Retour sur les deux séances de Q&R à propos de "Dune", de Denis Villeneuve, photographié par Greig Fraser, ACS, ASC

A l’occasion de la présence, au 29e Camerimage, d’étudiants de l’ENS Louis-Lumière, de La Fémis et de la CinéFabrique, l’AFC leur propose de contribuer d’une manière ou d’une autre aux articles publiés sur le site. Clément Colliaux, étudiant à l’ENS Louis-Lumière, s’associe ici avec Margot Cavret afin de rendre compte des deux séances de Q&R autour de Dune, qui a obtenu la Grenouille de bronze.

« Do you think I have a style ? », demande au public Greig Fraser, ACS, ASC. Après avoir travaillé avec Jane Campion (Bright Star, 2006) ou Kathryn Bigelow (Zero Dark Thirty, 2012), Fraser est aujourd’hui l’un des chefs opérateurs les plus en vue d’Hollywood, venu à Camerimage présenter durant deux sessions de questions-réponses son travail sur le titanesque Dune, de Denis Villeneuve. Entre Rogue One : A Star Wars Story (Gareth Edwards, 2017) et The Batman (Matt Reeves, prévu pour 2022), il conserve malgré l’ampleur du projet son approche minimaliste, son image élégante, assez dense et désaturée, plus éteinte, ancrée et "réaliste" que les canons du genre, en un mot, son "style".

La première séance de Q&R est donnée en duo avec le réalisateur. Comme souvent quand le réalisateur est présent, même à Camerimage, les interventions du public ont tendance à se diriger vers des questions de mise en scène. Denis Villeneuve cependant ne manque jamais de ré-orienter le discours vers la direction de la photographie. Passionné par la technique, il raconte, par exemple, s’être emparé de la question du format, désireux que sa nouvelle adaptation du roman de Frank Herbert se révèle plus intimiste, axée sur la relation entre Paul et sa mère : « Pour moi, le 16 mm représente l’intimité, c’est le format des films de famille. Puis on a parlé du Imax en pré-production, et j’ai été impressionné de l’effet d’intimité que cela procure. On a tourné quelques scènes en Imax qu’on voulait très immersives, comme les rêves de Paul ».

Le reste du film est tourné en Alexa LF, mais il présente la spécificité d’avoir été ensuite entièrement transposé sur pellicule. Greig Fraser raconte avoir fait de nombreuses recherches en argentique et en numérique, pour finalement choisir ce traitement spécifique, permettant, comme le dit Denis Villeneuve « de garder le meilleur des deux mondes, à la fois les capacités de sous-exposition très poussée en numérique, et la subtilité de la texture du grain de la pellicule ». Le chef opérateur précise qu’il est important, pour lui, d’avoir un niveau d’exposition relativement fort, même dans des situations de nuit ou de crépuscule, car il cherche à éviter qu’un quelconque bruit numérique lié à une montée d’ISO vienne parasiter le grain que la pellicule allait apporter lors de la transposition. Il complète : « La question de l’exposition est aussi très politique, il faut négocier avec des producteurs qui ont beaucoup de pouvoir mais peu de connaissances à propos de ce que vous faites. Pour certaines scènes, comme celle du ver des sables, me laisser une marge d’étalonnage me permettait d’ajuster ensuite pour qu’on voit suffisamment, mais que la scène raccorde avec la suivante où les Fremens sont cachés dans l’obscurité. Une décision qui aurait été difficile à prendre au milieu du désert. »

Le film est story-boardé par Denis Villeneuve et Greig Fraser en préparation, surtout pour pouvoir répondre aux questions des autres départements. Le duo s’appuie sur de nombreuses références visuelles. « Je voulais définir le langage visuel du film », explique Dennis Villeneuve, « les véhicules, les décors, mais aussi la lumière, comment serait la lumière sur Arrakis. On a échangé beaucoup d’images pour chercher les couleurs, les contrastes. Certains réalisateurs sont inspirés par la peinture, moi, c’est plutôt le documentaire et la photographie ». Sur le plateau, ce story-board sert notamment beaucoup à Katelin Arizmendi, la cheffe opératrice de la seconde équipe, qui reproduit les plans prévus avec exactitude. En effet, au sujet du poste de chef opérateur de seconde équipe, Greig Fraser commente : « C’est très dur car on vient pour compléter la vision de quelqu’un d’autre. Au-delà d’une question d’ego, il s’agit simplement de rester concentré sur le projet pour qu’il garde une cohérence visuelle. Kate a été incroyable. C’est impossible en regardant le film de savoir lequel de nous deux à fait les images ».

