TSF à Cannes 2021 : à propos d’"Onoda, 10 000 nuits dans la jungle", d’Arthur Harari, photographié par Tom Harari

Contre-Champ AFC n°322


Le film Onoda, 10 000 nuits dans la jungle, réalisé par Arthur Harari et produit par Nicolas Anthomé pour Batysphère, sorti dans les salles le 21 juillet, a marqué le 74e Festival de Cannes. Ce film français de 2h40, follement ambitieux, tourné en Asie et en japonais, atypique dans sa narration et dans son style, a reçu une ovation lors de la projection de l’ouverture officielle de la sélection Un Certain Regard. De retour de Cannes, Aurélien Branthomme, spectateur cannois heureux (et Superviseur technique image, Workflow & Color Management chez TSF Caméra), s’entretient avec Tom Harari, chef opérateur du film.

Tom, tu étais bien placé pour savoir qu’Arthur Harari préparait un long métrage qui allait devenir Onoda  ?
Tom Harari : (Rires) Oui ! De toutes façons on a commencé ensemble avec mon frère. On a découvert le cinéma très jeune, et il y a un événement qui a été important pour nous, c’est un hommage à la Warner Bros au Centre Pompidou, où on a vu beaucoup de classiques hollywoodiens, Arthur avait dix ans et moi, treize. Et l’un des films qui nous a le plus marqués à ce moment-là, c’est Le Trésor de la Sierra Madre, de John Huston, un film d’aventure tropical ! … Adolescents, on a bricolé plusieurs petits films en Super 8, dont une sorte de remake burlesque de La Sierra Madre intitulé Fièvre, tourné dans les Cévennes… Ensuite j’ai fait l’image des quatre courts et moyens métrages d’Arthur, et de son premier long métrage, Diamant noir.

Pour revenir à Onoda, un an avant le tournage de Diamant noir, à l’été 2013, j’ai fait un voyage aux Philippines, pour les vacances. A cette occasion, Arthur m’a donné à lire 30 ans seul en guerre, de Gérard Chenu et Bernard Cendron, qui a servi de point de départ au scénario. Il m’avait demandé d’essayer de me rendre sur l’île de Lubang pour voir à quoi ça ressemblait aujourd’hui, mais ça s’est avéré trop compliqué. Au final, aucune personne ayant travaillé sur le film n’a jamais été à Lubang ! … Et d’ailleurs bizarrement, on n’a jamais regardé ensemble les nombreuses photos que j’avais faites pendant ce voyage. Je pense que c’est parce qu’on avait besoin de s’inventer nos propres Philippines de cinéma, pour pouvoir être pleinement dans la fiction et le romanesque.

Donc oui, j’ai suivi dès le début la genèse du projet, et j’ai lu le scénario assez tôt. Avant même d’entrer dans la préparation concrète, on a échangé longtemps autour du projet, et ça a mûri comme ça pendant quelques années.

Quand c’est devenu concret, que s’est-il passé ? Je suppose qu’il y a eu des questions sur le budget et la faisabilité du film qui se sont posées…
TH : En fait c’est venu peu à peu. Quand Arthur lui a parlé du projet, le producteur Nicolas Anthomé, qui est assez aventurier dans l’âme, a tout de suite été partant. Sans vouloir parler à sa place, je pense qu’il imaginait un film un peu "à l’arrache" et que ce qui l’excitait, c’était justement de se dire qu’un film historique comme celui-là, principalement situé dans des décors naturels, et qui n’était pas censé être aussi long au départ, pouvait se faire avec pas grand-chose. Et puis au fil de l’écriture, du développement et de la préparation, le projet s’est étoffé pour finalement atteindre un budget proche de cinq millions d’euros, nécessitant une coproduction qui réunit la France, la Belgique, l’Allemagne, l’Italie, le Japon, le Cambodge ! Ce n’est pas rien comme budget, mais ça reste relativement modeste par rapport à l’ambition du film. Bien sûr le fait qu’on ait tourné au Cambodge a réduit énormément les coûts. Le même film en France aurait été beaucoup plus cher !

