Quelques propositions de Sławomir Idziak pour les jeunes cinéastes

Par Georges Harnack

La Lettre AFC n°238

A l’occasion du 21e Camerimage, K5600 Lighting et Transvideo, avec Thales Angénieux, membres associés de l’AFC, avaient invité six étudiants de La fémis et six de Louis-Lumière à séjourner à Bydgoszcz. Le festival rendait cette année hommage au directeur de la photographie polonais Sławomir Idziak, auteur d’un ouvrage intitulé Visual Identity : The Idziak Look. Compte rendu de lecture par l’un de ces étudiants.

Mes parents ont toujours préféré regarder un film à la maison sur un écran télévisé, parce que c’était moins cher et plus proche que les projections dans des salles de cinéma. Un jour cependant, je les ai piégés dans une salle où un film était projeté. Bien qu’ils aient d’abord été en colère contre moi pour ce piège, à la fin de la projection, ils étaient étonnés et reconnaissants. Le film s’appelait Trois couleurs : bleu ; un film franco-polonais réalisé par Krzysztof Kieslowski et photographié par Sławomir Idziak. Depuis ce film, nous avons tous un peu changé : mes parents demandent de me joindre à eux pour un film et moi j’ai décidé de faire des films.

Alors, qu’est-ce qui rend ce film si particulier ? Grâce au Festival Camerimage 2013, qui donne le prix le plus prestigieux à Sławomir Idziak cette année pour l’ensemble de sa carrière, j’ai eu la chance de le rencontrer pendant le festival à Bydgoszcz (Pologne). Il a tenu une conférence dédiée à son essai Visual Identity : The Idziak Look dans laquelle il a fait un peu plus la lumière sur la particularité de son travail en tant que directeur de la photographie.
Son essai comporte deux parties : la première traite du rôle et des défis d’un chef opérateur dans l’industrie cinématographique aujourd’hui et la seconde est une étude détaillée et concrète de Trois couleurs : bleu. Ce cas d’étude est illustré par de nombreux photogrammes de bonne qualité et d’extraits du scénario de sorte que le lecteur peut réellement comprendre comment Sławomir Idziak a traduit les phrases en images. Par ailleurs, il n’hésite pas à dévoiler plusieurs de ses secrets techniques (schémas de ses filtres faits maison et leur positionnement dans le cadre, son choix de gélatines et de ses opérations inhabituelles de la caméra comme par exemple l’ouverture du magasin lors de la prise de vues, etc.) C’est un document précis et concret sur la façon dont le film a été fait (un DVD est d’ailleurs inclus) et va certainement aider des cinéastes à comprendre le mystère et le succès de ce film. Dans cet article, je vais cependant me concentrer sur mon opinion personnelle sur les idées avancées par Sławomir Idziak à propos du rôle et des défis d’un chef opérateur aujourd’hui.

Sławomir Idziak commence son essai en soulignant un changement technique fondamental, dont les conséquences sont souvent sous-estimées : « Dans les années 1960, [...] nous avions des caméras volumineuses et lourdes, équipées soit d’un viseur avec correction de parallaxe, soit avec un système permettant de regarder à travers le négatif. L’opérateur à la caméra voyait une image différente de celle impressionnée. [...]
Il fut un temps où le métier du chef opérateur était celui de traducteur [...]. D’une certaine manière, l’image était d’abord produite et développée dans l’imagination du chef opérateur et il pouvait ensuite comparer sa vision à la réalité pendant les projections des rushes.
Les caméras modernes cependant sont comme des miroirs montrant le monde en temps réel. Des moniteurs affichent instantanément des images qui peuvent être enregistrées et relues. Le travail du directeur de la photographie a perdu ainsi les propriétés magiques de l’auteur (ou coauteur) de l’image d’un film. [ ... ]
Satisfait de cette immédiateté, " Ce que vous voyez est ce que vous obtenez " (en anglais, " What you see is what you get ", WYSIWYG), des chefs opérateurs oublient souvent que leur rôle se limite à regarder ce que leurs outils créent pour eux. »

Je crois qu’il y a essentiellement deux réactions possibles à ce constat : la première est nostalgique, elle consiste à refuser de travailler avec ces nouveaux outils " WYSIWYG " et de garder ses outils connus et " à l’ancienne ". Beaucoup de chefs opérateurs célèbres ont été en mesure de continuer à tourner en pellicule par exemple, mais cela devient plus difficile de jour en jour pour des raisons économiques. C’est donc seulement une possibilité temporaire.
La seconde réaction est de faire avec ces nouveaux outils avec le risque de perdre cette grande partie que les chefs opérateurs avaient l’habitude d’avoir dans le processus créatif. Cependant, ces nouveaux outils peuvent aussi être adoptés tout en étant conscient des risques. Compte tenu de l’immédiateté que permettent les nouveaux outils, il est donc nécessaire de repenser le cadre dans lequel on les utilise. Ce que Sławomir Idziak nous propose donc, c’est d’essayer de garder le meilleur des deux mondes : la rapidité et la facilité des nouveaux outils " WYSIWYG ", mais en gardant une distance nécessaire à leur immédiateté. Nous sommes aujourd’hui encore dans la transition de l’argentique au numérique, mais les choses évoluent rapidement et nous devons donc engager rapidement ce processus de " redéfinition du cadre de travail d’un chef opérateur ".

