Festival Manaki Brothers 2024, 45e édition

Retour sur la Master Class Bruno Delbonnel, AFC, ASC, à Manaki Brothers

Par Sarah Blum, AFC

par Sarah Blum Contre-Champ AFC n°359


Cette année, Bruno Delbonnel, AFC, ASC, reçoit la Caméra 300 du Festival Manaki Brothers pour l’ensemble de son œuvre. Lors d’une Master Class modérée par Nigel Walters, BSC, divers extraits de sa filmographie ont été projetés. En voici un compte rendu.

Nigel Walters : Bruno Delbonnel, pouvez-vous vous présenter ?

Bruno Delbonnel : J’ai fait des études de philosophie et je suis une personne normale, un père de famille… J’ai été assistant caméra puis je suis devenu directeur de la photo. Et encore aujourd’hui, sur chaque tournage, je suis très mal la première semaine, j’ai envie de vomir tous les soirs. Ensuite je fais avec, ça va un peu mieux tous les jours.

Projection d’un extrait du Fabuleux destin d’Amélie Poulain, de Jean-Pierre Jeunet

Photo Hypergonar

NW : Qu’est-ce que cela vous fait de revoir cet extrait d’Amélie Poulain, de Jean-Pierre Jeunet ?

BD : Amélie était mon troisième long métrage comme directeur de la photo et il a changé ma vie. À la suite de ce film, j’ai été appelé en Angleterre, aux Etats-Unis et moins en en France.
Par contre je ne peux plus parler de ce film aujourd’hui. J’ai grandi, évolué. Il y a beaucoup trop de couleur, non ? Il y avait cinq filtres devant l’objectif pour obtenir cette image. Aujourd’hui je n’utilise plus de filtre. Je me sens enfermé dans une boîte à reparler des anciens travaux. Il y a d’ailleurs d’autres boîtes dans lesquels on a voulu me mettre. Inside Llewyn Davis ou Faust en sont d’autres. J’essaie d’avancer, de faire quelque chose de nouveau à chaque film, d’être moi-même. La personne qui a éclairé Amélie il y a vingt cinq ans m’est un peu étrangère. Je ne sais même pas me copier moi-même. Pour refaire Amélie il faudrait être avec Audrey Tautou, la cheffe costumière du film, le chef décorateur, le dialogue avec Jean-Pierre Jeunet et ainsi de suite.
Quand on me parle de style, je ne sais même pas ce que c’est. Chaque film est une expérience et une nouvelle aventure pour moi, qui n’a rien à voir avec la précédente. Je suis passé du film de Harry Potter (le 6e) à une collaboration avec Alexander Sokurov. Des années lumières séparent ces cultures-là.
Je ne revois pas les films que je fais. Si je les revois des années plus tard, je ne vois que ce qui aurait pu être mieux réalisé, les intentions ratées… Je continue à avancer, j’essaie d’être le plus libre pour expérimenter.

Public : Essayez-vous de créer quelque chose d’original de spécial, d’extraordinaire, de grand à chaque projet de film ?

BD : Non, je ne pense pas que ma recherche soit guidée par cette envie. Je ne pense pas qu’on puisse travailler à vouloir créer un chef d’œuvre ou quelque chose comme ça. Chaque film est une recherche sur mesure, et si on arrive à quelque chose ensemble, cela donne ce qu’on pourrait appeler "une proposition". Il n’y a pas de juste ou faux dans cette recherche, pas de jugement de valeur.

Public : Quel est votre parcours, comment avez-vous évolué dans votre métier et vos idées sur votre travail ?