Arthur et Tom Harari - Photo : Pichponleu Orm
Arthur et Tom Harari
Photo : Pichponleu Orm

Une des chances qu’on a eue, c’est d’avoir une très longue préparation, étalée sur plus d’un an ! Ça a été en partie dû au hasard : le film devait d’abord se tourner plus tôt, on a donc commencé à préparer activement, et puis pour des raisons de casting le tournage s’est décalé de sept mois, nous permettant de bénéficier de cette préparation exceptionnellement longue. On a ainsi pu faire trois sessions de repérages au Cambodge d’une dizaine de jours chacune, séparées de plusieurs mois. Avant chacune de ces sessions, on sélectionnait les décors qui nous semblaient intéressants parmi les pré-repérages très conséquents que le producteur exécutif cambodgien, Davy Chou, avait organisés sur place. Ce temps dévolu aux repérages a été une étape très importante : avec le choix de tourner au Cambodge plutôt qu’aux Philippines, il y avait cet enjeu de réinventer entièrement le décor, de recomposer cette île à partir de lieux disparates, dont certains se sont trouvés très éloignés géographiquement les uns des autres. Au final on a tourné qu’une seule journée sur une vraie île, le décor de la plage, le "rivage sud".

Au tout début des repérages, comme on cherchait des décors un peu sauvages, on a exploré une région de forêts effectivement très sauvage et préservée. On s’est retrouvés à marcher deux ou trois heures sur des sentiers après avoir quitté la route ! On a vite compris que ce serait totalement impossible d’y tourner, parce qu’on n’était pas dans une démarche de pure immersion semi-documentaire à la Werner Herzog, et qu’on n’arriverait jamais à gérer une équipe importante et des installations conséquentes dans ces conditions. On a dû intégrer aux repérages la question de l’accès et de la praticité, trouver des décors relativement proches des voies carrossables. Même si certains ont été quand même plus compliqués que d’autres à atteindre… Au final, on a trouvé pas mal de décors dans des parcs naturels, des lieux préservés, tout en étant assez touristiques.

En tout cas ça ne se voit pas dans le film, on a l’impression que vous êtes en plein terrain sauvage. Ça marche bien.
TH : C’était l’idée. Mais c’est aussi pour ça que les repérages ont été assez longs et compliqués parce qu’il fallait trouver des lieux puissants, graphiques, possédant ce côté vierge, et praticables !
Au-delà des repérages, cette longue préparation a aussi permis à l’équipe déco de fabriquer certains décors extérieurs très en amont, puis de les laisser se "patiner" naturellement pendant les quelques mois de mousson qui ont séparé leur fabrication du tournage. Ce qui a renforcé leur réalisme. La chef décoratrice française, Brigitte Brassart, qui a aussi un côté très aventurière, a été s’installer plusieurs mois sur place avec son équipe cambodgienne, bien avant la période du tournage.

Concernant le découpage, très tôt on a découpé "sur table" à Paris, c’est-à dire-avant même d’avoir les décors, ce qu’on fait souvent avec Arthur. Je trouve très important de faire ça, quand cette méthode convient aux réalisateurs, bien sûr, et qu’on a le temps très en amont. On essaye de poser nos envies, les images qu’on voit. Ça part souvent des images qu’Arthur a en tête, de ses idées de plans, et après moi je rebondis. Du coup au moment des repérages, on a déjà pas mal d’idées précises des plans qu’on veut fabriquer, ce qui nous aide à valider les décors. Et ensuite, on repasse intégralement sur le découpage quand on a choisi les décors, ce qui permet à l’inverse d’adapter les idées "théoriques" aux lieux réels. Et bien sûr, la dernière étape, c’est le tournage lui-même, où le découpage se transforme à nouveau en se confrontant aux acteurs, au rythme de la scène, aux différentes contraintes. C’est ce processus par étapes successives qui nous permet de penser la mise-en-scène, tout en l’incarnant dans la réalité.
En parallèle, on voit ou on revoit pas mal de films, ensemble ou chacun de son côté, et nos échanges vont nourrir nos envies de cadre et de lumière. C’est un travail qui est assez naturel pour nous : replonger dans des univers qui nous plaisent, qui nous inspirent, plus ou moins directement en rapport avec le projet. Et on a eu le temps pour ça aussi !

