Peter Zeitlinger, BVK, ASC, nous parle de ses choix pour filmer "L’angelo dei muri", de Lorenzo Bianchini

"L’espace et le temps", par François Reumont
Se déroulant presque uniquement dans un appartement vétuste et sombre, L’angelo dei muri, (The Angel in the Wall), de Lorenzo Bianchini, est une étrange histoire mêlant présent et passé entre un vieil homme seul menacé d’expulsion et de nouveaux locataires. Le résultat évoque dans sa forme et sa mise en scène notamment Les Autres, de Alejandro Amenábar (2001). C’est le directeur photographie autrichien Peter Zeitlinger, ASC, qui est derrière la caméra de ce film où les plans sont comptés, et la chorégraphie entre comédiens et caméra très déterminante. Une mise en scène de l’espace avant tout. (FR)

L’Angelo dei muri est le quatrième long métrage du réalisateur italien Lorenzo Bianchini.
Habitué des ambiances fantastiques et du cinéma d’horreur, il a décidé de placer son nouveau film sous le signe du huis clos. Peter Zeitlinger, collaborateur régulier du cinéaste allemand Werner Herzog, évoque les premières décisions prises pour ce film : « Le réalisateur Lorenzo Bianchini voulait au départ tout filmer dans un appartement sans découvertes, avec les rideaux tirés. Mon point de vue n’était pas le même. Raconter cinématiquement cette histoire dans un espace où le monde extérieur n’était pas présent me semblait impossible... Le problème principal étant qu’on n’avait pas vraiment le budget pour nous permettre une telle chose. Comme souvent au cinéma, le montage financier se fait d’abord sur le casting, en trouvant par la suite des solutions de production pour filmer concrètement l’histoire. Heureusement, mon expérience dans le domaine des effets spéciaux et du compositing nous a permis de trouver ces solutions. Pour tout vous dire, j’aimais tellement le projet que j’en suis devenu au fur et à mesure de sa fabrication moi-même co-producteur... En fait, j’étais particulièrement excité à l’idée de faire un film bourré d’effets spéciaux... avec quasiment zéro budget ! »

Peter Zeitlinger et Lorenzo Bianchini
Peter Zeitlinger et Lorenzo Bianchini


Premier défi de taille en effet à relever, plonger le spectateur dès les premières minutes du film dans les derniers étages d’un immeuble donnant sur les toits de Trieste.
« Tourner dans un vrai appartement en étage était trop compliqué pour nous, sans même parler de la difficulté à trouver le lieu qui conviendrait au script de Fabrizio Bozzetti... Quant à la solution de tout recréer en décors, c’était également hors de notre portée. C’est pour cette raison que nous nous sommes installés dans une simple villa de plain-pied dans la région de Friuli. Un lieu inhabité depuis des années qui convenait assez bien en terme de distribution des pièces par rapport à l’histoire, et qui nous laissait suffisamment de marge de manœuvre techniquement pour travailler presque comme en studio. »
Pour gérer les vues depuis les nombreuses fenêtres sur les toits de la ville, Peter Zeitlinger propose une solution mixte : « Pour tout ce qui est découvertes simples, j’ai décidé de faire appel à un ami qui dirige une société d’impression et qui a fait tirer des immenses tirages contrecollées à partir de négatifs film grand format photographiés depuis l’appartement choisi pour les quelques plans extérieurs du film. Une technique très classique, qui fonctionne à merveille pour les ambiances de jour. Et pour les plans plus complexes, notamment ceux en mouvement passant de l’intérieur à l’extérieur (ou les découvertes nocturnes), on a utilisé des fonds d’extraction. En effet, l’option découvertes nocturnes sur Roscolite était là-aussi trop chère pour nous... Le bleu étant préféré pour les séquences de nuit, car les retours de couleur sur les cheveux ou les éléments de décor se fondant bien plus facilement dans un effet lumière correspondant à un clair de lune. C’est Nikolai Huber, jeune directeur de la photographie allemand - et artiste des effets visuels - qui m’a épaulé sur toute cette partie, avec un grand talent. »