BD : J’ai commencé comme assistant caméra en France. J’étais parmi les rares assistants qui parlaient anglais à l’époque et cela m’a fait rencontrer pas mal de directeurs de la photographie américains et internationaux. J’ai eu la chance d’apprendre en les observant. Quand j’ai débuté comme directeur de la photographie, j’ai fait toutes les erreurs possibles et imaginables. J’ai appris des gaffers, des assistants caméra, des key grips, des réalisateurs. Mais je me nourris aussi d’autres sciences et arts. J’ai par exemple des discussions avec l’architecte Renzo Piano sur la lumière en architecture. Je peux aussi apprendre par la musique ou par la littérature et la poésie. Pour le film La Tragédie de Macbeth, de Joel Coen (2021), nous avons appris de la langue de Shakespeare, de sa poésie. Nous avons rencontré beaucoup de personnes qui passent leur vie à travailler sur Shakespeare, c’était impressionnant et très riche. Quel est cette langue, comment peut-on la transposer en langage filmique et visuel ? Avec Joel Coen nous avons passé un an à discuter de cela. Et mon travail a aussi été de comprendre pourquoi il a choisi de faire ce film en particulier, qu’est-ce qu’il cherchait personnellement. J’essaie de comprendre pourquoi un réalisateur choisit de faire son film.

Public : Pouvez-vous nous parler de votre passage de la pellicule au numérique ?

BD : Avant en pellicule, j’utilisais quasiment toujours le même package, dans lequel je me sentais bien. Une Arricam, de la pellicule Kodak 5219 (500T), une série Cooke S4. C’est comme ça que je tournais tous les films, Inside Llevyn Davis, par exemple, et beaucoup d’autres. Quand on est passé au numérique, il y a eu la révolution des moniteurs sur le plateau, de pouvoir voir l’image enregistrée. J’ai pensé « enfin, maintenant je peux à nouveau bien dormir en tournage » [rires]. C’était plus simple ! Mais je pense que nous n’avons pas encore trouvé le langage du numérique. Nous sommes encore très nostalgiques de la pellicule et de son rendu et passons beaucoup de temps à mimer cela en numérique. Personnellement, je suis très fortement investi dans la postproduction de mes projets. Je suis un directeur photo de la postprod !
Je me souviens que pour Inside Llewyn Davis, je voulais traduire la tristesse en image, donc j’ai fait une image très douce, très diffusée. Je cherchais une image "inconfortable", pas très agréable à regarder, déstabilisante. Pour cela j’ai ajouté beaucoup de magenta qui me semblait être la couleur la moins attrayante. Et je suis allé trop loin, j’avais perdu le film. J’ai dû rectifier tout cela à l’étalonnage.
Dans Faust, il s’agissait de détruire l’image. De mettre en opposition des séquences à l’esthétique très différente. Une séquence contenant du magenta dans les noirs, du vert dans les blancs, très claire, etc., opposée à une séquence plus chaude, plus sombre, etc. Il s’agissait de déstabiliser le spectateur en ne respectant pas la continuité du langage "esthétique".
Je ne suis pas un puriste de la haute technologie par contre. Je ne suis pas intéressé à avoir le plus de K ou de Mb. Je confie ces sujets et problématiques à mes assistants. Je suis un peu perdu avec les 17 diaphs de latitude de l’Alexa 35, je ne sais pas quoi en faire.

Public : Quel est votre usage des nouvelles technologies de lumière ?

BD : Je n’ai jamais aimé les HMI. Je préfère utiliser un Dino corrigé qu’un HMI. La lumière tungstène est plus belle.
Je suis très mal à l’aise avec la lumière naturelle. Je préfère largement travailler en studio et d’ailleurs j’ai fait plus de films en studio qu’en décors naturels.
Les nouveautés technologiques et les problématiques écologiques ont vu l’arrivée et l’utilisation des LEDs. Avant les SkyPanel de Arri, les sources LED étaient très moyennes, avec des trous dans le spectre. Maintenant, j’en utilise beaucoup. The Tragedy of Macbeth est entièrement éclairée avec des LEDs. Nous avions, Joel Coen et moi, beaucoup réfléchi au rythme de la langue de Shakespeare, et avions décidé d’être en opposition à cette langue complexe en faisant une lumière très ciselée, très nette, comme un Haiku. Pour ce faire, j’ai utilisé des "moving lights" ; des projecteurs LED automatiques qui étaient les seuls à pouvoir me donner des ombres absolument nettes et précises.

Public : Comment avez-vous su pénétrer dans le monde de Tim Burton ?

BD : On ne peut pas entrer dans le monde de Tim Burton. En préparation, on ne le voit pas beaucoup dans une journée. Je viens avec une proposition, il dit OK. On n’en entend plus parler et on le revoit des semaines plus tard avec une idée différente mais inspirée par la proposition en question. Tim est quelqu’un qui vit dans son propre monde. J’ai essayé de le suivre aussi bien que je pouvais.

