Retour sur la séance de Q&R avec Ben Davis, BSC, à propos de "The Banshees of Inisherin", de Martin McDonagh

Par Margot Cavret
Dans The Banshees of Inisherin, Colin Farrell et Brendan Gleeson incarnent deux habitants de l’île irlandaise fictive Inisherin, dont la solide amitié est brutalement brisée. Le film est tourné sur deux îles irlandaises au large de l’océan Atlantique : Achill, où sont fabriquées les habitations et où sont tournées les intérieurs, et Inishmore où se situent les décors extérieurs. Au large du désert de Burren, on y retrouve les paysages vierges de ce désert de pierre atypique, magnifiés par une photographie délicate et passionnée. Ben Davis, BSC, le chef opérateur, et Martin McDonagh, le réalisateur, signent par ce film leur troisième collaboration, après Sept Psychopathes et Three Billboards : Les Panneaux de la vengeance. Le film a été projeté mardi en Séance spéciale à Camerimage, et suivi d’une rencontre avec le directeur de la photographie.

Dès le début de la conversation, Ben Davis insiste sur la place centrale qu’a eu le décor dans la création de ce film. Il tombe amoureux du lieu dès qu’il le découvre en repérage, et le photographie jour après jour, avec un émerveillement toujours renouvelé. « Je peux mettre en image, mais je ne peux pas vocaliser ce que j’ai ressenti là-bas. Chaque jour était entièrement différent, il y avait toujours une nouvelle beauté », déclare-t-il.


Le film se tourne avec une équipe réduite, et peu de matériel car il est difficile de le déplacer sur l’île. Malgré un plan de travail extrêmement précis, l’équipe reste versatile, pour s’adapter à la météo. Il explique : « Puisqu’on était tous piégés sur cette île, c’était facile de changer le plan de travail. C’était une véritable chance, car nous nous adaptions aux variations du décor. Un jour nous avons interrompu le tournage d’une scène pour aller en tourner une autre, car la lumière était devenue particulièrement belle ailleurs. C’est un film basé sur son décor. C’est le décor qui décidait ». Le chef opérateur explique que pour les scènes d’extérieur jour, cette capacité à s’adapter est le seul moyen de garder prise sur l’éclairage de la scène. En effet, il croit peu en la possibilité de luter contre la lumière naturelle, et préfère l’accompagner avec des drapeaux pour accentuer le contraste, plutôt que la briser avec des diffusions pour adoucir son image.


Le réalisateur et son chef opérateur font preuve d’un travail très réfléchi sur l’utilisation massive de plans larges qui rendent hommage à ce lieu, tout en s’inscrivant parfaitement dans la narration. S’inspirant du film La Fille de Ryan, de David Lean (1970), Ben Davis reste vigilant quant à la subjectivité de la notion de plan large : « C’est devenu plus dur de tourner des plans larges, car il n’y a plus de projection de rushes. On regarde l’image sur un petit moniteur pendant le tournage, et on a l’impression que c’est un plan large, mais ensuite quand on le regarde sur un écran de cinéma, ce n’en est plus un ! ». Malgré un statisme apparent lié à cette île qui enferme ses personnages dans un conflit qui tourne progressivement au cauchemar, Ben Davis décrit sa photographie comme voyageant lentement au long du film. Les plans larges, quasiment systématiques au début, laissent en effet peu à peu la place à des plans qui se resserrent sur les visages des personnages. « Le style visuel a été définit très tôt, car il était lié à la narration. Martin McDonagh a une écriture unique, il utilise la comédie pour faire de la tragédie. Le film est drôle au début, puis il plonge doucement et devient terriblement triste. Il fallait que la photographie accompagne cette lente évolution. Si on ne la remarque pas en regardant le film, c’est que nous avons réussi à faire ce que nous voulions. »

Pour l’accompagner dans ce travail précis sur les différentes valeurs de plan, le chef opérateur travaille avec les optiques Arri Signature Prime, avec lesquelles il tourne régulièrement. Celles-ci lui offrent la possibilité de varier les échelles avec fluidité, ainsi qu’une grande précision. Il apprécie également la douceur de leurs transitions entre flou et net en bord de profondeur de champ, et l’élégance de leur réaction aux sources de lumière dans le champ.

"La Fille de Ryan” (David Lean) à g. | "The Banshees of Inisherin" (Martin McDonagh) à d.
"La Fille de Ryan” (David Lean) à g. | "The Banshees of Inisherin" (Martin McDonagh) à d.


