Retour sur le Prix Vulcain 2017

Par Maxence Lemonnier, membre du jury

AFC newsletter n°278


La valeur n’attend pas le nombre des... semaines écoulées. Maxence Lemonnier, membre du jury du Prix Vulcain lors du dernier Festival de Cannes, partait en tournage peu après la clôture. Il nous livre après coup ses impressions en tant que juré d’une manière générale et sur quatre des films dont le travail de l’image l’ont plus particulièrement marqué. (NDLR)

Fraîchement diplômé de La fémis, j’ai eu le plaisir de participer au Jury du Prix Vulcain 2017. Le Jury était composé de Patrick Bézier, directeur général du groupe Audiens ; de Laurent Coët, exploitant du cinéma Le Régency ; de Pierre Filmon, réalisateur, scénariste et producteur ; de Claudine Nougaret, productrice, réalisatrice et ingénieur du son ; et de Didier Huck, vice-président aux relations institutionnelles et RSE de Technicolor. En quelques lignes, je retranscris mes impressions sur le Festival de Cannes ainsi que sur la vingtaine de films vus à cette occasion.

Des couloirs, des portes, des portiques de sécurité. Nous avançons d’un pas déterminé dans les dédales du Grand Théâtre Lumière. Ici, nous ne subissons pas la lumière et la chaleur du soleil qui baigneront mon quotidien durant ces quinze jours passés sur la Croisette. Parfois, nous nous arrêtons saluer quelqu’un dans un bureau, qui s’offre comme par surprise, au détour d’un virage. Les visages sont tendus et vifs, les sourires se dévoilent par moment. Il reste beaucoup de choses à faire pour que tout soit prêt.
Une pièce bruyante, climatisée à l’excès. Une dizaine de techniciens s’affaire autour d’ordinateurs, de machines bruyantes. La cabine de projection : point névralgique du Festival de Cannes, cachée du grand public, oubliée par nombreux professionnels du cinéma. Après de brefs échanges avec son équipe, Pierre-William Glenn me ramène à la surface. En remontant les étages, nous assistons aux ballets des agents de sécurité, des ouvreuses. Le tapis rouge est vérifié une dernière fois, les premiers passants s’immobilisent derrières les grilles ou sur des escabeaux. Il n’y a plus qu’à attendre maintenant. Les stars s’habillent, les festivaliers vérifient une dernière fois leur costume. Après de nombreuses fouilles, nous arrivons avec le jury en haut des marches. Dans la salle, l’écran diffuse en direct la montée des acteurs et producteurs. Claudine Nougaret, avec humour, me commente les images, m’aidant à reconnaître chaque personne. L’orchestre se remplit. Les lumières s’éteignent. Monica Bellucci arrive.

Autour d’un café, au stand de la CST, le jury du prix Vulcain fait connaissance. Moira Tulloch, qui nous accompagnera durant cette expérience, nous explique la définition de ce prix et ses enjeux. Rapidement, il nous faut questionner la notion d’artiste-technicien. Tout technicien revendique une part artistique dans son travail, une initiative de création. Pourtant, la majeure partie du travail technique dans le cinéma consiste à traduire l’intention, le désir de mise en scène du réalisateur. Où se situe la limite entre intelligence technique et création artistique ? La maîtrise technique survole chaque discussion autour du travail d’un technicien. Les Oscars et autres prix techniques s’en suffisent souvent. Pourtant il faudra s’intéresser aux sorties de route, aux prises de risque, et à tous ces professionnels du cinéma qui, le temps d’un film, remettent en jeu leur savoir et cherchent une nouvelle forme pour soutenir une mise en scène.

Loveless (Sans amour)
Nous démarrons la sélection officielle avec Loveless, d’Andreï Zviaguintsev (images de Mikhail Krichman, RGC), qui pose un système esthétique fort, rigide, extrêmement maitrisé. Une image métallique, des ciels cotonneux, une lumière diffuse qui s’infiltre au travers de l’architecture froide des barres d’immeubles, décor du drame à venir. La mise en scène est assurée, le découpage impose son rythme. Lorsque les acteurs sortent du champ, la dolly continue son mouvement, imperturbable, donnant au décor une vie autonome, parallèle à la narration. J’ai apprécié les mouvements de caméra, lents, fluides, qui jouent en permanence avec les rapports d’échelle. Les comédiens et leurs regards sont toujours confrontés dans le plan à l’immensité des espaces. Le jeu sur les reflets, les ouvertures, les extérieurs opacifiés par la brume, renforcent cette confrontation. Les personnages ressentent le besoin de s’approcher des fenêtres et Mikhail Krichman filme avec intensité ces visages, tournés vers l’extérieur, tendu par un événement à venir. Pourtant rien n’est à attendre de cette nature, entourée de béton, envahie d’une lumière hibernale, monochrome.