Et cette prépa d’un an a aussi été très précieuse pour anticiper et régler des questions techniques qui se posaient sur certaines scènes complexes (il y avait beaucoup d’effets particuliers à obtenir sur le plateau, qu’on n’avait jamais fabriqués !). Même s’il y a toujours des problèmes qui surgissent au moment du tournage, on était très bien préparés.

C’est un film français à la durée incroyable ! Tourné loin à l’étranger… Est-ce que le film aurait pu se faire sans cette préparation ?
TH : Non, il fallait ça. Mais c’était assez hors norme. Je n’ai jamais préparé un film aussi longtemps. Et par ailleurs, la durée du tournage aussi a été très exceptionnelle, pour un film d’auteur pas si confortable que ça en termes de budget, par rapport à sa complexité. Et ça, ça a été grâce à une démarche très forte du producteur. Le film était sous-minuté, on ne pensait pas qu’il serait aussi long, pourtant assez vite on a vu qu’il fallait soixante jours de tournage ! Et Nicolas Anthomé ne l’a jamais remis en question. C’est très rare, la plupart des producteurs, leur premier réflexe évidemment serait de te dire qu’il faut faire des coupes dans le scénario ! Même ses amis producteurs lui disaient : « Tu es fou ! Tourner trois mois au Cambodge ? C’est du délire ! ». Souvent cette grosse pression sur les coupes de scénario, pour réduire le temps de tournage, peut faire perdre des choses précieuses au projet. Et lui a eu l’intuition de dire : « Ce scénario a besoin de cette durée de tournage, il faut que je suive Arthur là-dessus ». Ce qui nous a permis de faire le film qu’Arthur avait en tête. Ça a été très appréciable !

Le fait de louer le matériel en Europe, le fait de le transporter, ça ne vous a pas bloqué en termes de moyens sur le tournage ?
TH : Pas spécialement. On avait prévu le coup, le matériel est arrivé deux semaines avant le début du tournage, par container, le temps de tout vérifier. Bon, il y a quand même un container qui s’est perdu ! Je ne sais pas si tu avais suivi cette histoire ? Un container de matériel lumière. On a flippé. Ils ne l’ont jamais retrouvé, ils ne savent pas où ça s’est perdu, peut être en escale à Bangkok. Peut-être volé ! On a trouvé en urgence du matériel sur place pour pouvoir remplacer une partie de ce qui manquait, et ensuite du matériel est revenu de France. Mais globalement, sur le matériel on a eu tout ce dont on avait besoin. On avait pris deux corps caméra car on savait que c’était compliqué d’en trouver sur place en cas de problème. Et on savait que les conditions tropicales, la chaleur, l’humidité… D’ailleurs, ça n’a pas loupé !

Tom Harari sur le tournage d'"Onoda" - Photo : Pichponleu Orm
Tom Harari sur le tournage d’"Onoda"
Photo : Pichponleu Orm

Je suppose que ce temps de préparation t’a permis de choisir le matériel bien en amont ?
TH : Oui, j’ai fait des essais assez poussés. Je savais déjà que je voulais tourner en RED, donc je n’ai pas comparé plusieurs caméras. J’ai juste testé précisément la RED Helium que je ne connaissais pas. J’aime beaucoup le rendu des couleurs de RED. Pour l’instant, je n’ai pas trouvé d’équivalent. On voulait une image très colorée, pouvoir pousser la saturation, tout en conservant des nuances de teintes, en évitant les effets trop monochromes, les aplats de couleur qu’on a souvent en numérique. Et RED permet vraiment cette richesse de couleurs.
Pour les optiques, on a choisi les Cooke S4 pour leur côté assez doux, rond, pas ultra-défini, presque un peu patiné, un peu daté. On savait qu’il fallait trouver une forme de sensualité, pour un film d’époque où la lumière naturelle allait jouer un rôle central. Contrer une certaine dureté, une froideur contemporaine qui peut se dégager du numérique. Et puis, un zoom Angénieux Optimo 24-290 mm, qui est une optique assez encombrante mais géniale quand on veut utiliser le zoom comme véritable outil de mise-en-scène. C’est le cas avec Arthur, on aime beaucoup ça. C’était déjà le cas pour Diamant noir, on avait utilisé ce même zoom.

