Prendre une caméra, un acte qui engage, un geste qui a du sens

Jimmy Glasberg vu par Dominique Gentil, AFC

par Dominique Gentil Contre-Champ AFC n°339

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J’ai commencé dans le métier comme électro, puis comme assistant caméra pour des reportages télé - qu’on n’appelait pas encore des documentaires. Ces films étant tournés en pellicule 16 mm, c’est un assistant, souvent aussi électro, qui chargeait les magasins. C’est ainsi, par l’entremise de mon ami Jean-Yves Escoffier, que j’ai commencé à travailler pour Jimmy Glasberg.

Dans mon souvenir, il s’agissait de filmer un concert d’Anna Prucnal, une comédienne et chanteuse polonaise en vogue à l’époque. Très vite, Jimmy et moi, nous sommes devenus complices : nos relations ont largement dépassé les relations de travail et c’est au cinéma et au concert que nous nous retrouvions.
Je ne me sentais pas à l’aise quand j’allais chez les loueurs de caméras, Alga, Chevereau ; les assistants, ceux qui faisaient de grands films, m’impressionnaient. Au côté de Jimmy, j’étais en confiance, je retrouvais mon envie de filmer et de filmer des gens...
Avec Jimmy, pas de tournage sans son histoire.
Une pub avec Yvon-Marie Coulais qui arrivait tout juste de New-York ? Il nous faisait découvrir le premier Walkman Sony à l’exceptionnelle qualité sonore ; le casque passait d’oreilles en oreilles ; le tournage était devenu festif.
Un film publicitaire pour la ville de Paris mis en scène par Jacques Tati "Apprenons-lui le caniveau" ? Tati filmait les chiens avec un tel amour que leur imposer de pisser là où ils refusaient lui était tout bonnement impossible. Les annonceurs ont refusé le film et nous avons dû recommencer à tourner avec un autre réalisateur, plus ferme… avec les chiens.
En Suisse, pour une publicité ? Nous avons jeté d’un hélicoptère des dizaines de mouchoirs Kleenex qui voletaient au-dessus de montagnes immaculées, pour faire comprendre la fraîcheur du produit aux consommateurs japonais. C’était surréaliste…

Mais il n’y eut pas que des épisodes drolatiques. Sur le tournage en studio de Wundkkanal, de Tomas Harlan, nous avons filmé un ancien chef de camp d’extermination nazi. Par des questions sous la forme d’un interrogatoire, plus un dispositif scénique très élaboré (à partir de miroirs semi-réfléchissants et mouvements de caméra, Henri Alekan faisait la lumière), il s’agissait d’amener ce vieil homme à reconnaître, en direct, sa culpabilité. Ce fut impossible…
Le souvenir, souvenir à jamais, commence par un coup de fil matinal : « Dom, tu viens récupérer ma caméra. Tu prends des lumières, de belles lumières, des Fresnel. C’est pour interviewer Abel Gance… Oui, Abel Gance. Claude Lelouch et Francis Ford Coppola arrivent pour le filmer aujourd’hui ».
A 14 heures, nous commençons à les attendre. La journaliste américaine qui organisait l’événement nous fait savoir que Coppola est finalement reparti pour New-York. Le temps passe… Lelouch ne viendra finalement pas non plus. Pas question pour Jimmy d’être venu pour rien. Il insiste pour que l’on aille chercher monsieur Gance. C’est un très vieux monsieur, endormi et absent, qui arrive en fauteuil roulant.
Jimmy le place dans la lumière. Il cadre. Tout d’un coup, d’une voix forte de Jimmy interpelle : « Monsieur Gance, regardez ! C’est une caméra », « C’EST UNE CAMÉRA ». Le vieil homme se redresse, ouvre les yeux, son regard s’illumine : il avait compris que nous le filmions. Trois semaines plus tard, Abel Gance décédait.

Abel Gance, le 4 juin 1981 - Photo Jimmy Glasberg
Abel Gance, le 4 juin 1981
Photo Jimmy Glasberg

Avec Jimmy, j’ai découvert l’indispensable énergie pour aller chercher un plan. J’ai compris que sans détermination impossible de gagner une image à travers l’objectif. Il savait saisir le geste qui a du sens, le regard que l’on attendait avant que le magasin ne finisse par décrocher. « Oui ! L’image, on l’a ! », pouvait-il dire avant que je ne reprenne la caméra pour le soulager.

Je garde aussi le souvenir d’un Jimmy sans concession, animé de fortes convictions. Prendre une caméra n’est pas un acte neutre : « C’est un geste, un acte qui engage ».
Ne plus entendre sa voix chaleureuse, ses paroles qu’il pouvait asséner et qui bousculaient souvent, vont cruellement nous manquer.
Merci Jimmy.

(29 janvier 2023)

(En vignette de cet article, Jimmy Glasberg, Eclair-Coutant 16 sur l’épaule dans les années 1960 - Archives Glasberg)