Jupiter’s Moon (La Lune de Jupiter)
L’image de Jupiter’s Moon, réalisé par Kornél Mundruczó (images de Marcell Rév, HSC), s’oppose radicalement au film russe dans son rapport à la maîtrise et au système formel. Le film s’ouvre avec une course poursuite en pleine forêt. Les plans s’étirent, donnant parfois l’impression d’un plan séquence. La caméra, toujours sur le fil, suit hors d’haleine la fuite des migrants, poursuivis par les autorités. La fragilité de ces plans intensifie cette première entrée dans le film. A tout moment, la caméra peut perdre l’acteur, se tromper de sentier, et alors, il sera trop tard. La force de cette scène d’ouverture et de tout le film réside dans la liberté des mouvements de caméra.
Il est impossible de savoir comment nous allons entrer dans un plan et surtout, ce qu’il va devenir. Parfois, la caméra se libère des comédiens, sort par la fenêtre, se met à tourner. L’idée d’une poésie du découpage, sans système, indépendante de l’intensité du jeu, est très surprenante. Chaque mouvement de caméra se redéfinit en permanence, permettant à l’esthétique de muter tout au long du film.

The Beguiled (Les Proies)
Le film hongrois et The Beguiled, de Sofia Coppola (images de Philippe Le Sourd, AFC), ont comme point commun d’aborder la question de l’enfermement et de la séquestration, plus ou moins forcée. D’une matière impulsive, excessive, nous passons à une forme intemporelle, qui s’étire, parfois se fige. La force formelle de ce huis clos, tourné en 35 mm, réside, à mon sens, dans la précision apportée au traitement des différents espaces : la communauté, la chambre de l’étranger, l’extérieur dangereux et libérateur. La sensation d’enfermement se perçoit dans le choix des rideaux, des voiles, des ouvertures.
Le chef opérateur réussit à créer un équilibre subtil entre l’intérieur et l’extérieur, le jour et la nuit. Les intérieurs nuit, marqués à la bougie, avec une lumière dorée, ponctuelle, se mélangent parfois à la lumière lunaire, blanche, qui se faufile à travers les ouvertures. L’impression de porosité des murs, que le spectateur ressent grâce à la lumière, renforce cette sensation d’enfermement absurde. De jour, le paysage se dévoile à travers les fenêtres surexposées, laiteux, comme un espace de liberté inaccessible. La richesse de ce film est également nourrie par la modestie des moyens techniques utilisés. La simplicité de la mise en scène permet d’accéder frontalement à l’intimité des personnages et supprime le filtre du film d’époque qui, souvent, tient à distance le spectateur.

The Square
Ma grande découverte du festival est sans aucun doute The Square, de Ruben Östlund (images de Fredrik Wenzel), et sa proposition formelle ludique, déroutante. Peinture tragi-comique d’une société contemporaine basée sur la représentation, le travail du décor et de l’image participent à l’humour cynique du film. On pense à Jacques Tati lorsque l’on découvre ces espaces en profondeur, où différentes actions se déroulent en simultanée, offrant au spectateur une liberté de regard dans le plan. Le travail du décor offre ce potentiel de mise en scène et chaque corps de métier s’en empare avec gourmandise. Des installations sonores du musée, perturbant les discussions, au plan séquence au fil d’une performance. Le musée, espace principal du film, permet de nombreuses recherches formelles. Le traitement de l’humour, à distance, de l’absurdité d’une situation, repose essentiellement sur l’espace créé par Josefin Åsberg, chef décoratrice, qui soutient l’inventivité de la mise en scène et ouvre de nouvelles pistes de création technique.

Le Prix Vulcain
Après ces quinze jours passés au Festival de Cannes, il nous faut maintenant décerner le prix Vulcain. Nous nous rendons assez vite compte qu’il est difficile de séparer le travail d’un technicien de notre appréciation du film. Malgré des critères se voulant objectifs, une grille de lecture des films, certains gestes techniques forts sont mis à l’écart, ne soutenant pas un projet qui nous séduisait complètement. La notion de maîtrise technique ressurgit par moment dans nos discussions, puis nous la chassons d’un revers de main. Par moment nous prenons du recul, puis replongeons d’emblée dans la matière, dans un plan qui nous a fascinés.
Après de nombreuses hésitations, nous décidons de remettre le prix à Josephin Åsberg pour son travail de décor sur The Square, de Ruben Östlund. C’est sans nulle doute l’inventivité et la liberté avec laquelle le décor ouvre le potentiel narratif du film qui nous a charmés. Alors que les derniers festivaliers se préparent pour la soirée de clôture, je repars à Paris avec plein d’images et d’émotions en tête, pensant fort aux membres du Jury, à Pierre-William Glenn, Moira Tulloch, et tous les membres de la CST qui nous ont accompagnés durant ces quinze jours.