Projection d’un extrait de Faust, d’Alexandre Sokurov

BD : J’ai adoré travailler avec Alexandre Sokurov. C’était difficile de se parler cela dit. Il ne parlait pas un mot d’anglais ni de français et moi pas un mot de russe. Nous avions besoin de passer par un traducteur…
C’est la première fois de ma vie où j’ai rompu avec toutes les règles de continuité auxquelles je m’étais tenu jusque-là. J’ai mélangé des optiques sphériques avec des optiques anamorphiques, et plusieurs pellicules dans le même film. Nous avons également tourné en réflexion dans les miroirs pour obtenir des effets de distorsion.

Public : Pourquoi les réalisateurs vous choisissent-il ? Savent-ils que vous leur apportez de nouvelles idées, votre vision ?

BD : Peut-être parce que je suis le deuxième choix. Leur choix favori n’était pas libre. Sokurov m’a contacté parce que le directeur de la photo Aleksey Fyodorov n’était pas disponible. Wes Anderson m’a appelé parce que Robert D. Yeoman n’était pas disponible. Les frères Coen m’ont appelé parce que Sir Roger Deakins tournait Skyfall...
Je ne sais pas, je pourrai répondre qu’ils m’appellent parce que je suis un génie.

Peut-être qu’un jour ils ont vu un film que j’ai éclairé et quelque chose leur a plu dedans. Je me rappelle Tim Burton qui est venu me voir après la première de Harry Potter et il m’a dit : « Peut-être on travaillera ensemble un jour ». Et il m’a contacté bien plus tard.
Et parfois je ne fais qu’un film avec un réalisateur et c’est tout.

Projection d’un extrait de Inside Llevyn Davis, des frères Coen

BD : Je me souviens d’un tournage très serein, très détendu sur le plateau. Tout était story-boardé avant. Ethan lisait le journal, faisait même les mots croisés pendant que j’installais la lumière et me disait : « Dis-moi quand tu es prêt ».

Nancy Schreiber, dans le public : Comment avez-vous fait le choix de tourner avec une focale unique, un 27 mm si mes souvenirs sont bons ?

BD : J’ai utilisé en effet un 27 mm tout du long, à part quelques rares exceptions, quand vraiment ce n’était pas possible autrement. Notamment dans la voiture, pour des questions pratiques je me rappelle avoir fait des plans au 40 mm. J’aime l’idée de la continuité, de la tenue de l’image qui naît avec un tel choix. Je me laisse les variations du changement de diaph pour choisir ma profondeur de champ selon les scènes. Je peux éclairer pour avoir un diaph de 8 ou 11 puis jouer avec des densités neutres pour doser la profondeur de champ. Je garde le même angle de champ, j’assure comme ça une certaine continuité. Je ne suis pas le seul à avoir fait ce choix. D’autres avant moi, en photographie, Henri Cartier-Bresson, par exemple, utilisait toujours les mêmes focales et Roger Deakins a aussi utilisé ça et beaucoup d’autres.

Public : Pourquoi avoir fait ce choix d’un contraste si fort dans ce qu’on vient de voir. La scène où Llevyn sort de la voiture la nuit, sous la pluie ?

BD : C’est un choix qui venait de l’impossibilité d’éclairer les 150 mètres de route qu’on voit dans le plan en décor naturel la nuit. J’ai placé une grosse lumière sur une grue à contre à 500 m avec de la fumée, pour détacher mon personnage comme une silhouette. Sans fumée ça n’aurait pas fonctionné d’ailleurs. Et aussi on n’a pas besoin de voir le visage ou des détails car tout ce qui est important s’est passé avant à l’intérieur de la voiture. Ensuite c’est juste une transition. Mais j’aime bien ce que ça rend. Ça va avec le contraste général du film.

Peter Biziou et Bruno Delbonnel - Photo Hypergonar
Peter Biziou et Bruno Delbonnel
Photo Hypergonar

(Les photos de Bruno Delbonnel illustrant cet article sont, sauf indication contraire, de Sarah Blum)