Retour sur quatre rencontres avec Ed Lachman, ASC, récipiendaire du "Lifetime Achievement Award" Camerimage 2024
Par Margot Cavret pour l’AFCLa semaine s’est ouverte par une Master Class, lors de laquelle Ed Lachman a développé son processus créatif : « Je cherche à exprimer la poésie et la psychologie à travers les images, pour raconter l’histoire en sous-texte. J’essaye de démystifier le processus. Le documentaire est un bon terrain d’entraînement pour développer son instinct, et comprendre pourquoi les choses ressemblent à ce qu’elles sont, sont ce qu’elles sont. En documentaire, j’ai appris à rechercher ce qui fait l’unicité de chaque décor. Je trouve la lumière en fonction de l’environnement, parfois je laisse juste jouer la lumière naturelle, il n’y a pas besoin de plus, les capteurs sont suffisamment sensibles désormais, et je laisse le personnage tomber dedans ou non, naturellement. Personne ne s’assoit pile dans la lumière, sauf dans les films ! Parfois, on trouve le style du film en le faisant. On trouve de nouvelles idées le week-end, on les implémente au fur et à mesure. Avec le temps j’arrive de mieux en mieux à comprendre les réalisateur
Il a également longuement abordé le sujet de la différence entre pellicule et numérique, sous un prisme intéressant qui, derrière une pointe de regret nostalgique, donne du crédit aux deux techniques : « A l’école de cinéma, la base c’est apprendre à exposer un négatif. En numérique on peut immédiatement se préfigurer ce à quoi l’image va ressembler. En repassant au film sur le tournage de Maria, j’ai dû me rééduquer. Mais c’est plus difficile maintenant que tout le monde peut voir l’image, tout le monde pense avoir une opinion, il faut faire très attention à ce que tout ne soit pas changé en postproduction. Mais les choses n’ont pas tant changé. Au final, c’est toujours raconter une histoire avec des images. Aller au musée, au cinéma, dans les galeries, se demander : "Qu’’est-ce que j’aime dans ce que je regarde ?". En numérique les images sont fixées sur un seul plan. En film il y a trois couches chimiques BVR, et ça donne de la profondeur, en plus du grain qui donne du corps à l’image. J’ai remarqué aussi que les couleurs ont une façon de s’assembler qui est différente. En numérique, ça ne se mélange pas, il n’y a pas de contamination entre les couleurs, alors qu’en pellicule, c’est comme une peinture à l’huile. C’est juste différent, il faut choisir ce dont chaque film a besoin. Avec Todd Haynes, nous tournons toujours en pellicule, car c’est comme ça qu’on tournait à l’époque où se déroulent ses films. C’est intéressant car pendant ses recherches il ne référence pas que l’époque, mais aussi la façon dont les films étaient fait. Pour Wonderstruck, par exemple, il avait trouvé la Western Dolly qui était utilisée pour tourner dans la rue. Mon chef machiniste était très surpris, il m’a dit : "Mais on n’utilise plus ça aujourd’hui !", mais ça faisait partie de la subtilité qui affecte la photographie du film, qui nous permet d’être juste pour raconter une époque. Pour Maria aussi, Pablo Larraín avait l’idée d’utiliser différents formats pour montrer les différentes périodes de sa vie. L’idée était de faire des images telles qu’elles auraient été faites à cette époque. On a tourné en Super 8, en 16 mm, en 35 mm. Jusqu’au choix de la caméra : à cette époque en France, on tournait avec des caméras Aaton, donc c’est ce que nous avons utilisé ».
Malgré ses débuts en documentaire dont il garde une philosophie de l’image instinctive et de la lumière naturaliste, Ed Lachman a su faire évoluer sa carrière vers des films diversifiés, parfois codifiés, surréalistes ou théâtraux, et s’adapter avec brio : « Dans Loin du paradis, j’ai mélangé mon approche naturaliste de la couleur avec le symbolisme. La nuit a d’abord des teintes bleues, puis je l’ai faite évoluer vers des teintes vertes et orangées, mais ça reste des couleurs automnales naturelles. Pour le bar où se rend le personnage masculin, j’ai éclairé avec des couleurs secondaires, magenta, cyan, jaune, et ça s’oppose aux couleurs primaires du personnage féminin. C’est un jeu que je joue avec moi-même, je ne m’attends pas à ce que le public s’en rende compte, mais je pense que ça a un effet sur le voyage subconscient du récit. On a tous en tête les clichés : les nuits sont bleues, les comédies sont claires, les films historiques sont chauds, etc. J’essaye toujours d’éviter les conventions et de trouver une raison à ce que je fais. Je me sens comme un enquêteur qui recherche le langage qui correspond à l’histoire ». Plus tard dans la semaine, lors de la séance de Q&R qui suit la projection de Maria, il ajoute : « Son appartement est son refuge, son nid, mais il y a quelque chose qui envahit son monde, qui lui donne l’impression de ne plus être bien nulle part. Le vert n’est pas une couleur agréable, et quand j’habitais à Paris j’ai le souvenir que beaucoup de panneaux lumineux étaient verts, donc j’ai joué cette invasion du vert dans son espace ».