J’ai beaucoup diffusé, sur tout le film. Il y avait deux séries de filtres de diffusion, une série Black Diffusion et une série Fog, que j’alternais selon la nature des scènes. Les Fog, comme leur nom l’indique, ils sont faits au départ pour créer des effets de brouillard, et ils marquent très fort l’image. C’est la première fois que je les utilisais en diffusion pure. Au départ, je les avais prévus spécialement pour les scènes en flash-back, pour créer une sensation différente dans la perception du temps, une atmosphère plus vaporeuse. Et aussi pour les effets d’aube, de crépuscule et les nuits américaines, pour retrouver la douceur et l’étrangeté de ce genre de lumières. Et finalement, je me suis mis à les utiliser plus que ce que je pensais, en fait pour toutes les nuits, en extérieur comme en intérieur, parce qu’ils ramènent une sensualité qui nous plaisait avec Arthur pour les ambiances nocturnes.

Côté machinerie, on a principalement utilisé la dolly sur rails. Un outil qu’on aime beaucoup, parce qu’il correspond bien à notre goût pour l’esthétique classique. Et puis un travelling sur rails, ça a quelque chose de très concret, de très ancré dans le sol. Ça donne la sensation d’être avec les acteurs, de partager leur expérience physique (de façon plus posée que la caméra épaule). Et ce côté immersif était un des aspects essentiels de notre mise-en-scène. On avait aussi un bras Aerocrane, qui peut monter à quatre ou cinq mètres et qui nous a permis de donner plus d’ampleur à la mise en scène, notamment sur l’aspect vertical : on l’a beaucoup utilisé pour faire des petits mouvements de montée, qui ne sont pas spectaculaires comme un vrai mouvement de grue, mais ça nous a permis de matérialiser le rapport entre les personnages et le paysage, la forêt, la montagne… Et aussi d’exprimer une dimension presque métaphysique, dans leur relation à la nature, à l’île. Le Steadicam®, on ne l’a utilisé que pour les deux dernières scènes du film, et d’une certaine manière contraints et forcés : on n’aurait pas pu faire ces longs travellings très centrés sans voir les rails. Mais au final ça donne un côté flottant qui marche bien dans ces scènes, avec l’état émotionnel du personnage. D’ailleurs, pour l’avant-dernière scène, il y avait un énorme vent qui soufflait dans cette grande prairie, les plans tanguaient beaucoup ! On a pu globalement les stabiliser en postproduction, mais il reste une fragilité, un tremblement involontaire dans l’image qui communique quelque chose d’assez fort à la scène, je trouve.

En lumière, on a utilisé un peu de tout. Mais comme je voulais travailler la lumière de façon très directionnelle, un peu "à l’ancienne", en m’inspirant de l’esthétique classique hollywoodienne, on a utilisé beaucoup de Fresnel tungstène, qui font de belles lumières directionnelles, et qu’on peut utiliser sans même avoir à les diffuser.

Ce côté directionnel de la lumière participe complètement au ton du film. On sent qu’il y a des références, on se demande presque lesquelles. Est-ce que vous aviez des choses précises en tête avec Arthur ?
TH : On avait des références plus ou moins précises, qui venaient de cette phase de visionnage en prépa. Mais même indépendamment de ça, de façon diffuse, le cinéma classique américain nous a nourris depuis qu’on est jeunes : John Ford, Raoul Walsh, Howard Hawks… Que ce soit du côté du film de guerre, du western ou du film d’aventure. En-dehors de quelques films qui sont proches d’Onoda par leur motif, comme Aventure en Birmanie, de Raoul Walsh, on n’a pas spécifiquement revu ces films. Mais comme on a été en quelque sorte biberonnés à cette esthétique, on peut retrouver son influence dans la composition des cadres, les mouvements de caméra… la manière de filmer un groupe d’hommes, les personnages dans un paysage, en utilisant beaucoup les échelles moyennes et larges. Une certaine concision aussi, presque une sécheresse dans la mise en scène.

J’ai revu plusieurs films de Samuel Fuller, des films de guerre : The Big Red One, Les maraudeurs attaquent, qui m’ont nourri sur le cadre, mais aussi l’atmosphère, la lumière. Un western de Fuller aussi, Le Jugement des flèches, c’est Joseph Biroc qui a fait la lumière, qui est magnifique, ça m’a pas mal inspiré.

