Retour sur la Master Class avec le chef opérateur Jarin Blaschke
Par Margot Cavret pour l’AFCLa conférence a suivi le rythme des projections d’extraits, parcourant chronologiquement la collaboration entre Robert Eggers et Jarin Blaschke, en commençant par The Tell-Tale Heart, court métrage de 2008, qui fut leur première rencontre. Jarin Blaschke raconte : « Ça a été un long voyage pour en arriver là. Quand j’étais petit j’adorais prendre des photos, et inventer des histoires avec mes jouets, et je rêvais d’un métier qui puisse être la rencontre entre les deux, qui soit à la fois fixer la réalité sur un support, et faire croire aux histoires. J’ai fait une école de cinéma à New-York, qui n’était pas une école de cinématographie, mais dans laquelle j’ai pu beaucoup pratiquer car j’ai pu être chef opérateur pour tous les films de mes camarades. Ensuite j’ai vivoté, j’acceptais tous les projets, même les court métrages les plus fauchés, des films vraiment mauvais, tandis que je travaillais dans une librairie en parallèle. Petit à petit, j’ai pu faire des courts métrages de mieux en mieux produits, et finalement j’ai obtenu mon premier long métrage, mais qui n’était pas moins modeste que les courts métrages. Et puis un jour j’ai reçu un e-mail de Robert Eggers, avec le scénario de The Tell-Tale Heart, je n’avais jamais rien vu de semblable. Il n’y avait aucune voix, pas de dialogue, pas de voix-off, mais il décrivait des détails, la poussière sur le sol, la respiration des personnages, etc. Je l’ai rencontré, je lui ai posé plein de questions, il avait énormément de connaissances en peinture, en design, en littérature. J’étais plus âgé que lui, alors il a cru que j’étais en train de le tester ! On a tourné, en 16 mm dans une maison abandonnée du New Hampshire. En tournage je suis toujours très concentré sur mon travail, et ça a donné l’impression à Robert que je n’aimais pas travailler avec lui. A la fin du tournage il m’a dit : « J’ai beaucoup aimé travailler avec toi, c’est dommage que nous ne puissions pas continuer... » J’étais très surpris ! J’ai dissous le malentendu et on ne s’est plus jamais quittés. Nous avons créé une relation de confiance et d’honnêteté qui est très précieuse. On peut se dire les choses sans détour, si on n’aime pas quelque chose, on cherche ensemble une façon de faire différente. On s’entraîne l’un l’autre pour aller plus loin, c’est un travail collectif comme je n’en avais jamais vécu avant ».
Le second extrait présenté est issu du court métrage Brothers, sorti en 2013. « Nous avons commencé à préparer The Witch en 2010, Robert a dû tourner un court métrage pour prouver qu’il était capable de diriger des enfants. On a tourné dans les bois, pour se rapprocher de l’esthétique de The Witch, et nous avons tourné en numérique, car nous avions moins d’argent et de temps, mais aussi parce que c’était une histoire plus contemporaine. J’en ai profité pour expérimenter des bas contrastes, avec une courbe de contraste qui était presque droite, c’était intéressant. Dans ses scénarios, Robert ne décrit pas les plans, mais il décrit l’univers avec beaucoup de précision. Ensuite on travaille ensemble à un story-board, avec de longues descriptions des plans. Nous avons tourné une semaine en hiver, il faisait très froid. Je tombe toujours malade pendant le tournage de ses films, j’ai attrapé une infection à l’œil à cause de l’œilleton, ça fait partie de l’ambiance de travail avec Robert ! »
Malgré le fait que ce soit leur premier long métrage ensemble, Jarin Blaschke n’est revenu que très succinctement sur le tournage de The Witch. « Nous voulions établir très vite la géographie du lieu », explique-t-il simplement à l’issue de la présentation d’un extrait du début du film. « Pour sortir cette problématique très rapidement et qu’elle ne nous encombre plus pour la suite du film. Tous les matins, nous vérifiions la météo, et dès qu’il faisait beau nous tournions les scènes en extérieur. J’ai simplement surexposé les fenêtres pour raccorder les scènes d’intérieur. Comme pour Brothers, j’ai joué une forte désaturation et une exposition très basse. Un peu trop même, nous avons étalonné très vite, sur une télévision dans une pièce noire, mais finalement je me rends compte qu’en salle de cinéma, c’est un peu trop sombre... »
Ce premier long métrage a permis à Eggers de tourner un second long métrage très audacieux : The Lighthouse, en 2019. Tourné dans un ratio presque carré (1.19:1), en pellicule noir et blanc 35 mm Double-X, avec des objectifs Baltar et un filtre conçu spécialement pour le film pour retrouver l’esthétique orthochromatique des photographies de la fin du XIXe siècle, le film a une signature esthétique unique, en accord avec le propos et les personnages. « Cette fois-ci, nous n’avons pas fait de story-board », raconte Jarin Blaschke, « nous avions simplement fait des petits dessins dans les marges du scénario. Par contre, nous avions fait cinq lookbooks différents ! Il y en avait un général, qui reprenait le film dans l’ordre chronologique, pour trouver l’atmosphère générale, avec beaucoup de peintures du XIXe siècle. Et puis il y en avait des plus spécifiques, comme celui dédié aux créatures marines, qui nous permettent d’approfondir les détails importants, comme la sirène qui occupe toute une page, avec des intentions aussi pour les costumes, la coiffure, etc. J’ai également fait un document sur l’esthétique orthochromatique, pour expliquer comment fonctionnait le filtrage de toutes les teintes allant du jaune au rouge, pour ne garder que ce qu’il y a, du vert à l’ultra-violet. Cela donne des ciels très lumineux et des peaux beaucoup plus sombres, ce qui, en plus de donner une référence à ce qui se faisait en photographie à l’époque où se déroule le film, allait bien avec le ton et l’atmosphère qu’on voulait créer. J’ai fait différents essais d’optiques, et je me suis arrêté sur les Baltar, qui ne sont pas les Super Baltar, qui datent des années 1940, qui faisaient de très beaux halos et ajoutaient de la texture et du contraste au noir et blanc. Sans story-board, nous avons essayé de pousser le langage des plans encore plus loin, en essayant de combiner toutes les idées dans une seule direction, en un seul plan, rechercher des alternatives plus originales et plus signifiantes qu’un simple champ-contre-champ ».