Sur la mise en place et de la distribution de l’espace à l’écran, Peter Zeitlinger insiste sur l’importance de la disposition des pièces et bien sûr de celle du réduit que Pietro (Pierre Richard) va peu à peu se fabriquer pour ensuite s’y terrer. « Ce tout petit espace devient presque un huis clos dans le huis clos. Il fallait qu’on puisse à la fois y croire et nous laisser, en mise en scène et en lumière, un peu de latitude pour filmer. Par exemple, l’idée de conserver cette petite lucarne donnant sur les toits, qui permet de justifier un peu de lumière dans la cachette. Ou encore la position centrale de tour de contrôle que devient soudain cet endroit quand le vieil homme perce des trous discrets à travers deux murs opposés pour mieux espionner ses nouveaux "colocataires". Pour ces plans en point de vue, qui prennent de plus en plus de d’importance dans le film, l’équipe décoration a, par exemple, reconstruit un faux trou d’environ 15 cm de diamètre sur une petite plaque indépendante en mousse synthétique. Cet accessoire nous permettait, à la caméra, d’aller chercher tel ou tel point de vue un peu plus à gauche, ou à droite...

Capture d’écran


La vision du vieil homme se prolongeant par exemple même dans d’autres pièces comme la cuisine grâce à la présence fortuite d’un miroir qu’on avait eu l’idée de placer au bon endroit dans le salon... Cette répartition assez complexe de l’espace était vraiment l’un des enjeux à l’écran, et il fallait selon nous que le spectateur se retrouve parfaitement à tout moment dans le film, qu’on soit dans la chambre de la petite fille, dans le salon ou dans la salle de bains par exemple... »

C’est aussi pour cette raison que le réalisateur et le directeur de la photo optent pour de longs plans-séquences plutôt que pour un film très découpé : « Filmer ce huis clos de manière classique aurait perdu le spectateur à mon sens », explique Peter Zeitlinger. « Je pense sincèrement que les longs plans donnent de la consistance au monde que vous filmez. Ils font pénétrer le spectateur dans l’univers du film, sans l’artifice du "cut". Vous savez, chaque coupe - bien que le spectateur en soit parfaitement habitué - est source de désorientation. C’est alors à votre cerveau de reconstituer le monde qu’on vous présente. Surtout quand on est dans un lieu unique, comme ce film. Et puis cadrer en plan-séquence, c’est une manière de suivre au plus près les émotions – en tant que premier spectateur du film. Donner un rythme dès la prise de vues à l’histoire, et ne pas forcément confier les clés du camion au monteur. Car la grande majorité d’entre eux aime faire des cuts. C’est leur métier, après tout ! Parfois même sans vraiment deviner si la séquence en a besoin ou pas. J’en discutais encore récemment avec Joe Walker, le monteur de Dune, dont j’admire beaucoup le travail. Ce dernier me confiait que sa méthode était "Ne couper un plan que lorsque ça fait vraiment mal de le laisser durer". J’aimerais vraiment que beaucoup de ses collègues s’inspirent de cette devise ! »


Interrogé sur ses techniques pour créer le rythme sans forcément avoir recours au cut, Peter Zeitlinger explique : « Il y a sur ce film beaucoup d’éléments qui m’ont aidé à créer cette sorte de "montage interne" du plan unique. D’abord le mouvement, bien entendu, les panoramiques notamment qui aident comme dans le premier plan de "rencontre" de nuit entre le vieil homme et la jeune fille. Lorenzo insistait beaucoup sur le fait que le film ne repose pas sur les classiques du cinéma d’horreur, comme justement les cuts et les effets sonores qui vous font sursauter... Aussi, c’est une sorte de ballet entre la caméra, les comédiens, l’obscurité et la mise au point qui donne le rythme au plan. On tourne sur 360°, en essayant de cacher le plus possible ou d’intégrer le plus possible de sources au décor et en effaçant le cas échéant certains projecteurs suspendus qui rentrent inévitablement dans le cadre. Une ambiance à la fois très sombre, mais qui préserve le plus possible le regard de l’enfant, car c’est aussi la scène qui révèle son handicap. »

