"Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures"
Par Caroline Champetier, AFCSeptembre 2000, nous étions dans un minibus en route pour Sobibor puis Minsk, comme nous l’avions été avec Claude et William Lubtchansky sur les routes de l’Est entre 1976 et 1979, caméra prête, pour un vol de corbeaux au-dessus de Maïdanek, un ciel embrasé qui ramenait au récit de Simon Srebnik, ou un troupeau d’oies que nous avons regardé tournoyer pendant des heures. Comprenez que Claude Lanzmann, devenu le réalisateur de Shoah, film célébré dans le monde entier, arpentait sans aucun confort avec une petite équipe de deux garçons et une fille les routes polonaises comme l’aurait fait un documentariste débutant, avec autant d’appétit, d’imprévisibilité et cet instinct dont je savais qu’il fallait le suivre aveuglément.
Claude Lanzmann ne s’est jamais caché de ne pas avoir besoin d’être compris par ceux qui travaillaient avec lui. Entendu, suivi, aimé oui, compris, le pouvait-on vraiment ?
Quand nous sommes arrivés à Sobibor, au cœur de la forêt de Galicie, il y avait beaucoup d’oiseaux et de gibier. Cela excitait terriblement Claude, comme à Auschwitz, vingt ans plus tôt, lorsque d’énormes lièvres bondissant nous effrayaient Lubtchansky et moi et qu’il s’émerveillait de leur démesure en nous assurant qu’ils étaient la réincarnation de vieux Juifs.
Claude décrit lui-même son impression :
« J’ai pu mesurer le passage du temps, la gare est encore plus délabrée qu’autrefois. Un seul train par jour fait l’aller retour Chelm Vlodava. La rampe où débarquèrent plus de 250 000 Juifs, qui était alors un talus herbeux, est aujourd’hui grossièrement cimentée pour permettre le chargement de billes de bois. Pourtant le gouvernement polonais a décidé, il y a cinq ans, la construction d’un petit et émouvant musée au toit rouge. Mais musées et commémorations instituent l’oubli autant que la mémoire, écoutons la parole vive de Yehuda Lerner… »
C’est mentir de dire que le petit et émouvant musée séduisit tout de suite Claude, sa rage n’avait pas de bornes et nous nous sommes défoulés en montant sur un mirador vertigineux de 40 mètres pour tourner un nombre incalculable de panoramiques prouvant l’immensité de cette forêt que les nazis avaient choisi à dessein pour abriter le camp. Le vent se leva, notre présence en haut du mât devint plus dangereuse encore.
Au bout de plusieurs heures, nous nous sommes attaqués au musée.
Je crois me souvenir que Claude y est d’abord entré seul, puis au bout d’un certain temps est revenu me chercher pour me montrer la maquette du camp, cette maquette lui plaisait au plus haut point, elle permettait effectivement de situer la baraque des tailleurs où Yehuda Lerner avait été affecté, et la disposition générale du camp.
Claude a toujours aimé les cartes et la topographie. C’est aussi comme cela qu’il comprend les gestes. Ce processus d’appropriation des lieux est étonnement physique, comme un architecte ou un paysan, il compte les pas, arpente, mesure, évalue. La pauvre maquette du musée de Sobibor l’aidait à ça, il fallait que nous la filmions. Jusque là, je ne voyais pas de contradiction entre l’opprobre sur la muséification et ces plans sur la maquette, elle était un outil pour comprendre. Claude était content de son coup.
Dans les deux uniques salles du petit et émouvant musée, nous avons été arrêtés par d’humbles panneaux de bois, où tous les convois arrivés sur la rampe herbeuse de Sobibor étaient inscrits, l’année, la ville de départ, le nombre de Juifs.
A cet instant, je me souviens exactement avoir retenu Claude de trop s’attarder, ça n’était pas là, n’est ce pas, que nous incarnerions la parole de Yehuda Lerner ? Nous avions encore un peu de jour pour tourner dans la forêt, le moment où, épuisé, il s’endort.
Mais Claude ne bougeait pas, les deux jambes un peu écartées, planté, mais avec une fragilité dans le regard, un voile. Un spectateur attentif peut remarquer que le plan du premier panneau est de guingois, j’avais placé la caméra trop vite. Claude, au centre de la petite pièce, continuait de regarder les panneaux en silence.
Tout à coup, lentement, il a commencé à lire les panneaux, de haut en bas, en énumérant mois, villes et nombres et je l’ai suivi avec la caméra au rythme de sa lecture. Au second panneau, j’ai pris le temps du cadre le plus juste, sans que nous échangions un mot, Claude a repris sa lecture, il ne tournait pas un plan, il était le plan. A cet instant, je savais que cette liste serait dans le film, c’est la bouleversante énumération qui clôt Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures.
Je raconte cela pour faire comprendre comment le réel pouvait faire revenir Claude Lanzmann sur ce qui aurait pu être une position arrêtée, pour montrer comment les plans surgissaient du corps de Claude, ces milliers de plans de Shoah, il les a éprouvés physiquement.
Je ne l’ai jamais vu mimer un cadre ou tendre le bras en pointant l’index. Son corps entier venait se planter là, ça définissait un espace que la caméra devait saisir avec ou sans lui. Il n’a jamais feint. Dans Napalm, sur le pont de la rencontre avec Kim, il essaye de se dégager des flics nord-coréens qui le tiennent en hurlant : « Mais lâchez-moi, je fais du cinématographe ».
Oui en se jetant dans les plans comme un plongeur, il faisait du Cinématographe.
Caroline Champetier, jeudi 12 juillet 2018