The Northman bénéficie de l’immense succès rencontré par The Lighthouse, et d’un budget beaucoup plus conséquent que pour les productions précédentes. « Avec ce gros budget, on a pu avoir un planning généreux, des décors construits sur mesure par l’équipe décor, une longue préparation, les meilleur e s technicien ne s du monde, mais ça a été une pression très dure à gérer pour Robert, il était souvent sollicité par la production, j’ai dû faire le story-board seul car il n’était pas disponible. Finalement je pense que les restrictions nous donnent plus de liberté créative. Nous avons tourné en 65 mm, et nous sommes tombés amoureux de ce look très propre, qui allait avec l’idée du film épique que nous faisions. Pour la première fois nous avions des références cinématographiques, et j’ai essayé vraiment de m’ajuster à ces images de films que nous avions échangées en préparation. J’aime les challenges, et toutes ces images de feu de nuit étaient un vrai défi ! J’ai essayé beaucoup de choses, comme faire jouer une vidéo basse définition de feu par un panneau d’ampoules tungstène, ou filtrer la caméra et les projecteurs en m’inspirant de ce que nous avions fait pour The Lighthouse pour obtenir des couleurs très tranchées d’un feu rougeoyant dans une nuit très sombre. C’était compliqué car en réalité les décors avaient l’air mal éclairés, mais il fallait garder en tête ce que voyait réellement le négatif. J’ai beaucoup tourné avec des pellicules Daylight, qui sont plus sensibles aux couleurs chaudes. Nous avons aussi poussé encore plus loin l’idée de faire fusionner toutes les idées en un seul plan, d’avoir une forte composition formelle, et d’avoir autant que possible un degré de subjectivité du personnage. Dans les scènes de bataille par exemple, nous préférions le suivre, tourner autour de lui plutôt que de montrer objectivement le déroulé du combat. Souvent je propose plusieurs options de plan à Robert, et il choisit ».
Enfin, Jarin Blaschke a présenté en exclusivité des images de Nosferatu. On retrouve dans ces images les mêmes obsessions qui occupent le duo depuis leurs premiers films, des nuits aux noirs tranchés, des plans longs à la chorégraphie pleine de signification, et bien sûr une galerie de personnages taiseux et de décors inquiétants qui évoquent tant l’univers de Robert Eggers que le film de Friedrich Wilhelm Murnau, en 1922. « On essaye d’être attentifs à ce qu’on montre. On ne peut pas se concentrer sur deux choses en même temps, donc on essaye toujours de montrer les choses les unes après les autres, dans une suite qui fait sens. Quand on introduit un nouveau personnage par exemple, c’est très important d’en faire un portrait qui va aussi présenter ce qu’est ce personnage à l’intérieur de lui, ce qu’il sait, ce qu’il ressent, ce qu’il pense, et tout cela peut passer par l’axe de la caméra. On essaye de mettre en un seul plan ce qu’un autre film ferait en trois ou quatre. Pour que quand le plan s’arrête, cela ait du sens, c’est comme une ponctuation dans le récit. Le Nosferatu de Murnau a été un film très important dans la jeunesse de Robert, et notre film est vraiment construit comme un hommage. Nous nous sommes beaucoup inspirés des peintures romantiques, et nous avons éliminé toutes les références cinématographiques, dans l’idée qu’à l’époque où se déroule le film, le cinéma n’existait pas. J’essaye toujours de trouver l’image qui va soutenir l’histoire, mais j’ai comme un instinct qui me fait toujours mettre un peu de mes goûts et de mon style dans les films. C’est un équilibre à trouver, entre ce qui sert le projet, et mettre un peu de soi aussi. Je suis heureux de m’être obstiné sur cette voix, jusqu’à trouver Robert. J’ai été suffisamment borné pour persévérer pendant sept ans après ma sortie de l’école avant de le trouver, puis encore sept années avant notre premier long métrage, j’ai attendu de trouver le bon réalisateur, et je ne regrette pas. »
(Compte rendu rédigé par Margot Cavret pour l’AFC)