Rencontre avec Alfonso Cuarón à propos de la série "Disclaimer", photographiée par Emmanuel Lubezki, AMC, ASC, et Bruno Delbonnel, AFC, ASC
"Le poids des mots, le choc des photos" par François Reumont pour l’AFCQuestionné d’abord sur les raisons et l’opportunité de travailler avec deux directeurs de la photographie sur cette série, Alfonso Cuarón explique que c’est à l’origine l’idée de Chivo (le surnom de Emmanuel Lubezki) : « C’est au cours de l’écriture qu’on a évoqué ensemble cette possibilité. J’aime bien échanger les idées avec lui dès cette phase, et je lui ai immédiatement parlé de ces différentes structures narratives qui allaient s’imbriquer, et se superposer dans la série. Comme je lui parlais d’un langage visuel propre à chacune, il m’a suggéré de travailler avec un deuxième directeur de la photographie. Admirant tous deux le travail de Bruno Delbonnel, et l’appréciant beaucoup en tant que personne, on a tout de suite conclu que c’était le choix idéal pour partager ce projet ».
Fidèle à Emmanuel Lubezki sur la plupart de ses projets, le réalisateur mexicain évoque cette relation particulière : « Avec Chivo, on a une sorte de communication télépathique sur le plateau. Il embrouille autant ma mise en scène que j’embrouille sa lumière ! Dans le passé, ça nous arrivait même de nous engueuler devant la caméra... Mais les années ont passé, et on fonctionne désormais tous les deux comme un vieux couple ! Et la chose sur laquelle on se rejoint à chaque fois, c’est que si un des deux n’aime pas un truc, et bien l’autre ne l’aimera pas non plus ! C’est devenu une sorte d’accord tacite et ça nous permet d’aller à l’essentiel.
En ce qui concerne Bruno, je n’avais jamais travaillé avec lui. Il se trouve que sa méthodologie est complètement différente. Si Chivo peut très bien être obsédé par un plan, et le préparer pendant plus d’une semaine, au contraire Bruno préférera le trouver sur le plateau, au moment où ça se passe. »
Expliquant les grandes règles déterminées lors de la préparation de la série, Alfonso Cuarón confie : « Une des choses sur lesquelles on s’est mis d’accord, c’est d’abord que chaque directeur de la photographie ne s’occuperait pas du travail de l’autre. Il ne regarderait pas les rushes de l’autre, et essaierait de ne pas être influencé. Et même éviterait de se rendre visite sur les plateaux respectifs. Ainsi, on a réparti le travail de cette manière : tout ce qui concerne le personnage de Kevin Kline serait filmé par Bruno, tandis que Chivo s’occuperait du personnage interprété par Cate Blanchett. Enfin, tout le reste serait attribué selon le point de vue dominant de l’autre. Et à chaque fois avec un langage visuel différent. Bien sûr, on devait quand même se préoccuper d’une certaine continuité en matière d’atmosphère. Car ça nous arrive plusieurs fois dans la série de passer dans le cut du personnage de Steven à celui de Catherine. Et tous les éléments météo notamment devaient être en synchro d’une scène à l’autre. Ça nous a donc forcés à unifier un peu les méthodologies, et surtout détecter les points de passage de l’un vers l’autre. Et je dois vous dire que le truc incroyable avec deux directeurs de la photographie, c’est que vous pouvez les observer travailler... Vous remarquez vite que chacun utilise des moyens très différents pour arriver au résultat. Chacun possède ses petits secrets, ses petites recettes... C’est passionnant ! »
Détaillant le travail concret de découpage sur le plateau le réalisateur explique : « De film en film, il y a chaque fois un langage qu’on doit trouver, et qu’on essaie d’explorer. En fait, la seule raison valable de faire un film, c’est d’y apprendre quelque chose. Et ensuite de l’exploiter sur le suivant... Et ça, je m’en aperçois parce qu’à chaque fois avec Chivo, en fin de postproduction, on passe notre temps à décortiquer ce qui a été fait et à relever toutes les erreurs qui nous sautent aux yeux. Des choses qu’on se promet de ne plus jamais refaire ! Ou au contraire des pistes qui nous motivent à aller chercher plus loin pour le suivant. C’est une sorte de recherche permanente de la lumière. Si vous revenez un petit peu en arrière, par exemple dans les années 1990, mes propres films et ceux photographiés par Chivo même pour d’autres réalisateurs sont très artificiels. Et puis la technologie ne faisant qu’évoluer, elle nous a apporté de nouveaux outils qui nous ont permis de s’éloigner de cette artificialité. Si je prends l’exemple Les Fils de l’homme, je me souviens très bien qu’on était forcé en studio de recréer la lumière naturelle très douce du ciel avec des centaines de sources tungstène qui n’étaient pas du tout adaptées à la situation. Maintenant, les SkyPanels et leur facilité de contrôle ont complètement changé la donne. Sur "Disclaimer", tous les décors intérieurs sont tournés en studio. Notamment la maison de Catherine, et c’est vite devenu une obsession pour nous de travailler sur les changements de densité et de couleur à l’échelle de la scène ou du plan. Grâce à la programmation que permettent ces sources, c’est quelque chose qu’on peut tout à fait se permettre mais qu’on ne pouvait pas vraiment à l’époque, même si on y pensait ! Donc, sur la série, tout est à peu près orchestré en fonction de la lumière, des découvertes et des fenêtres qu’on contrôlaient très précisément en fonction de l’évolution de la scène et bien sûr, du jeu des comédiens. »
Tandis qu’un spectateur lui demande plus de précision sur sa manière d’écrire pour l’écran, le réalisateur lui confie : « Comme j’écris le scénario, je peux dire que j’écris ce que je m’imagine mettre en scène. Donc dans l’ordre j’essaie de visualiser d’abord la lumière, les lieux et les sons. Et ce n’est qu’ensuite que je m’occupe des personnages. J’ai donc une idée assez claire de ce vers quoi je me dirige... Et ensuite je me force à imaginer comment la scène peut se dérouler sur l’écran. Après tout, le métier de scénariste, c’est d’écrire pour tourner... pas de faire un roman !