"Les maraudeurs attaquent", de Samuel Fuller
"Les maraudeurs attaquent", de Samuel Fuller


"Les maraudeurs attaquent", de Samuel Fuller
"Les maraudeurs attaquent", de Samuel Fuller


"Le Jugement des flèches", de Samuel Fuller
"Le Jugement des flèches", de Samuel Fuller

Toujours côté américain, des films du Nouvel Hollywood : Délivrance, de John Boorman, images de Vilmos Zsigmond, un côté très réaliste, brut et immersif dans le rapport à la nature, une certaine âpreté. Et il y a cette scène en particulier, une scène assez mythique de nuit américaine, que Vilmos Zsigmond a en partie ratée au tournage, et qu’il a cherché à récupérer en postproduction en bidouillant le contraste à la truca. Ça produit une image presque expérimentale, d’une puissance onirique incroyable. D’une certaine manière cette scène m’a beaucoup inspiré. Parce que les conditions requises pour réussir une nuit américaine totalement réaliste (météo, orientation, décor) sont rarement réunies, et souvent ça produit une atmosphère crépusculaire un peu irréelle, ni jour ni nuit, mais qui peut dégager une étrangeté assez poétique. L’idée que les imperfections peuvent être créatives, et nous amener à produire involontairement des images surprenantes, je trouve ça très important.

"Délivrance", de John Boorman
"Délivrance", de John Boorman

L’Ouragan de la vengeance, de Monte Hellman, qu’on a redécouvert aussi à ce moment-là, avec son mélange très frappant de réalisme presque aride et de stylisation graphique. John McCabe, de Robert Altman, Vilmos Zsigmond aussi à l’image, assez éloigné par son univers puisque c’est un western hivernal, mais le travail du clair-obscur, magnifique, m’a pas mal nourri pour les scènes nocturnes.

"L'Ouragan de la vengeance", de Monte Hellmann
"L’Ouragan de la vengeance", de Monte Hellmann


"L'Ouragan de la vengeance", de Monte Hellmann
"L’Ouragan de la vengeance", de Monte Hellmann

Du côté du cinéma japonais, certains films de Mizoguchi, sa manière de capter le rapport entre les personnages et la nature, à travers les échelles de plans et la lumière, on a la sensation d’être à la fois avec les personnages dans leur expérience et en même temps à distance, avec une hauteur métaphysique, une étrangeté quasi surnaturelle. C’était un des enjeux pour nous, plus ou moins consciemment : faire sentir comment cette expérience très concrète, de l’ordre de l’épreuve physique, bascule vers une dimension mentale, à la fois métaphysique et onirique. Un peu comme si cet homme, en réinventant la réalité, rêvait sa propre vie. Il y a aussi Feux dans la plaine, de Kon Ichikawa, un film de guerre des années 1950 qui se déroule pendant la guerre du Pacifique et qui nous a marqués par son travail très expressif du cadre. Et du côté de la nouvelle vague japonaise, La Source thermale d’Akitsu, de Yoshishige Yoshida, un mélodrame dont l’histoire commence dans les années 1940, avec de très belles atmosphères lumineuses, à la fois réalistes et stylisées. Étrangement, je n’ai pas revu de films de Kurosawa, mais c’est un peu comme pour les classiques hollywoodiens, ils nous ont beaucoup impressionnés plus jeune, et j’imagine qu’on peut en retrouver la trace, dans la recherche d’une certaine dimension épique. Je crois que revoir Les Sept samouraïs, ça aurait été trop inhibant !

"L'Intendant Sansho", de Kenji Mizoguchi
"L’Intendant Sansho", de Kenji Mizoguchi


"La Source thermale d'Akitsu", de Yoshishige Yoshida
"La Source thermale d’Akitsu", de Yoshishige Yoshida

On a aussi revu La 317e section, de Pierre Schoendoerffer, quasiment le seul film de guerre français de l’époque. C’est Raoul Coutard à l’image, très documentaire et réaliste, en pleine immersion dans la jungle, très sec sur le rapport à la violence (comme chez Fuller). Cette sécheresse dans la façon de mettre en scène la violence, sans complaisance, c’était important pour nous. L’usage du zoom aussi, on sent qu’ils ne pouvaient pas se payer le luxe d’installer des travellings pour suivre les personnages qui marchent beaucoup, du coup ils font des panos combinés à des zooms !
Une influence un peu plus inattendue du côté du dessin : Shigeru Mizuki, un des premiers grands mangaka, qui a vécu lui-même la guerre du Pacifique (il lui est arrivé des choses complètement dingues sur une île de Nouvelle-Guinée) et l’a plusieurs fois dessinée, notamment dans son autobiographie, Vie de Mizuki. C’est d’un puissance graphique incroyable.

