Pierre Lhomme : "J’ai revu 50 fois "Le Joli mai" pour le restaurer"

Par François Forestier

La Lettre AFC n°234

Le Nouvel Observateur, 29 mai 2013
En mai 1962, alors que la guerre d’Algérie vient de s’achever avec la signature des accords d’Evian, Chris Marker et Pierre Lhomme filment les Parisiens en train de goûter à la paix retrouvée. Le Joli Mai ressort aujourd’hui en version restaurée. Pierre Lhomme, coréalisateur et chef opérateur revient sur l’histoire du tournage.

C’est un directeur de la photo légendaire : Pierre Lhomme, 83 ans, a été l’un des premiers à utiliser la caméra à l’épaule, dans les années 1960. C’est ainsi qu’il a tourné, avec Chris Marker, Le Joli mai, film qu’on réédite aujourd’hui, dans une version restaurée. Radioscopie d’une ville, portrait d’une multitude, le film est étonnant : on y découvre l’atmosphère de Paris, au sortir de la guerre d’Algérie. Il passe dans les images un souffle de liberté, une conviction : le cinéma, pour la première fois, n’est plus immobile. Alors que s’affrontent les théoriciens de la " caméra stylo " et du " cinéma vérité ", Pierre Lhomme et Chris Marker passent à la pratique. Et plus d’un demi-siècle plus tard, Le Joli mai reste fascinant : l’approche est modeste, le propos intelligent, l’ensemble élégant. On pensait alors que le cinéma pouvait changer le monde. Pendant un mois de mai 1962, on y a cru, vraiment.

Comment est né le film ?
Pierre Lhomme. De ma rencontre avec Chris Marker, rencontre qui m’a profondément marqué. Je ne le connaissais pas, et il m’a simplement téléphoné. Il cherchait un opérateur qui ait le goût du reportage, qui soit mobile, et qui puisse avoir une attitude modeste à l’égard des gens qu’on allait filmer. J’avais tourné quelques films, dont Le Combat dans l’île, d’Alain Cavalier, mais, à 33 ans, j’étais très peu connu. J’avais surtout travaillé avec Ghislain Cloquet, qui était un directeur photo de légende, un peu mon grand frère. Il avait fait les trois premiers courts métrages d’Alain Resnais, dont Les Statues meurent aussi, avec Chris Marker.

Quelle a été votre première impression de Chris Marker ?
Un homme très impressionnant. Il parlait avec les lèvres pincées, les sons sortaient monocordes, mais ce qu’il disait était passionnant. Il avait une vision juste, toujours. Nous avons immédiatement abordé la question de la caméra du Joli mai. Nous étions alors, en 1962, au tout début de la caméra portée. Or, il y avait eu Chronique d’un été, de Jean Rouch et Edgar Morin, où la caméra était tenue par un Canadien, Michel Brault. Celui-ci avait donc inauguré cette technique de mobilité.

C’était l’époque du " cinéma vérité "…
Oui. Mais nous récusions ce label, complètement. Par esprit de contradiction, nous pratiquions le " cinéma mystificateur ". Finalement, Mario Ruspoli a proposé le terme " cinéma direct ", et ça a réconcilié tout le monde. Alexandre Astruc préférait l’expression " caméra stylo ", c’était charmant.

Revenons au choix de la caméra…
Il y avait alors deux prototypes de la caméra Coutant, avec lesquelles on pouvait faire du son synchrone. L’un était aux mains de l’équipe Rouch, l’autre nous a été confié. Cette caméra était portable, et c’était la seule qui avait le son.

Portable ? Vraiment ?
Oui, mais dans des limites raisonnables. Je ne savais jamais, avec Marker, combien de temps allaient durer les plans. C’était un problème, vu le poids de la caméra. Ainsi, deux ans plus tard, j’ai fait La Vie de château avec Jean-Paul Rappeneau. Celui-ci voulait faire un plan assis sur une branche dans un arbre. Il ne se rendait pas compte que l’opérateur n’en pouvait plus. Finalement, épuisé, celui-ci a simplement balancé la caméra, l’a jetée. C’est vous dire si c’était lourd, quand même. Quand on utilisait une Arriflex (elle était muette) par exemple, on ne faisait jamais des plans de plus de vingt secondes. Le premier jour du tournage du Joli Mai, on a commencé par dialoguer avec le tailleur qu’on voit dans le film. Comme ma caméra avait le son, je devais tourner tant que la conversation continuait ! Nous n’étions plus dans le cadre des vingt secondes ! Plus du tout ! Sur un signal de Chris Marker, je commence à tourner, je tourne, je tourne et, au bout de six minutes, la caméra – quatre kilos ! – ne devient plus si légère. Le magasin de film dure dix minutes ! Mes muscles se tétanisent, je suis immobile. Je souffre…

Le cinéma conçu dans la douleur ?
Presque. Du coup, j’ai inventé un style, sans le vouloir. Pour ne pas être victime du poids, j’ai commencé à bouger. Pour détendre les muscles, j’ai fait des travellings, des petits panoramiques…

Combien de temps a duré le tournage ?
Tout le mois de mai.

Il y avait un plan de tournage ?
Un " plan de rencontres ". Et puis le hasard a joué son rôle, aussi.

Quel était le projet ?
Capter l’air du temps. Savoir ce que pensaient les Parisiens. C’est tout.