Au sujet de Maria il complète : « Pablo Larraín dit souvent que si il n’était pas réalisateur il serait musicien, et il voulait qu’on regarde le film comme un opéra. Je lui ai dit : "Tu devrais prendre quelqu’un d’autre, je ne m’y connais pas vraiment en opéra...". Mais finalement quand on y pense, c’est de la danse, de la voix, une orchestration et une direction artistique, c’est comme un film sur le rock, et ça je sais faire ! Pour moi, l’opéra c’est de l’observation et de la réflexion, donc j’ai choisi des focales larges, 24, 21, parfois 14 mm, et une caméra qui se déplace lentement dans l’espace, qui la suit, pour adopter son point de vue. Un opéra ce n’est pas réaliste, c’est une abstraction qui laisse parler les émotions. D’ailleurs elle le dit dans le film, "Il n’y a pas de logique dans l’opéra". Donc j’ai parfois essayé des choses qui n’étaient pas cohérentes. Pour la scène de fin par exemple, à l’extérieur, c’est une lumière froide de milieu de journée, mais dès qu’ils ou elles rentrent dans l’appartement la lumière des fenêtres joue une fin de journée. Ça n’a pas besoin d’être logique, ce qu’il faut c’est accompagner les émotions. Pour les scènes en noir et blanc, j’ai essayé de retrouver l’esthétique des films classiques hollywoodiens des années 1950, avec des lumières plus en direct. C’était compliqué d’éviter l’ombre de la caméra ! Ensuite, c’est un jeu sur les contrastes, le décor est sombre, ses vêtements sont noirs, naturellement ça ouvre sur le visage. En littérature, c’est facile d’entrer dans la tête du personnage, et compliqué de décrire un décor. En cinéma c’est l’inverse, un plan suffit à présenter le décor, mais c’est beaucoup plus compliqué de montrer l’intériorité du personnage. Les différents ratios et formats de pellicule étaient pour nous un vecteur pour créer cette connivence avec le personnage. Malgré tout, Pablo tenait à garder une part de mystère. On ne saura jamais vraiment ce qu’elle pensait, et le personnage lui-même maintient une certaine distance, grâce à la beauté de la performance d’Angelina Jolie. Comme Pablo cadrait, je voulais lui donner la liberté de bouger dans toutes les directions. J’ai surtout éclairé en mettant des boules chinoises au-dessus des chandeliers, et pour l’appartement qui était au sixième étage j’ai mis des projecteurs sur des grues que je pouvais monter ou descendre en fonction du moment de la journée. Il y avait des doubles rideaux aux fenêtres qui me permettaient d’avoir une lumière très douce à l’intérieur. Pour reproduire le Paris des années 1970, j’ai utilisé un filtre 85B qui surcorrige un peu pour réchauffer la lumière du jour, et j’ai un peu ajusté en postproduction pour trouver le ton qui était le bon ».
La seconde séance de Q&R a fait suite à la projection de Carol, qui a valu une Grenouille d’or à Ed Lachman, ainsi qu’un prix pour la collaboration entre chef opérateur et réalisateur pour lui et le réalisateur Todd Haynes, qu’il a accompagné sur de nombreux films. « C’est l’adaptation d’un roman de Patricia Highsmith, qui était très connue pour L’Inconnu du Nord-Express notamment, mais qui a tout de même été publiée sous un pseudonyme car l’éditeur avait peur que cette romance lesbienne nuise à la popularité de l’auteure. En 1949, au lendemain de la guerre, c’était la première fois qu’un roman décrivait une histoire homosexuelle entre femmes qui ne se terminait ni à l’asile, ni en suicide, qui proposait une réalité dans laquelle cette relation pouvait marcher. Pour Todd, c’était important de montrer cette réalité sale de l’après-guerre, dans une Amérique appauvrie et qui attend encore d’être rénovée. Je trouvais que le 16 mm correspondait bien à cette demande, et que ça apportait également une qualité émotionnelle, comme si le grain laissait voir sous la surface le niveau de subjectivité de ce qui se passe entre ces deux femmes. Aujourd’hui le 35 mm a tellement progressé qu’il n’a presque plus de grain, il a perdu ce qui le rendait intéressant à mes yeux ! On a aussi beaucoup joué avec les restrictions dans le regard de la caméra, des reflets, des encadrements de portes, à travers des vitres, afin de montrer ce qu’elles ressentent, l’interdiction qu’elles ont de se regarder, et qu’elles n’arrivent pas à respecter. Ensuite au montage, Todd aime aller chercher les petits accidents, les pertes de point, les tremblements du cadre, tous ces petits détails qui ne peuvent pas être prévus mais qui donnent une qualité émotionnelle à la scène, qui s’ajoute à la performance. »
Profitant de leur présence en tant que membres du jury, Cate Blanchett, comédienne principale du film, et Sandy Powell, maquilleuse, ont été invitées à rejoindre Ed Lachman pour la session de Q&R. Ed Lachman précise : « J’aime trouver le cadre sur le moment, m’adapter au jeu, et j’adore travailler avec Cate car elle crée le cadre pour moi, elle épouse l’image et elle me fait découvrir de nouvelles images ». Elle ajoute : « La pré-production était différente pour ce film. Todd et Ed partagent leurs références visuelles, expliquent leurs choix artistiques, il ne mettent pas de frontières entre les différents départements, on a vraiment le sentiment de faire un film tou te s ensemble, et ils nous encouragent à donner le meilleur de nous-mêmes. Cette générosité, on la retrouve dans le résultat du film ». Sandy Powell ajoute : « C’est le chef opérateur avec lequel j’aime le plus travailler, parce qu’il s’intéresse vraiment au travail de tout le monde. En pré-production, il vient vers moi, il me pose plein de questions, et on s’entraide. Sur Wondertruck par exemple, c’était la première fois que je travaillais en noir et blanc, et il m’a aidé à orienter mon travail vers la texture et les contrastes plutôt que sur les couleurs ». Ed Lachman complète : « C’est très important de communiquer avec tout le monde, car au final c’est leur travail qui va être devant la caméra. Je fais beaucoup d’essais de couleurs, car je travaille souvent avec des filtres devant la caméra, c’est important que tout le monde sache ce que ça va donner ».
