Regard sur Montfermeil

Entretien avec le directeur de la photographie Julien Poupard, AFC, à propos de son travail sur "Les Misérables", de Ladj Ly

par Julien Poupard

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Deux films photographiés par Julien Poupard, AFC, ont déjà remporté la Caméra d’or à Cannes : Party Girl, de Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis, en 2014, et Divines, de Houda Benyamina, en 2016. L’année dernière, il accompagnait En liberté !, de Pierre Salvadori, à la Quinzaine des réalisateurs. Cette année, il revient avec un premier film, Les Misérables, de Ladj Ly, en Compétition officielle de ce 72e Festival de Cannes. (BB)

Stéphane, tout juste arrivé de Cherbourg, intègre la Brigade Anti-Criminalité de Montfermeil, dans le 93. Il va faire la rencontre de ses nouveaux coéquipiers, Chris et Gwada, deux "Bacqueux" d’expérience. Il découvre rapidement les tensions entre les différents groupes du quartier. Alors qu’ils se trouvent débordés lors d’une interpellation, un drone filme leurs moindres faits et gestes…
Avec Damien Bonnard, Alexis Manenti, Djebril Zonga et Jeanne Balibar.

Ladj Ly, à gauche, et Julien Poupard, assis au centre, sur le tournage des "Misérables" - Photo Pierre Maillis-Laval
Ladj Ly, à gauche, et Julien Poupard, assis au centre, sur le tournage des "Misérables"
Photo Pierre Maillis-Laval

Raconte-nous ta première rencontre avec Ladj Ly.

Julien Poupard : Ce sont les producteurs du film qui m’ont proposé de rencontrer Ladj. On a rapidement parlé de Bloody Sunday, de Paul Greengrass, de Detroit, de Kathryn Bigelow. Ladj m’a parlé de son expérience du documentaire et de son docu-fiction sur lesquels se fondait son projet de film : pour lui, la caméra est une arme. L’image doit vibrer.
Ensuite je me suis rendu assez vite sur les décors avec Ladj et les producteurs. J’ai été saisi à ce moment-là car j’ai découvert une cité abandonnée, enclavée, où la plupart des habitations tombent en ruines. Et pourtant j’y ressentais également beaucoup de ferveur, de chaleur humaine. Il y avait un contraste saisissant.
Ladj connaît tout le monde à la cité des Bosquets, il y habite et comme il dit lui-même : « Ici, c’est notre studio à ciel ouvert… »

Sur le tournage des "Misérables" - Photo Pierre Maillis-Laval
Sur le tournage des "Misérables"
Photo Pierre Maillis-Laval

Ces endroits sont bien souvent médiatisés par des gens qui connaissent mal la cité. En quoi le regard de Ladj sur la banlieue est-il différent ?

JP : Ladj a grandi à Montfermeil, son film est complètement inspiré d’événements réels, qu’il a vus ou vécus. Il connaît tout le monde. Grâce à Ladj, on pouvait filmer cette cité sans se cacher, sans prendre de pincettes, aucun besoin de service de sécurité. On était « chez lui ». D’ailleurs, il passait son temps à serrer les mains de toute la cité… au point que parfois ça nous mettait en retard…
Plus sérieusement, il est capable d’apporter un point de vue authentique, de l’intérieur, loin des clichés. L’originalité de l’approche de Ladj, c’est de croiser le regard des jeunes de banlieue avec le point de vue des policiers. Ces "Misérables", ce sont autant les jeunes de la cité que les policiers de Montfermeil ! Que ce soient les flics ou les habitants du quartier, tout le monde est au même niveau, dans la même misère. Le problème vient du système, il est avant tout politique et bien plus complexe que les apparences.

Quels choix as-tu fait pour traduire ce propos à l’image ?

JP : La caméra adopte un point de vue qui ne se veut pas manichéen. Nous voulions filmer les policiers et les jeunes avec justesse, sans prendre parti. J’ai choisi d’utiliser trois zooms Angenieux Optimo (15-40 mm, 28-76 mm et 45-120 mm) et les Arri Master Grips qui sont des poignées avec moteur de zoom intégré. En effet je voulais pouvoir effectuer des zooms "sentis". Les Master Grips permettent une grande finesse de réglage du zoom (vitesse mais aussi accélération). Grâce au zoom et à ce moteur je pouvais me déplacer et zoomer pendant la prise. C’était aussi l’idée d’avoir une caméra en immersion, chercher un moyen d’humaniser la caméra, le regard. Le zoom à l’épaule permet de plonger le spectateur dans l’action. On est obligé de penser le plan en termes de champ et d’axe, comme un regard qui guide le spectateur.
Pour un maximum de mobilité et de réactivité, il fallait une équipe légère, c’était la clef pour intégrer notre histoire dans l’environnement de la cité.
J’ai choisi l’Alexa Mini car elle est très légère, robuste et agréable à l’épaule. C’est une caméra très performante dans les hautes lumières.