Sławomir Idziak propose par exemple d’employer un nouveau nom pour désigner le chef opérateur : “ directeur visuel " ou " auteur de l’image du film ". Ces termes rappellent clairement la responsabilité perdue du chef opérateur depuis les nouveaux outils " WYSIWYG " ; un directeur visuel n’est pas juste là pour garantir que les images ont été enregistrées, mais pour développer le style visuel avec le réalisateur pendant l’écriture, la construction des décors et les repérages, le tournage et toute la postproduction. Son rôle n’est pas seulement technique et limité à la prise de vues, mais aussi artistique et sur le long terme.

Cette responsabilité demande cependant des compétences et des expériences allant au-delà de l’enregistrement de l’image seule. Lors de sa conférence – et dans son essai – Sławomir Idziak a parlé de ses expériences en tant qu’acteur, monteur et réalisateur, elles l’ont toutes permis de mieux comprendre le rythme, la grammaire visuelle et la dramaturgie. Par ailleurs, ces notions permettent au chef opérateur d’établir une réelle collaboration avec le réalisateur au lieu d’être son exécutant.

Sławomir Idziak n’a pas seulement parlé de l’apparition des outils " WYSIWYG " comme un changement fondamental dans la production cinématographique, mais aussi des contraintes budgétaires croissantes. Au cours de sa conférence, il a proposé des solutions simples pour maintenir néanmoins un travail de qualité dans le cinéma. J’en énumère quelques-unes ci-dessous :

- Demandez plus de temps de préparation. Cela semble être à première vue en contradiction avec l’idée d’un budget restreint, mais il y a des économies considérables à faire quand on sait précisément quel lieu va être filmé et comment. Sławomir Idziak évoquait certains de ses films, où, en raison d’un manque de temps de préparation accordé, il a dû louer beaucoup plus de matériel que nécessaire – « juste pour être sûr ». De plus, c’est seulement pendant le temps de préparation que le chef opérateur peut vraiment développer un style visuel particulier ; une fois sur le plateau, il est trop tard pour essayer des choses radicales.

- Commencez par ne tourner qu‘une partie du scénario, montez-le et continuez à tourner seulement après. Au lieu de tourner l’ensemble du scénario, il y a beaucoup à apprendre en n’en tournant seulement qu’une partie et en repensant le film par la suite. Ce mode de production permet de réduire le risque d’un " mauvais " film. Sławomir Idziak évoque dans son essai le travail avec Kieslowski : ils ont passé beaucoup de temps dans des salles de montage pendant le tournage pour savoir ce qui a fonctionné et comment continuer.

- Un tournage est dangereux. Si vous n’avez pas le budget nécessaire pour le découpage envisagé, trouvez une autre façon de le tourner, parce que vous risquez la vie de vos collaborateurs. Sławomir Idziak a par exemple évoqué le tournage d’une scène d’accident de voiture. Dans cette séquence, on ne voit jamais l’accident, mais cela fonctionne tout aussi bien, car le découpage est intelligemment construit.

- Le spectateur est une proie. Selon Sławomir Idziak, nous sommes attaqués par des images en permanence et le spectateur d’aujourd’hui a construit un bouclier protecteur contre les images en général. Ceci doit être pris en considération lors de l’écriture d’un scénario, parce que cela impose à un film d’avoir un début visuellement intrigant sinon le spectateur n’ouvrira pas son esprit au reste du film.

Sławomir Idziak a beaucoup plus de conseils à donner aux chefs opérateurs et metteurs en scène dans son essai mais les citer tous allongerait ce texte considérablement. Ce qui rend ses conseils en tant que chef opérateur si particuliers, c’est que son raisonnement n’est pas uniquement au niveau de la technique, mais aussi à un niveau supérieur, celui de la création cinématographique en général.

Visual Identity : The Idziak Look est actuellement disponible uniquement en anglais (publié par la Fondation Tumult et le festival Camerimage).

Cet article est également publié, en anglais, par Film and Digital Times sur son site Internet.

(En vignette de cet article, Sławomir Idziak - Photo Piotr Uznański)