Lors de la conférence en partenariat avec Sony, Ed Lachman est revenu sur quelques-uns de ses films les plus emblématiques, avant de développer quelques idées autour du EL Zone System, qui rejoindra en mai le catalogue des fonctions de la Venice 2. « Pour Virgin Suicide, Sofia Coppola avait comme références des photographies pop japonaises. En lisant le livre j’avais senti un sentiment de nostalgie, sur la perte de l’innocence, la fin de l’adolescence, et un contraste entre le monde lumineux et optimiste du garçon, et l’intérieur de la prison psychologique de la fille, que j’ai symbolisé par des teintes bleues et magenta. J’ai utilisé une pellicule 5270 bas contraste qui était plutôt employée en télévision. Cette palette très douce a donné un look intéressant au film, que j’ai tourné comme une publicité des années 1970. »
« Pour Erin Brockovitch, nous étions dans cette dynamique curieuse où nous avions une actrice à 20 millions de dollars, mais un réalisateur qui voulait tourner comme un film à petit budget ! J’ai laissé les hautes lumières des lampes de jeu et des fenêtres être surexposées, pour adhérer à cette esthétique, comme en documentaire, j’ai choisi une exposition et j’ai fait avec ! De nuit aussi, pour les intérieurs de voiture notamment, j’essayais toujours de me raccrocher sur une lumière existante, souvent à l’extérieur de la voiture. »
« C’est un véritable avantage que Sony ajoute le EL Zone System directement sur ses caméras, car désormais ce sera exactement conforme au capteur. Et connaître parfaitement la latitude du capteur, cela permet de l’exploiter pleinement. Même sans avoir le temps de la tester en essais, le EL Zone System permet de la définir rapidement. L’outil est centré sur le gris à 18 % et est gradué en valeurs de diaphragme, ce qui est un langage commun entre la caméra, la lumière et le laboratoire. Peu importe la dynamique du capteur, le dernier palier de couleur dans les hautes comme dans les basses lumières correspond à la perte d’information du capteur. C’est ce qu’on a besoin de savoir : où est le gris à 18 %, donc comment exposer les visages, comment se comporte l’image par rapport aux contrastes au-dessus et en dessous de ce gris à 18 %, et à partir de quel moment et dans quelle zone on perd de l’information. Il y a une certaine résistance des autres constructeurs quand je les approche pour leur proposer d’implémenter le EL Zone System dans leurs caméras, et je pense qu’ils ont peur d’exposer quelle est réellement la latitude de leur capteur. Mais Sony a toujours très honnête à ce propos. »
Enfin, à la question : « Que vous évoque ce Lifetime Achievement Award, quels sont les souvenirs que vous avez construits à Camerimage au fil des années ? », Ed Lachman répond : « J’ai reçu autant que j’ai donné à ce festival. La première fois que je suis venu, c’était pour accompagner Loin du paradis, en 2002, ça fait donc 22 ans que je viens. Ici les rencontres sont précieuses, on ne rencontre pas des stars, mais d’autres chef fe s opérateur rice s, on apprend les uns des autres, c’est une occasion unique pour échanger entre nous, partager nos idées, faire communauté. J’ai l’impression d’être de retour dans les années 1960 : "peace, love et images". A l’ASC, peu de membres comprennent ce que représente ce festival, mais de plus en plus en reviennent en en disant du bien. On est dans les mêmes hôtels, on mange ensemble, on parcourt le marché, on voit des film ensemble, on va aux soirées, on peut échanger tous les jours, se faire des amis, c’est mon Noël, j’adore venir tous les ans ! »
(Compte rendu rédigé par Margot Cavret pour l’AFC)