Séance de Q&R avec Matias Boucard, AFC, à propos du film "Eiffel", de Martin Bourboulon

Dans le biopic historique Eiffel, Martin Bourboulon fait se heurter la grande et la petite histoire. Car si la trame de fond du scénario reste la construction de la célèbre tour, le film met plutôt l’accent sur l’histoire d’amour vécue parallèlement par Gustave Eiffel. À l’image, Matias Boucard, AFC, navigue avec une grande maîtrise entre la délicate intimité de cette romance interdite et la grandiloquence métallisée du projet visionnaire qui a changé l’image de Paris à tout jamais. Présenté à Camerimage en compétition principale, Matias Boucard est revenu sur les principaux défis que lui ont posé ce film et les solutions qu’il y a trouvées, lors d’une séance de Q&R. (MC)
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Lors de sa préparation, Matias Boucard a l’idée de s’inspirer du western, qu’il trouve intéressant et original pour un film se déroulant dans une grande ville française. Il s’inspire notamment des films de Michael Cimino, et plus particulièrement La Porte du Paradis, pour sa capacité à reproduire une époque. L’objectif est de proposer une version de Paris avec beaucoup de vie et de couleur. Il cherche à s’éloigner des versions grises et désaturées qu’ont pu proposer d’autres films avant lui, et s’applique à fournir une palette de couleur aux teintes brunes et vertes, qui sont des couleurs qu’il associe à la révolution industrielle. « C’est une époque où les gens portaient surtout du noir ou du blanc, les murs étaient gris, mais je ne voulais pas de cette fadeur, le film parle d’amour et de métal, j’avais besoin de couleurs ». Il compose une palette de tonalités autour des teintes rouille que revêt la tour aujourd’hui. Pour lui, la tour Eiffel est présente dans l’imaginaire collectif telle qu’elle est aujourd’hui, et il fait le choix de la représenter avec ses teintes actuelles. Il tient à rester créatif et ne pas tomber dans les clichés ni du film d’époque ni du blockbuster Hollywoodien. Souhaitant garder l’ADN français du film, en travaillant un rapport à l’intimité à travers le cadre et la lumière, il recherche une image simple et naturelle qui pour lui est la signature du look français. Cette sensibilité trouve également son ancrage dans le scénario, qui raconte deux rapports intimes entre un homme et sa création, et entre un homme et une femme. Matias Boucard qualifie lui même le film de "blockbuster intimiste".

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Pour s’inspirer, il fréquente les musées, notamment le musée d’Orsay qui propose de nombreuses œuvres peintes à cette période. Il est alors frappé par des toiles de très grand format, dans lesquelles la gestion de la perspective donne une impression de grande réalité. Le plus grand défi du film est de faire rentrer, dans un ratio horizontal, un monument radicalement vertical. Il cherche à filmer la tour naturellement, sans effets de distorsions, aussi pour aider les effets spéciaux. « La tour en elle-même est un grand angle, elle est très large à la base et pointue au bout ! ». Il recherche alors la plus grande verticalité dans les optiques. Il s’oriente vers un grand capteur, celui de l’Alexa 65. Suite à une série de tests, il tombe amoureux des Hawk 65 anamorphiques 1.3, dans lesquels il retrouve les tableaux d’Orsay qui l’avaient tant marqué. Le capteur étant nativement au ratio 2.11, l’anamorphose à 1.3 lui permet de ne croper qu’en horizontal pour obtenir le format scope désiré, conservant ainsi toute la verticalité du capteur. Le 1.3 lui permet également d’éviter un "effet Scope" trop marqué, qu’il ne cherche ni artistiquement ni techniquement, dans son souci d’éviter les distorsions.

En caméra A, il utilise une gamme de focales allant du 40 au 80 mm. Avec son grand capteur et son anamorphose, le 40 mm offre un angle très large, lui permettant des plans larges sans les distorsions d’une focale courte, et des perspectives offrant un arrière-plan beaucoup plus proche. « Il y avait une notion d’arrière-plan jusque dans le scénario, avec ces deux histoires qui se superposent, donc jouer avec les arrières-plans c’était une façon de mettre en images le scénario. Sans forcément chercher à filmer la tour, on souhaitait la voir apparaître le plus souvent possible en fond. C’était possible avec le 40 mm, on pouvait avoir le couple en avant-plan, et la tour à l’arrière, et avec des diaphragmes un peu fermés, on arrive à tout lire. Je tournais généralement à 5,6, sauf de temps en temps où j’ouvrais pour aller chercher des choses plus fragiles, plus intimes ». Le chef opérateur travaille également sur un mélange de focales, équipant par moment sa caméra B, une Alexa LF, d’un 180 mm Hawk anamorphique x2 avec doubleur de focale. L’idée est de casser la régularité d’une série optique plus classique, en venant insérer ponctuellement de très longues focales, comme le faisaient ses références western. Certains plans sont également tournés à la Mini LF pour les décors exigus, et les plans sous-marins sont faits avec une Alexa Mini. Pour ces cas spécifiques, les caméras sont équipées d’une série Hawk V-Lite.

"Hommage à Delacroix", de Henri Fantin-Latour, exposé au musée d'Orsay, et le photogramme qui s'en inspire
"Hommage à Delacroix", de Henri Fantin-Latour, exposé au musée d’Orsay, et le photogramme qui s’en inspire


En effet, Martin Bourboulon étant un réalisateur appréciant de pouvoir re-découper au montage, le film s’est naturellement orienté vers un tournage à plusieurs caméras. Matias Boucard cherche, malgré la lourdeur de la production et des décors, à rester dans une certaine forme de liberté, ouvert aux improvisations, aux surprises et aux imprévus. Passionné, il veut éclairer et filmer avec plaisir, en jouant avec les contrastes, la lumière, les couleurs, rester instinctif, et offrir également au réalisateur et aux comédiens cette forme de liberté et de créativité. Puisque le cadreur de la caméra B est Aymeric Colas, l’opérateur Steadicam, beaucoup de plans au Steadicam sont improvisés, à la découverte du décor. Il est également équipé d’une grue Technocrane, avec une tête Maximus. Il dispose ainsi d’une grande ampleur et d’une grande diversité de mouvements, à l’épreuve de l’immensité du monument qui donne son nom au film ; ainsi que d’une grande souplesse, lui permettant de s’ajuster au jour le jour à l’émotion de chaque scène.

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Nous ne saurons pas faire meilleure conclusion à cet article que celle qu’a trouvé le présentateur pour clore la Q&R, aussi nous nous permettrons de reprendre sa très belle comparaison, entre Gustave Eiffel et le chef opérateur, qui tous deux s’appuient sur les technologies les plus pointues et les plus modernes d’une époque pour pouvoir fabriquer quelque chose de beau et d’émouvant, qui s’inscrit hors du temps et touche toutes les générations.


(Rédigé par Margot Cavret pour l’AFC)