Si Denis Villeneuve a un sens si aigu de la technique, il est assez frappant de s’apercevoir à quel point Greig Fraser est, quant à lui, investi par la mise en scène. Lors de la Q&R qu’il donne le lendemain, seul cette fois-ci, il insiste sur la question du style de chaque film, auquel il faut s’adapter. Il compare avec ses précédentes et prochaines expériences de tournage, notamment avec The Batman, qu’il étalonne en ce moment. Le film semble en effet radicalement opposé à Dune, sombre, urbain et pluvieux, là où Dune se déroule dans un désert lumineux, hostile et chaud. Greig Fraser adapte non seulement ses outils en fonction des besoins spécifiques du projet, mais également sa façon de travailler en fonction de la personnalité du réalisateur. Il tente en effet d’éviter d’avoir un style qui lui soit propre, et cherche plutôt à donner le meilleur à chaque film, sans dénaturer le ton voulu par le réalisateur. « Quand on commence à parler à un réalisateur, il parle de pensées, de rêves, de visions. C’est le travail du chef opérateur de rendre ça concret ». Il prend l’exemple de la scène dans Dune où l’antagoniste se rapproche, en volant au-dessus de la table, du héros qui est paralysé. Filmée frontalement, la scène aurait pu sembler assez ridicule. Le dialogue avec Denis Villeneuve lui a permis d’orienter l’éclairage et la façon de filmer vers quelque chose qui rendait digne et menaçant ce personnage, notamment en choisissant de montrer la scène par fragments, en filmant plutôt des inserts, des ombres.

Pour Greig Fraser, chaque image doit s’adapter en fonction de ce qu’y font les personnages. La représentation du gigantisme du décor lui-même doit être faite par rapport à une échelle humaine. Il raconte l’une de ses premières leçons de cinéma, lors du visionnage de Star Wars : « La première fois qu’on voit le Faucon Millenium, il a l’air énorme, car sa taille est rapportée dans la même image à celle des humains. Ensuite on le voit comparé à l’étoile de la mort, et on réalise à quel point l’étoile de la mort est gigantesque ».

Le chef opérateur adapte également la composition de son équipe à chaque projet. Il explique apprécier tourner en équipe réduite, et essayer de le faire à chaque fois qu’un projet s’y prête : « Pour The Batman, ce n’était pas possible, il y a des choses qu’on ne peut pas faire en petite équipe. Il faut que les réalisateurs restent conscients que la moindre petite chose qu’ils veulent rajouter dans le film augmente la taille du projet. Pour Dune, il y a toute une partie qui se résume à deux personnages marchant dans le désert, c’était tout à fait possible de le faire en équipe réduite. On était une quinzaine seulement ».

Finalement, ce qui ressort de ces deux conférences est la solide relation de confiance et de complémentarité qui s’est tissée entre le chef opérateur et le réalisateur, soudés, et sensibles au travail de l’autre. Il racontent qu’à leur rencontre (lors d’un barbecue chez Roger Deakins !), ils se sont appréciés, sans avoir identifié leurs filmographies respectives. Ce n’est que dans un second temps qu’ils se sont rendu compte être en plus très admiratifs du travail de l’autre, ce qui a scellé leur désir de travailler ensemble. « J’adore être mon propre cameraman », explique Denis Villeneuve, « Je me définissais comme un réalisateur qui s’occupait lui-même de l’image. Donner cette responsabilité au directeur de la photographie, a été un acte de confiance inconditionnelle. Sur le plateau, on est très proche, il est mon roc, mon meilleur ami, mon deuxième œil, c’est une relation intime ». Greig Fraser complète : « On était en symbiose, un cerveau commun pour deux corps, deux métiers différents mais pour aller vers le même but ».

Interrogés sur la suite du film, le réalisateur révèle simplement qu’il le fera évidemment avec le même chef opérateur. « Le challenge sera d’être fidèle à l’esprit de ce qu’on a fait sur le premier, de marcher dans les mêmes empreintes », commente-t-il. « Il faudra peut-être faire un pas de côté », complète Greig Fraser, « On a réussi dans le premier à ne jamais se répéter, et il faudra continuer ainsi ».

(Compte rendu rédigé conjointement par Clément Colliaux et Margot Cavret, pour l’AFC)

(En vignette de cet article, Greig Fraser, ACS, ASC, et Denis Villeneuve sur scène et sur l’écran lors de la remise de la Grenouille de bronze – Photo Jean-Noël Ferragut)