"Vie de Mizuki", de Shigeru Mizuki
"Vie de Mizuki", de Shigeru Mizuki

Un aspect très important et qui vient du cinéma classique (que ce soit hollywoodien ou japonais), c’est le travail sur la profondeur de champ. C’est quelque chose de peu utilisé aujourd’hui, globalement, dans le cinéma. Avec le numérique, on a tendance à casser la profondeur de champ, à accentuer les effets de flou, souvent de façon un peu superficielle, parce que c’est un moyen facile d’obtenir une "jolie" image. Pour moi, au contraire, et surtout pour ce film-là, la profondeur de champ est un aspect primordial de la mise-en-scène, qui lui donne comme une troisième dimension, plus de richesse, de densité. Plus de réalisme aussi, de matérialité. Quand on filme un groupe, par exemple, ça permet de mettre en rapport les personnages les uns avec les autres, et avec leur environnement. Mais pour faire ce genre de choix, il faut bien sûr que le réalisateur en ait envie, ce qui était le cas d’Arthur, qui partage ce goût. En fait, cette histoire de profondeur de champ, pour moi, c’est vraiment l’expression esthétique d’une question plus large, existentielle et politique : aujourd’hui, on ne cherche plus à filmer l’individu en le reliant aux autres, à son milieu, au monde. On le considère comme séparé, centré sur lui-même, sur ses sensations, ses émotions, et l’extérieur est relégué dans le flou !

Pour revenir à l’aspect technique : évidemment, en extérieur jour, c’est plus simple, on a tout le diaph qu’il faut. Mais la nuit, que ce soit en extérieur ou en intérieur, c’est un peu plus délicat, ça nécessite d’éclairer beaucoup pour pouvoir fermer le diaph.

Quand tu dis que tu avais du diaph, tu veux dire que tu as fermé le diaph au-delà de T5.6 par exemple ?
TH : Oui, ça pouvait aller en extérieur jour jusqu’à T16, parfois T22. C’est nécessaire si tu veux faire exister un décor très loin d’un personnage qui est au premier plan. En intérieur nuit, par exemple dans les scènes de hutte, il n’y avait pas besoin d’aller jusque-là puisque le décor est proche, mais j’essayais d’être à T4 ou T5.6. Ce qui est maintenant assez rare en nuit, on a vite tendance à ouvrir à T2 ou T1.4. Cette recherche de la profondeur de champ, c’est aussi ce qui m’a poussé à utiliser le capteur de la RED non pas à sa résolution maximale de 8K mais à 5K (et exceptionnellement à 7K-HD). Ça va contre l’effet "très grand capteur", qui est lui aussi à la mode depuis quelques années, pour des raisons que je ne m’explique pas toujours bien.

Bien sûr, le problème quand tu as beaucoup de profondeur en numérique, c’est que ça peut produire une image assez ingrate, trop crue, trop définie. D’où l’intérêt d’utiliser une forte diffusion, parce que tu retrouves une forme de rondeur, de sensualité.

"Onoda" : la profondeur de champ
"Onoda" : la profondeur de champ

Est-ce que vous aviez pensé à la pellicule au départ ? Pourquoi ça n’a pas été possible ?
TH : On l’a envisagé un temps. On aurait vraiment aimé d’une certaine manière. Et là aussi, le producteur Nicolas Anthomé était plutôt excité par l’idée. Il est en général assez attiré par le fait de tourner en pellicule, même sur des films qui n’auraient a priori pas forcément les moyens.
En fait, ce qui nous a arrêtés, en dehors de la contrainte que ça aurait représenté en termes de quantité de rushes, c’est la gestion du transport de la pellicule. Ça aurait été un vrai casse-tête, il aurait fallu ramener la pellicule impressionnée en France pour le développer, car c’était impossible de la développer là-bas, il n’y avait pas de laboratoire suffisamment fiable. Et je crois que ça posait des problèmes d’assurance parce qu’au-delà d’un certain délai entre le jour du tournage et celui du développement, les assurances ne couvrent plus en cas de problème, et on n’était pas sûr de tenir ce délai. Et puis, on a eu un écho d’un tournage français au Cambodge qui avait perdu plusieurs bobines lors d’un transport, qu’ils avaient fini par retrouver trois semaines plus tard ! Ça nous a fait flipper, on s’est dit : « OK, on ne va pas aller là-dedans ! ».