Le film est-il entièrement tourné à l’épaule ?

JP : Non, on ne voulait pas faire un film à l’épaule entièrement "improvisé" mais avant tout un film de mise en scène. Nous avions certes besoin d’un ancrage, d’une esthétique presque documentaire permettant de capturer des bribes du réel, filmer l’imprévu (c’est ce que Ladj aime et c’est dans la continuité de son expérience du documentaire). Mais en même temps, nous avons utilisé des "outils de cinéma". Pour la bavure, c’est une caméra à l’épaule extrêmement nerveuse. Pour le bar, lorsque les deux flics font le point à la fin de la journée, on a privilégié des plans fixes. Enfin, on a utilisé le Steadicam pour des plans plus chorégraphiés, des déambulations, des plans séquences.

Prise de vues sur quad - Photo Pierre Maillis-Laval
Prise de vues sur quad
Photo Pierre Maillis-Laval

Pourquoi avoir choisi de filmer avec deux caméras ?

JP : C’était une idée de départ des producteurs et de Ladj. Un choix pas évident par rapport au tout petit budget du film et à cette idée de petite équipe. A l’origine, l’idée c’était d’avoir plus de matière. Au début on a un peu tâtonné dans l’utilisation puis cette deuxième caméra est devenue quelque chose d’hybride : parfois 2e camera, parfois 2e équipe, parfois équipe "documentaire" pour filmer la vie du quartier, parfois elle faisait des "retakes" ou des scènes bonus. Je tiens d’ailleurs à remercier Pierre Maillis-Laval, pour son énorme investissement en tant que cadreur de cette deuxième caméra.

Il y a pas mal de scènes qui se passent dans des voitures, comment les as-tu filmées ?

JP : Au début du film, pendant la partie chronique du film, on est à l’épaule dans la voiture afin d’épouser le point de vue du flic novice, joué par Damien Bonnard, qui découvre la cité depuis la voiture. Puis au fur et à mesure, lorsque la dramaturgie des événements se met en place, on s’est autorisé des voitures travellings afin d’être davantage dans une image de fiction. Man on Fire, de Tony Scott, était un film très inspirant à ce propos. En voiture travelling, nous avions une caméra à l’avant en longue focale à l’épaule et une autre sur le côté où le cadreur était installé sur un rail pour filmer les passagers avant ou les passagers arrière.

Un mot concernant la postproduction ?

JP : Au tout début de l’étalonnage, avec Ladj et l’étalonneur Richard Deusy, nous étions partis vers une image plutôt froide, très contraste et avec beaucoup de grain. Nous avions fait beaucoup d’essais en amont pour élaborer ce look assez tranché. Mais ça ne marchait pas, ça ramenait une sorte de noirceur alors qu’on voulait que cette cité soit chaleureuse. On est allé à l’inverse vers une image plus chaude, plus douce.
C’est aussi ça le cinéma pour moi, il faut faire attention à ne pas tomber dans le piège des recettes qui marchent, des idées préconçues. C’est cette remise en question permanente qui me passionne et qui permet de vibrer et de rendre l’histoire vivante.

Dans ce film, c’est une vidéo filmée par un drone qui fait basculer l’action… métaphore du pouvoir de l’image ?

JP : Oui, dans le film, un jeune s’amuse à filmer le quotidien de la cité avec un drone – et par hasard -, il filme une bavure policière. Cette vidéo, cette preuve objective de la bavure, est au cœur du scénario. En mettant à nu la violence policière, la caméra devient une arme ! Cette idée s’inspire directement de l’expérience de Ladj. Tout jeune, il avait toujours une petite caméra sur lui, il a pratiqué ce qu’on appelle le "copwatching". Dès qu’il se passait quelque chose, il dégainait une caméra. Il a filmé les émeutes de 2005 à Montfermeil, des interventions des policiers et une bavure qui lui a inspiré ce film.
Contrairement à la caméra à l’épaule, le drone véhicule une esthétique tout sauf humaine, presque robotique. Le drone plane au-dessus de tous… il permet une distanciation, qui fait éclater cette vérité objective de la bavure policière. Je voulais utiliser les drones pour créer une distance, passer du micro au macrocosme (un peu à la manière d’Andreas Gursky). Mais plutôt qu’un effet stylistique, le drone, c’est avant tout un élément dramaturgique !
La caméra est une arme… Ladj est sans conteste un cinéaste engagé qui fera bouger les lignes. C’est quelqu’un de très pudique, humble et extrêmement déterminé.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)