Prenant en compte à la fois cette volonté de plans-séquences assez complexes et la contrainte d’un budget très serré, Peter Zeitlinger fait également le choix d’une configuration caméra peu commune : « J’avais envie pour ce film de ne pas trop me poser de questions et d’organiser des décisions complexes sur le matériel de machinerie en relation avec la caméra. J’avais vraiment besoin d’un système simple, fiable et pas trop cher me permettant de rester en permanence en contact avec la performance des comédiens, quel que soit le plan. C’est donc le système DJI Osmo Pro Raw que j’ai choisi pour filmer la grande majorité des plans du film, tout comme je l’avais déjà expérimenté sur Tommaso, d’Abel Ferrara. C’est à la base une solution tout-en-un proposée par la marque chinoise DJI qui fabrique notamment les drones et les stabilisateurs Ronin. Elle n’est actuellement plus commercialisée (remplacée depuis sa sortie par la caméra Ronin 4D), mais elle est pour moi un outil assez unique en son genre. D’abord elle est équipée d’un système de stabilisation très performant qui m’a permis d’envisager tous les plans sans aucun autre moyen complémentaire, et surtout elle enregistre en interne en format Raw DNG, ce qui offre une latitude d’étalonnage comparable aux caméras leaders du marché. Seules contreparties, la sensibilité qui ne dépasse pas trop les 400 ISO, et la taille du capteur (4/3 CMOS) qui force en courte focale avec les quelques objectifs compatibles (peu lumineux) à avoir une profondeur de champ très grande. C’est pour cette raison que j’ai parfois basculé pour des plans plus simples sur une caméra Blackmagic Pocket 4K sur laquelle on peut plus facilement monter des optiques plus longues et plus lumineuses - comme la série photo Voigtländer Nokton qui ouvre à 0,95. Cette deuxième configuration permettant de diminuer drastiquement la profondeur de champ et simuler celle d’un capteur S35 (la BMP 4K étant équipée d’un capteur micro 4/3). »

Capture d’écran


L’angelo dei Muri, de par son huis clos, fait aussi la part belle à beaucoup d’ambiances lumières différentes pour traduire à l’écran le temps qui passe et la météo extérieure... Parmi celles-ci, le vent (qui joue un rôle prémonitoire dans le film) ou la pluie, souvent matérialisée à l’image par la lumière. Comme dans une des premières scènes nocturnes montrant Pierre Richard calfeutré dans son alcôve. « Cet effet est classique », explique Peter Zeitlinger, « mais il est très efficace. Sur ce plan fixe dans la cachette, c’est simplement de l’eau qui coule sur une vitre, avec un circuit fermé, une gouttière en partie basse et une simple pompe d’aquarium pour générer les motifs. Un projecteur tape en direct à travers et le tour est joué. Pour d’autres scènes j’ai aussi fait appel à l’aide de Nikolai Huber en filmant d’abord ces motifs de pluie sur fond neutre, pour ensuite les incorporer en images de synthèse sur un modèle 3D de la pièce. Ce qui nous a permis, par exemple, de le projeter sur le parquet de l’appartement dans des plans larges car, là, ce n’était simplement pas possible d’éclairer avec un tel système à la prise de vues... »


Questionné sur ce qu’il retient avant tout de cette expérience, le directeur de la photo répond sans hésiter : « J’ai beaucoup appris en termes de combinaison créative entre la caméra et les effets numériques. Bien que le film ait été tourné avec vraiment très peu de moyens, on était en permanence en recherche de solutions pour traduire les idées de Lorenzo à l’écran. Personnellement, c’était même très rafraîchissant de me propulser dans cette situation, ayant moi-même plutôt dans ma carrière travaillé dans des conditions tout à fait normales, voire même confortables en termes de budget. Mais pour tout projet, je pense que les limitations attisent la créativité. Et c’est ce que je garde de Angelo dei Muri. »

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)