Cette variation d’échelle traduit plus globalement une évolution du point de vue. Le plan large en effet permet de préserver une certaine distance, laissant le spectateur en retrait, tandis que le plan serré place le public au cœur de l’action. « Je voulais que le spectateur soit dans une situation de plus en plus inconfortable », résume-t-il.


Car au fur et à mesure que le film avance, on discerne mieux les enjeux et personnalités de chacun des personnages, la part de folie qui peut les rendre dangereux, et leurs fragilités, leurs doutes ou leurs peines qui les rendent attachants. Traduisant cette grande sensibilité aux personnages, Ben Davis accorde un soin tout particulier au reflet cornéen, qu’il place également au cœur de la narration. « Au début je ne veux pas qu’on voit de lumière dans les yeux de Brendan Gleeson, ça le fait sembler d’autant plus antipathique, et ça va avec le fait qu’à ce stade, on ne comprend pas ses doutes qui justifient ses actions. Je voulais que le public ne voit pas son désespoir au début, et qu’on le comprenne progressivement, en ajoutant du reflet cornéen. » Ce travail minutieux et raisonné sur la façon d’éclairer les comédiens accompagne une grande admiration du chef opérateur pour la façon dont le réalisateur les dirige. En effet, celui-ci travaille avec peu de répétitions, car les personnages ont été étudiés en amont avec les comédiens, au cours de longues discussions permettant de cerner les enjeux et personnalités de chacun. « C’est aussi grâce à ce travail qu’on pouvait se permettre de tourner dans un ordre non chronologique, et d’être très spontanés dans nos choix de décors. Les comédiens connaissaient parfaitement leurs rôles et leurs trajectoires. Mon moment préféré du film, c’est une scène qu’on a tournée le dernier jour, d’une déclaration d’amour au bord d’un lac. C’est une scène triste, mais elle est interprétée par cet acteur extraordinaire et imprévisible, Barry Keoghan, j’ai été vraiment happé par cette scène. »


Le film n’est habité que d’un seul rôle féminin, et celle-ci représente la sagesse et le bon sens. Interrogé sur la façon dont il a traité ce personnage, Ben Davis répond en toute simplicité qu’il lui a apporté le même traitement que n’importe qui d’autre. C’est plutôt le travail des départements maquillage et costumes qui est à souligner, puisqu’il félicite un maquillage qui la rendait naturellement lumineuse, et un habillage qui lui donne l’opportunité d’exploiter une vaste palette de couleur, ce personnage étant le seul à porter des vêtements vraiment colorés.

Pour les décors en intérieur, le réalisateur lui donne la référence des intérieurs de La Nuit du Chasseur. « Il me donne une référence de ce film à chaque projet ! », plaisante Ben Davis. Le film se déroulant en 1923, les décors sont éclairés par des lampes tempêtes et des bougies. « Ce sont des sources qui ont très peu de portée », détaille-t-il, « quand il y a une bougie au milieu d’une table par exemple, et qu’on place l’exposition pour les visages, alors la flamme apparaît cramée sur le capteur. Et au contraire, si on expose pour la flamme, les visages sont dans l’obscurité. Donc j’ai caché dans le décor une multitude de petites sources directives, pour relayer les sources présentes dans le champ. Souvent, chaque comédien avait son petit projecteur personnel ! »

Interrogé au sujet de la caméra B, et des conséquences de sa présence pour la composition de la lumière, Ben Davis décrit une méthodologie pragmatique : « Il faut décider de ce qu’on accepte de faire comme compromis. Généralement j’essaye de placer les deux caméras à 90° l’une par rapport à l’autre, pour garder suffisamment d’angles morts. Je ne fais pas de concessions à la lumière pour ce qui relève du champ de la caméra A, mais je peux accepter d’en faire pour le champ de la caméra B. » Habitué des block-buster Marvel, il relativise : « Pour ce film ça allait car il n’y avait que deux caméras. C’est à partir de trois que ça peut devenir vraiment complexe. »


Ben Davis conclut : « Je crois que maintenant, je préfère travailler avec des réalisateurs comme Martin, qui ont une méthode de travail particulière, et une idée précise du film qu’ils cherchent à créer. Au bout d’un certain moment dans une carrière de chef opérateur, on prend des habitudes, on se crée une bulle de confort, mais si on reste dedans on refait toujours les mêmes choses. Je cherche à travailler avec des réalisateurs qui me sortent de ma zone de confort, pour m’inciter à explorer de nouvelles possibilités et continuer d’apprendre et de créer afin de répondre à ses demandes ».

(Propos retranscrits par Margot Cavret, pour l’AFC)