Raja

« Donc…, Une première collaboration avec Jacques Doillon.
Un homme charmant, respectueux, angoissé certes, mais qui m’a donné carte blanche sur l’image du film, sur les contraintes techniques à résoudre, le choix des caméras, des pellicules.
Juste quelques indices à demi-mots prononcés : aucun bruit de caméra pour les scènes de texte - donc essayer tous les magasins auparavant, lors des essais - et avoir de la profondeur de champ car Jacques est amené quelques fois à placer un personnage proche de la caméra, l’incluant dans sa mise en scène comme un personnage qui joue, et non pas comme une simple amorce. Le tout sans être trop freiné par l’infrastructure technique : si la mise en scène est prête, l’image doit l’être aussi, disons à un quart d’heure près.
Voilà en gros ce qu’était mon cahier des charges. Pas question d’abandonner le concept de faire une lumière qui paraisse juste par rapport aux intérieurs des maisons marocaines. Ne pas rajouter de grosses sources non justifiées, ne pas sur-éclairer les visages.
Enfin bref, essayer de faire ce que j’aime faire.
Pour la profondeur de champ, par contre, j’ai un peu \" manqué à ma tâche \". Je ne pouvais pas ou je ne savais pas comment en donner plus, car les intérieurs des maisons marocaines sont par définition assez sombres, avec des petites fenêtres, et les plafonds souvent pas loin des bords cadre.
Côté jardin de la maison principale, les personnages se trouvaient souvent sur fond de fenêtres plus grandes, avec des \" plages totalement surexposées \" qui n’ont pu être rendues un peu lisibles que par la 5263 qui, pour moi, est la pellicule la plus douce qui existe dans les 500 ISO - pellicule qui a un masque un peu magenta, donc pas toujours très bien appréciée par les étalonneurs.
Les changements de diaph que j’aime généralement faire en cours de prises de vues, lorsque les personnages se déplacent de pièce en pièce plus ou moins éclairées, étaient tout de suite limités par les objectifs Primo qui varient leur référence de point si on est avant 2,8 ou après 2,8. Petit inconvénient devenu majeur pour moi, notamment sur les longs plans-séquence.
Très souvent, les scènes étaient filmées à deux caméras (Panavision Super 35) avec Jacques qui cadrait la deuxième avec des positions de travelling en face à face ou qui se chevauchaient.
Jacques est très respectueux du travail fourni, en dehors du fait qu’il connaît extrêmement bien son métier, il sait mettre en confiance et sait faire prendre des risques. Il apprécie les mises en place périlleuses, les longs plans-séquence, il aime quand il faut réfléchir : c’est un joueur, moi aussi ; trouver des solutions pour filmer tel ou tel déplacement sans gêner, et sans être en reflet dans une quelconque porte vitrée.
Il faut évidemment préciser que j’avais plein de soucis pour gérer une infrastructure technique et acquérir cette forme de \" légèreté de déplacement dans l’espace \", et plein de doutes, plein d’angoisses d’un non-résultat car pas de rushes, et toutes ces difficultés, je me les mettais bien \" dans le placard \".
Une nuit, nous nous sommes mis à faire un plan-séquence à deux caméras, en simultané dans des pièces différentes, où les personnages se poursuivaient et jouaient dans une pièce puis dans une autre. Donc une installation A et une installation B. Jacques et moi étions chacun dans notre \" plateau aménagé \".
Il assumait le début du plan et moi la fin.
Dès que Jacques disait : « Coupez », je fonçais lui demander si, en lumière, les personnages ne s’étaient pas trop masqués ou avaient bien pris leur créneau.
Et il s’empressait de me demander s’ils avaient eu l’air d’avoir bien dit leur réplique et s’ils avaient été \" crédibles \" dans leur jeu.
\" Confiance \" des deux côtés en quelque sorte.
On était un peu sans filet dans nos réponses. Mais on était dans le \" même bateau \".
N’est-ce pas l’idéal entre un réalisateur et un opérateur ?
Pour moi, je crois que si. »