En parallèle, on a eu assez tôt une réflexion esthétique avec Arthur sur la question : d’un côté on trouvait ça super excitant de tourner en pellicule, et très attirant par rapport à la captation de la lumière naturelle… D’un autre côté, comme c’est un film d’époque et que nos références esthétiques sont clairement du côté du passé, on était conscients du risque de produire une imagerie trop passéiste. Donc quand on a compris qu’on allait devoir tourner en numérique, on s’est dit que c’était un mal pour un bien. Le numérique, par la force des choses, ramène du contemporain et permet d’éviter le côté rétro un peu complaisant qui nous guettait, et que la pellicule aurait accentué ! D’ailleurs, la même question s’était posée pour Diamant noir, qui est aussi un film assez référencé au cinéma classique. On avait envisagé la pellicule, et au final on avait trouvé très intéressant de devoir retraverser des esthétiques du passé en numérique. Et pour un film d’époque, au final ça nous excitait presque encore plus de travailler en numérique. En fait, il y a une vraie continuité technique et esthétique avec Diamant noir, pour lequel j’avais déjà testé ce combo : numérique / lumière directionnelle / profondeur de champ / forte diffusion.

Et après, il y a un travail d’étalonnage assez conséquent : on dose finement la définition, on rediffuse éventuellement avec des outils numériques quand la diffusion de tournage ne suffit pas. Un travail sur la texture aussi.

On pourrait penser que vous avez fait ça sur Baselight ?
TH : Non, on a travaillé sur Da Vinci. L’étalonnage aussi a été particulièrement long. Toute la postproduction en fait, image et son, les durées prévues ont explosé, c’est vraiment la longueur du film qui a induit ça. Le montage en soi, ça a été neuf mois de travail effectif étalé sur un an. L’étalonnage, qui était prévu initialement sur quatre semaines, a duré au final sept semaines, et même avec des horaires assez fous, on a souvent étalonné jusqu’à onze heures par jour ! La durée du film entraine des effets d’échelle assez inattendus : par exemple, il a fallu huit jours pour faire une première passe grossière sur tout le film. Le moindre visionnage du film suivi d’un débrief, c’est quasiment une journée… Il y a aussi le nombre important de VFX, qu’on a passé beaucoup de temps à finaliser à l’étalonnage. Et aussi un certain nombre de remaniements narratifs au montage, qui fait que certaines séquences, certains plans changent de statut, et qu’il faut modifier les effets prévus au tournage. Par exemple des plans qui étaient censés être en jour et qui se retrouvent en nuit américaine, ou l’inverse.
Passer de quatre à sept semaines d’étalonnage, c’est pas évident en termes de production ! Mais on s’en est sorti, notamment parce que l’étalonneur, Gadiel Bendelac, avec qui on avait déjà travaillé, et qui connaît bien le producteur, a été particulièrement investi ! Tout le monde a été très investi sur le film et au final, on y a passé effectivement beaucoup de temps.

