Retour sur l’hommage à Sven Nykvist, FSF, ASC

"Lumière sans ombre", par Clément Colliaux
Suivant l’initiative de la FSF, l’American Cinematographer a organisé à Camerimage 2022 un hommage à Sven Nykvist, FSF, ASC, à l’occasion de ce qui aurait été son centième anniversaire. Charlotte Bruus Christensen, DFF, ASC, Ed Lachman, ASC et Lars Petterson, auteur pour la FSF, se réunissent autour de quelques extraits pour exprimer leur attachement à l’œuvre de l’éminent chef opérateur suédois, et en particulier sa collaboration avec Ingmar Bergman étendue sur 30 ans et 22 films. Hommage modéré par Benjamin B, membre consultant de l’AFC. (CC)
"Persona" (1966)
"Persona" (1966)

« Peu de collaborations sont aussi longues et fructueuses », commence Benjamin B. « Sven Nykvist et Ingmar Bergman s’inspiraient l’un l’autre pour faire leur meilleur travail. Parler de Nykvist, c’est aussi parler de mise en scène. » A partir d’extraits de Persona (1966), le panel aborde le découpage de Bergman – Nykvist. Lors d’une scène onirique, Elizabeth (Liv Ulmann) visite la chambre d’Alma (Bibi Andersson) qui dort, dans une atmosphère brumeuse. « Ils aimaient les plans larges et les gros plans, mais moins les intermédiaires », continue Benjamin B. « On sent l’héritage théâtral de Bergman », poursuit Charlotte Bruus Christensen, « qui tient longtemps ses plans larges ». La célèbre scène où Alma brise un verre, et laisse volontairement un éclat au sol pour blesser Elizabeth, s’ouvre par un long plan large qui établit précisément l’espace et la chaîne des événements. Les cadres plus serrés jouent ensuite de panoramiques pour suivre l’action en un minimum de plans. « Ça demandait de savoir choisir précisément où mettre la caméra pour couvrir toute la scène » (Benjamin B.). « On prend le temps du plan large pour faire monter la tension », décrit Charlotte Bruus Christensen. « Sur les plans suivants, on remarque aussi quelques zooms, quelque chose que l’on ne pourrait pas faire aujourd’hui sans que quelqu’un pense que c’est une erreur. Les panoramiques et les zooms remplacent les coupes, étirent ou compressent le temps, accompagnent le suspense. »
Ed Lachman, qui a eu l’occasion de travailler avec Nykvist, insiste alors sur ses talents de cadreur, en s’appuyant notamment sur un impressionnant panoramique à 180° dans La Nuit des forains (1953). « Quand il travaillait aux États-Unis, il était très frustré de devoir avoir un cadreur. Je me souviens que sur Hurricane (Jan Troell, 1979), le réalisateur proposait des plans improbables, mais il savait les faire marcher. » Dans un extrait de documentaire, Liv Ulmann renchérit à propos du travail de Nykvist sur ses propres réalisations (Kristin Lavransdatter, en 1995 et Entretiens privés, en 1996) : « Il était adorable, et transformait mes idées absurdes en plans magnifiques ». « Comme pour les acteurs », renchérit, Lachman, « ce qui compte c’est de réagir, et c’est pour ça que Bergman lui faisait confiance ». « Ensemble, ils ont réinventé le gros plan, par la chorégraphie du cadre et la lumière. » (Benjamin B.)

Ed Lachman et Lars Pettersson (à gauche) - "Cris et chuchotements" (à droite)
Ed Lachman et Lars Pettersson (à gauche) - "Cris et chuchotements" (à droite)


Deux extraits de Cris et chuchotements (1972), dont la projection précédait la conférence, font la transition entre l’étude du découpage et de la lumière de Nykvist. Le second est un long gros plan où le docteur (Erland Josephson) commente le visage de Liv Ulmann. « Il faisait des gros plans plus serrés que les autres. » (Benjamin B.) « Il fait du visage un paysage », commente Ed Lachman. « D’ailleurs, comme moi, il partait toujours du visage pour exposer ses plans, et ensuite s’occupait du décor. » Pour « le premier film en couleurs de Bergman » (Lars Pettersson), Nykvist éclaire avec une lumière très douce, souvent avec une source unique. « Là où un autre opérateur aurait amené un projecteur 10 kW, lui utilisait un 2 kW diffusé », explique Lachman. « Ses électriciens amenaient tout un arsenal, et lui se contentait de réflexions ou de petites sources diffusées. » Benjamin B. commente l’évolution de la lumière de Nykvist : « Après ses premiers films noir & blanc très contrastés, il a cherché une lumière plus douce et naturaliste, moins artificielle. Les Communiants (1963) a été un tournant, Bergman disait que Nykvist avait inventé "une lumière sans ombre". Ils avaient passé une journée, du matin au soir, dans une église à regarder la lumière, en prenant des photographies toutes les dix minutes. » « D’ailleurs ils ont finalement reconstruit une église et tourné en studio », ajoute Pettersson.

"Les Communiants" (1963)
"Les Communiants" (1963)


Juste après Cris et chuchotements, Bergman et Nykvist tournent Scènes de la vie conjugale (1973), en 16 mm (« Et même pas en Super 16 mm ! », précise Pettersson) pour la télévision suédoise. La photographie de Nykvist s’y fait sensible mais discrète. Pettersson ouvre avec une anecdote : « Nykvist était une star à l’époque, comme Bergman, et il était coproducteur de Scènes de la vie conjugale. Suite au succès de la mini-série, des distributeurs américains ont proposé de la diffuser au cinéma aux États-Unis. Nykvist a refusé, précisant que son contrat interdisait la diffusion sur d’autres supports. Bergman lui a dit : "Mais tu es coproducteur, tu sais combien d’argent tu gagnerais ?" » Charlotte Bruus Christensen s’interroge sur ce qui lui plaît tant dans ces images : « Ce n’est pas spécialement contrasté, plutôt égal. Ce n’est pas spectaculaire mais je trouve ça magnifique. Ça pousse à se demander ce qu’est une "belle photographie". C’est aussi une question de rythme dans le cadre, la photographie est presque comme un personnage. Il faut être investi mais se tenir à l’écart ». Et Ed Lachman de conclure sur l’ensemble de l’œuvre imposante et inspirante de Nykvist : « C’est le point de vue qui compte, comme ce plan où on regarde à travers l’encadrement de la porte, comme si l’on ne devait pas être là. La beauté esthétique n’est pas forcément une bonne photographie. Il faudrait peut-être changer "beau" par "authentique". »

Lars Pettersson et Charlotte Bruus Christensen (à gauche) - "Scènes de la vie conjugale" (à droite)
Lars Pettersson et Charlotte Bruus Christensen (à gauche) - "Scènes de la vie conjugale" (à droite)


(Compte rendu rédigé par Clément Colliaux, pour l’AFC)