Cependant, il m’arrive parfois de ne pas vraiment savoir quelle est la bonne voie pour chaque scène. Et dans mon propre cas, je me suis aperçu que ce qui marche, c’est quand vous arrivez à connecter les graines avec les idées. Chaque idée vient d’une graine qui se met à germer. C’est David Lynch qui parle de ça quand il parle de l’analogie avec le pêcheur qui attend que la ligne se mette à mordre. Donc, quand je suis dans une impasse, j’essaie de revenir en arrière et de me reconnecter avec cette graine... Et après tout en tant que réalisateur et scénariste, qui mieux que vous peut savoir où se cachent les réponses ? Vous pouvez aussi demander à vos collaborateurs, les directeurs de la photo sont supers pour ça, je les vois comme les marins sur un bateau qui aident le capitaine à garder le cap. »
Questionné sur les effets de cadrage et notamment de zoom assez surprenants qui émaillent certains épisodes et certaines scènes, le réalisateur explique sa méthode : « Pour ce qui concerne notamment la ligne narrative du personnage de Robert (Sacha Baron Cohen) et de son fils Nicholas (Kodi Smit-McPhee), on avait convenu que beaucoup de choses se feraient à l’épaule et au zoom. Une approche beaucoup plus aléatoire, et dans une certaine forme beaucoup moins contrôlée que le reste. Parmi les références que j’avais sélectionnées, je me souviens qu’il y avait Maris et femmes, que Carlo Di Palma avait filmé jadis pour Woody Allen. C’était une des choses dont j’avais parlé à Bruno lors de la prépa. Ce en quoi, je me souviens parfaitement qu’il m’avait répondu, comme un peu contrarié : "Mais tu sais... Carlo Di Palma n’utilisait jamais de zoom !" Comme quoi, c’était peut-être une idée mentale que j’avais gardée de ce film ! Quoi qu’il en soit, pour maximiser le côté aléatoire, j’ai demandé au cadreur de garder très simplement le visage dans le cadre à tout moment. Chose qui tombe sous le sens quand vous êtes en plan assez large. Mais ce que je faisais de mon côté, c’était déclencher des zooms assez brusques moi-même avec la télécommande que j’avais dans les mains. C’est comme ça qu’on a fait ces scènes ! Je trouve que ça allait très bien en contrepoint de tout ce qui se passe avec Steven (Kevin Kline), où tout est très calculé, très lent et implacable. »
Revenant aussi sur la séquence de sexe assez crue de l’épisode 3, Alfonso Cuarón détaille ses choix : « Quand on aborde une scène comme celle-là, avec les comédiens l’important c’est de savoir quel point de vue on a. Lubitsch était très fort pour ça, en réussissant juste avec un simple baiser à faire une scène de sexe. Moi quand je vois au cinéma une scène très prude, sous les draps, ou qui ne correspond pas à la réalité, je trouve ça toujours très artificiel et très faux. D’une certaine manière, c’est soit vous le faites à fond... ou pas du tout ! Comme dans la vie quoi ! Et je ne vous parle même pas des réalisateurs qui font un panoramique sur les oiseaux ou sur la guitare !
