à l’univers. Récemment, j’ai décidé de me consacrer aux comédies musicales, car j’aime l’idée d’avoir tout un monde à construire. Ce sont des univers qui auront besoin d’un peu d’effets spéciaux quoi qu’il arrive, mais j’essaye de faire descendre la balance autant que possible, pour accompagner l’histoire avec naturel, et laisser les décors s’effacer derrière les personnages et les émotions ». Alice Brooks ajoute : « Le décor de la Cité d’Émeraude faisait la taille de quatre terrains de football ! C’était extraordinaire de faire ce film, avec toutes ces personnes si talentueuses. Pour un aussi gros film, il a beaucoup été travaillé dans une idée de fait main. C’est un incroyable terrain de jeu, avec un décor réel, les possibilités sont infinies. Quand on tourne devant un fond bleu, il n’y a rien pour être inspiré, mais en étant au milieu de la Cité d’Émeraude, on retrouvait l’impression de faire un petit film indépendant, l’impression de jouer dans ce décor ». Nathan Crowley ajoute : « On n’aurait pas pu faire tout ça à Hollywood, les CGI ont tout remplacé et il n’y a plus assez d’artisans, il fallait aller à Londres, s’entourer des artisans qui travaillent pour les spectacles de comédie musicales ».
Cependant, le film ne s’est pas fait sans usage des nouvelles technologies. Une grande partie du travail préparatoire est effectué sur Unreal Engine, un moteur de création 3D sur lequel les décors ont pu être prévisualisés avant leur construction réelle. Nathan Crowley explique : « C’est un très bon outil qui permet de communiquer entre la caméra, la lumière et les décors. C’est une technologie que nous avons utilisée en même temps que l’ancienne méthode ! Il faut utiliser tous les outils disponibles pour imaginer et pousser les idées encore plus loin. Sur Unreal Engine, tout le monde pouvait visiter simplement les décors avant leur construction, les manipuler, c’est comme une sculpture collective où tout le monde a pu ajouter ce dont il ou elle avaient besoin ». Alice Brooks commente : « Nous avions tous des besoins différents pour nos départements, mais au final nous voulons tous raconter la même histoire ensemble, nous sommes tous à son service et au service des acteur rice s. Sur Unreal Engine, j’avais accès à une librairie de décors, que j’ai pu prélighter très tôt virtuellement, afin de faire des allers retours avec l’équipe décor pour savoir l’espace dont j’avais besoin pour placer les projecteurs, mais aussi pour me rendre compte de ce qui fonctionnait ou non comme plan d’éclairage. Par exemple, pour la Cité d’Émeraude, dont on parlait depuis des années avec Jon, j’ai pu essayer de placer des axes de caméra, et me rendre compte que le plan en plongée que nous voulions faire avec Jon depuis le début n’allait pas fonctionner. J’ai pu trouver une alternative, un plan à hauteur de regard, qui demandait à construire un décor plus haut que ce qui était initialement prévu. Si je m’en étais rendu compte le jour du tournage, nous aurions été piégé e s ! Pour autant, nous essayions toujours d’avoir des décors construits et éclairés à 360°, pour pouvoir avoir de la liberté à la caméra. Pour les scènes de danse notamment, Jon voulait quelque chose de très fluide, il cherche toujours comment aller plus loin dans ce qu’il veut, et ça demande une grande flexibilité de notre part. Par exemple, pour la scène dans le dortoir, qui est dans toutes les bandes-annonces maintenant, à l’origine nous n’avions pas prévu de plan depuis le couloir. Heureusement que Nathan l’a quand même construit ! Jon a demandé à allonger un peu la musique, et nous avons pu faire ce plan avec le lever de soleil derrière elle. L’imagination de Jon n’a pas de limite, et cette notion d’absence de limite définissait l’univers du film. Toute nouvelle idée suggérée, il s’en emparait, la développait, ça ne s’arrêtait jamais. On a fini l’étalonnage le 28 septembre, parce qu’il n’arrêtait pas d’ajouter des petits détails ».
Alice Brooks est aussi revenue sur son choix de caméra et d’optiques avec Panavision : « J’ai fait toute ma carrière à Panavision. J’ai commencé à parler à Dan Sasaki de l’ambiance et des émotions qu’on recherchait, et du fait que je voulais tourner en Alexa LF. Pendant les essais, j’ai aussi fait quelques tests en Alexa 65, et j’ai su que c’était la bonne caméra pour le film. Nous avions commencé à créer des optiques, mais il fallait les retravailler pour qu’elles couvrent le capteur de la 65. Comme le tournage a finalement été repoussé de six mois, ça a rendu ce travail possible. Les optiques sont arrivées au compte goutte sur le tournage, j’avais besoin de trois sets, c’était le plus gros film de ma vie, et je n’avais pas toute la série d’optiques les premiers jours ! Mais au final je suis heureuse d’avoir eu la chance de travailler avec ce matériel qui a rendu les images magnifiques et romantiques, avec une série pour les flares et une sans, avec un close-focus très appréciable ».
Dans la séance de Q&R qui a suivi, un spectateur questionne Alice Brooks sur la méthode employée pour filmer les scènes de danse. Elle répond : « Le chorégraphe, Jon et moi, nous avions fait ensemble avant "The Legion of Extraordinary Dancers", une web-série sur laquelle nous avons pu nous entraîner et aussi faire des erreurs ! Nous voulions jouer avec la gravité, donner l’impression qu’elle n’existe pas pour les danseur se s. C’est un carré de réflexion entre nous trois et l’opérateur Steadicam, chacun apporte ses propres idées et sa propre perspective. Nous avons surtout appris le calme et le silence dans le langage de la caméra pour ces scènes. Pas de montage, pas de mouvement de caméra, juste la danse ».
(Compte rendu rédigé par Margot Cavret pour l’AFC)