Quel était votre état d’esprit ?
Chaque jour, nous étions estomaqués par nos rencontres. Pendant ce tournage, j’ai perdu toutes mes préconceptions sur les gens. L’honnêteté qui ressort de ces rencontres m’étonne encore aujourd’hui. On faisait du cinéma sans fioritures, c’était un acte aussi simple de manger une quiche lorraine.

Vous vous souvenez de la première projection du film ?
Oui. Je suis descendu du plateau d’Assy, en Haute-Savoie, où j’étais soigné pour mes poumons, et je suis arrivé au cinéma Le Panthéon, où m’attendaient des copains. La projection commence, et je vois, au générique : " Un film de Pierre Lhomme et de Chris Marker. " Ce dernier ne m’avait rien dit. Donc, quand j’ai vu mon nom, le choc émotionnel a été très fort. J’avais un contrat d’opérateur, et j’ai fini coréalisateur ! On a fait plusieurs films ensemble, par la suite…

Comment êtes-vous devenu chef opérateur ?
A 17 ans, je voulais être musicien. Le jazz me passionnait. Je me suis lancé dans la clarinette, je suis devenu ami avec Sidney Bechet ! Puis je lui ai vendu mon instrument, quand j’ai réalisé qu’il fallait que je change de voie. Je connaissais Milton Mezz Mezzrow, qui jouait au Lorientais… En 1948, je suis même allé en Amérique, dans l’Ohio, pour étudier la culture américaine, au grand étonnement de mon père, qui vendait des articles de Paris – parfums, bimbeloterie – après avoir été sous-marinier et coulé aux Dardanelles. Il avait un magasin aux Champs-Elysées… Mon grand-père était bourrelier, puis bistrotier. Bref, dans l’Ohio, j’ai monté un ciné-club, pour montrer des films français !

Mais alors, qu’est-ce qui vous a amené au cinéma ?
La passion. Après le jazz, il y avait le cinéma. J’ai fait mon service militaire avec un bidasse nommé Alain Cavalier. Nous avons fait un film pour l’armée intitulé Le Canon de Beaufort. Et puis j’ai été figurant dans Rendez-vous de juillet, de Jacques Becker.

C’était l’époque du bouillonnement du cinéma français…
Oui. Je suis très vite devenu assistant. Ainsi, en 1957, je me suis retrouvé avec un autre débutant, Georges Lautner. Nous étions assistants sur le tournage de La Bigorne, caporal de France, avec François Périer dans le rôle principal. Un film épouvantable ! C’était nul ! Puis j’ai fait Le Combat dans l’île, de Cavalier, et Le Mistral, de Joris Ivens. Ces films, je les faisais avec bonheur…

Vous avez fait une belle carrière, par la suite…
Oui, mais c’est le hasard. J’ai tourné Le Roi de cœur avec Philippe de Broca, c’était un enchantement. Philippe, je le nommais Le Vicomte. Il était royaliste, j’étais communiste. Nous avions des discussions… Je vous laisse imaginer.

Vous avez tourné L’Armée des ombres. Un enchantement aussi ?
Pas tellement. Jean-Pierre Melville était un homme compliqué. Insupportable. Le film est magnifique, mais l’homme était très retors. Il passait de l’amour à la haine… Mais, pour un opérateur, c’était formidable. Car tout était à la limite de ce que je savais faire. Techniquement, c’était très très dur. Après ce tournage, je ne craignais plus rien.

Vous avez travaillé avec un autre retors : Robert Bresson.
Ouh là, oui ! C’est dommage, car c’était un bon metteur en scène. Le film qu’on a tourné ensemble, Quatre nuits d’un rêveur, est maudit. On ne peut plus le voir, il a disparu. Mais avec Bresson, comme avec Melville, j’ai pris une leçon de cinéma.

Des films avec Patrice Chéreau, Claude Miller, Jean Eustache, James Ivory… Content de votre pedigree ?
Bien sûr. J’ai eu de la chance d’avoir commencé avec Le Joli mai. C’est le film qui a tout déclenché. Je l’ai revu cinquante fois pour le restaurer. J’ai été ému cinquante fois, même après toutes ces années.

(Entretien mené par François Forestier et paru dans Le Nouvel Observateur du 29 mai 2013 – En vignette de cet article, Etienne Becker et Pierre Lhomme, prototype de caméra Coutant en mains, en tournage à Marvejols - Photo Chris Marker)

Repères

1961. Le Combat dans l’île, d’Alain Cavalier.

1965. La Vie de château, de Jean-Paul Rappeneau.

1966. Le Roi de cœur, de Philippe de Broca.

1968. La Chamade, d’Alain Cavalier.

1969. L’Armée des ombres, de Jean-Pierre Melville.

1971. La Vieille fille, de Jean-Pierre Blanc.

1973. La Maman et la putain, de Jean Eustache.

1975. Le Sauvage, de Jean-Paul Rappeneau.

1978. L’Etat sauvage, de Francis Girod.

1981. Quartet, de James Ivory.

1983. Mortelle randonnée, de Claude Miller.

1987. Camille Claudel, de Bruno Nuytten.

1988. Baptême, de René Féret.

1995. Jefferson à Paris, de James Ivory.

1997. Les Palmes de M. Schutz, de Claude Pinoteau.