En ce qui concerne notre scène dans l’épisode 3, c’était bien sûr particulier, puisque c’est une sorte de fantasme. Ce n’est pas la réalité. Donc, moi, je suis parti sur une approche réaliste de l’acte en lui-même, mais en poussant les curseurs à fond en matière de lumière, de caméra et surtout de musique. Ça, je l’avoue, c’était vraiment au-delà de l’au-delà ! Vous rendez-vous compte en fait combien cette scène est tordue ? Car c’est une mère qui imagine et raconte au lecteur comment son propre fils de 20 ans fait l’amour à une inconnue... »
Au sujet plus général de sa relation avec les comédiens, et les différents tours de force qui parsèment la série (dont le long monologue de la protagoniste dans l’épisode final), Alfonso Cuarón raconte : « Vous savez, Cate Blanchett m’a dit récemment que cette série devait se voir deux fois. La première en essayant de remplir les cases manquantes volontairement disséminées au fur et à mesure de l’intrigue... et une deuxième fois en faisant abstraction du principe de jugement... et c’est là où vous devez découvrir que c’est aussi l’histoire d’une femme qu’on empêche perpétuellement de parler. Donc je répondrais que tout dans la série est orienté en quelque sorte pour aboutir à cette fameuse scène. Une scène qu’on a préparée pendant des mois, et qu’on a tournée à la fin du plan de travail. Un plan qui d’ailleurs était à l’origine prévu comme fragmenté, exactement comme dans le montage final puisqu’on retourne séquentiellement dans le passé au fur et à mesure du monologue. Mais c’est Cate qui a insisté pour qu’on conserve l’unité de l’interprétation, un peu comme au théâtre. Elle-même racontant le passé dans les interludes destinés plus tard aux flash-backs. C’était donc des prises très longues uniques en master, avec beaucoup de fluctuations, et c’était inestimable. Parce que ça nous a servi ensuite pour affiner la structure des sauts dans le passé, sur la plage. Et ça m’a ouvert les yeux sur la nécessité de rester le plus longtemps avec Catherine plutôt que de faire ces sauts dans le passé. De mon souvenir, ça nous pris à peu près un jour pour mettre au point la scène. Les premières prises étant plus comme des sortes de répétition... J’ai le souvenir de quelque chose d’extrêmement intense, et je ne me souviens plus exactement combien de jours on a tourné. Un moment extrêmement dur pour elle, si bien qu’à la fin de la dernière prise, celle qu’on trouvait la meilleure, elle a carrément craqué sur le plateau, avec une crise de fou rire nerveux, se levant et se mettant à danser comme une folle. On avait réalisé combien cette pression soudain s’échappait pour elle. C’était un moment à part. »
Questionné sur le futur du cinéma, le réalisateur confie : « Je ne crois pas une minute les gens qui prédisent que le cinéma va disparaître. Tous les dix ans des voix s’élèvent pour affirmer des conneries comme ça, mais à chaque fois le cinéma continue d’exister. Si on se replonge dans le passé, à chaque nouvelle étape technologique majeure, que ce soit après l’arrivée du son par exemple, ou maintenant le numérique, ce sont ceux qui ont su s’adapter et exploiter les avancées qui ont réussi à produire de nouveaux chefs-d’œuvre. Regardez Hitchcock par exemple, dont la carrière a commencé au temps du muet et qui ensuite a atteint ses sommets de création dans les années 1960. Les seuls qui ont prédit la mort du cinéma sont ceux ensuite qui sont morts pour de vrai, et qu’on a oublié. Et puis c’est aussi une manière de ne pas faire confiance à la jeune génération que d’annoncer la fin du cinéma. Et je pense que les chefs-d’œuvre réalisés par les grands cinéastes du futur seront complètement inconcevables pour les gens de ma génération. Exactement comme quand Godard a réinventé le cinéma dans les années 1960. Le cinéma passe son temps à se réinventer, je suis donc extrêmement curieux de savoir quelle forme cela va prendre dans le futur... Par contre, je voudrais insister sur une chose qui me semble capitale, c’est l’importance de l’archivage et de la restauration du patrimoine. Quand on sait que 85 % des films antérieurs à 1923 ont disparu, c’est une menace qui, à mon sens, est beaucoup plus préoccupante que celle de la disparition du cinéma. Et dont on ne parle pas assez. Et c’est une chose qui risque d’arriver avec les différents changements de format depuis la généralisation du numérique. Tant de films importants qui vont sans doute disparaître si on ne prend pas la mesure des enjeux de l’archivage. Et c’est un enjeu d’autant plus crucial depuis que les plateformes sont rentrées dans la partie. J’ai l’impression qu’elles se contrefichent complètement de l’archivage et de la préservation du patrimoine. L’important, c’est d’avoir un maximum de catalogues, de choses disponibles en ligne, sans même parfois savoir pour l’utilisateur où trouver tel film ! Cet enjeu de la préservation me semble d’autant plus sensible qu’on n’est plus sur un stockage physique des œuvres, et que, au gré des rachats, des crises ou des bénéfices, telle ou telle structure peut être rachetée par une autre et certaines œuvres passer à la trappe. Certes "Disclaimer" est produit pour Apple, et je dois reconnaître qu’ils m’ont donné une liberté totale de création. Les plateformes sont devenues une réalité, et ça serait nier l’évidence que de les ignorer. Peut-être qu’au fond on peut trouver une forme complémentaire entre l’exploitation en salles et celle sur la plateforme. Un peu à l’égal de ce qui se passait quand on attendait un certain temps avant que le film ne sorte en vidéo. C’est peut-être un vœu pieux, mais en ce qui concerne cette série, c’est vrai que j’aimerais vraiment pouvoir récupérer une copie film... Une version physique en quelque sorte. »
(Compte rendu rédigé par François Reumont pour l’AFC)