A l’étalonnage il y a eu un choix particulier sur le rendu d’époque, non ? Hormis les éclairages classiques, est-ce qu’il y avait une réflexion sur la couleur par rapport au film d’époque ? Je pense au rendu des peaux ?
TH : La peau spécifiquement, pas forcément, mais par contre on avait un parti-pris global assez volontaire sur les couleurs : éviter le cliché visuel un peu facile de l’ambiance tropicale, très doré, chaud, ou tirant vers le jaune/vert. Et du coup, le film a cette tendance bleu/magenta, presque un peu violacée. En même temps dans Diamant noir, il y avait déjà cette tendance, donc je suppose que c’est aussi notre goût à Arthur et moi. Mais du coup ce côté magenta ressort sur les peaux, avec des sursaturations qui viennent parfois sur les bouches, sur des défauts de peaux. Mais ça ne nous dérange pas, ça rejoint une volonté qu’on avait de capter quelque chose de très charnel sur les visages, jusque dans les imperfections de peau. Les choix de maquillage allaient dans ce sens : ne pas lisser les carnations, laisser vivre les colorations naturelles liées aux émotions, faire briller les peaux, qu’on sente beaucoup la sueur, la crasse, quitte à en rajouter. Yuya Endo qui joue Onoda jeune, avait tendance à suer énormément (il nous est arrivé de tourner sous 40 ° !) au point d’être littéralement en eaux, et aussi à rougir très fort, soit quand il était traversé par une émotion intense, colère, pleurs, soit quand il avait un peu bu, ce qu’il a fait dans une scène de caserne pour s’immerger dans la situation. On aime beaucoup ça, ce côté vivant, parfois même cette saleté, ça provoque un réalisme quasi-documentaire qui ramène quelque chose de moderne, dans un registre visuel qui emprunte par ailleurs au classicisme.
De la même manière les filtres Fog produisent des aberrations chromatiques assez bizarres, quand on pousse le contraste et la saturation à l’étalonnage. On est assez friands de ça, et même à l’affut de ces défauts techniques qui ramènent de la vie, comme ça se produit avec la pellicule quand on la pousse dans ses retranchements (ce qui est assez fréquent dans les films des années 1970).

C’est vrai aussi au tournage, pour les mouvements de caméra : même si on vise une mise-en-scène assez sophistiquée et chorégraphiée, on ne cherche pas la perfection technique dans les travellings, on ne refera jamais une prise pour obtenir un mouvement totalement clean. Il y a une technique qu’on aime beaucoup utiliser, c’est le travelling zoom combinés. Ça vient en grande partie du travail de Vilmos Szigmond avec Altman dans les années 1970 (John McCab, Le Privé), ils ont vraiment inventé cette figure, qui peut donner à la mise en scène une grande profondeur. Mais du coup, dans ce type de mouvements complexes, il y a souvent des imperfections, des tremblements, qu’on ne cherche pas à gommer. De la même manière, il y a quelques scènes à l’épaule assez tremblantes, on tenait à cette impureté qui ramène du contemporain, on ne voulait pas s’enfermer dans une esthétique ultra classique. L’image devait quand même rendre compte de l’expérience vibrante et émotionnelle des personnages.

Pour revenir à l’étalonnage, le gros du travail, ça a été de trouver un équilibre entre deux choses qui peuvent sembler contradictoires : d’un côté le réalisme, la dimension sensitive et immersive, liés à la lumière naturelle, à la présence de la nature. Contrairement à ce qui se passe avec le côté organique de la pellicule, cette sensation de "naturel", il faut en grande partie la recréer en numérique par des artifices (diffusion, texture, dosage de la saturation de certaines couleurs comme les verts de la végétation…). De l’autre, une forme d’expressionnisme chargé d’étrangeté, qui correspond à la dimension mentale du film. Là, on n’a pas hésité à quitter le réalisme pour travailler des teintes plus bizarres, à colorer franchement certaines scènes. Mais il arrive aussi que la simple captation de la lumière naturelle produise des teintes étranges, à cause d’aberrations techniques liées aux optiques, aux filtres… ce qui peut donner à certains paysages un aspect presque surnaturel. Surtout, il ne fallait pas gommer ça car ça faisait partie intégrante du film !

Tu parles de texture. Effectivement dans certaines séquences, on ressent de la matière dans l’image... Est-ce que vous avez ajouté du grain ?
TH : Oui, on a ajouté du grain sur tout le film, en le dosant précisément selon les séquences. Le but n’était pas d’obtenir un effet pellicule rétro visible (d’ailleurs j’imagine que la plupart des spectateurs ne le remarquent pas) mais de retrouver une impression de sensualité, une texture plus organique qui manque à l’image numérique. Ce qui est absurde quand on y pense, puisque ça n’a rien d’organique, on ajoute une couche superficielle, c’est un pur artifice ! C’est un procédé d’étalonnage assez fréquent, moi-même j’y ai souvent recours, et pourtant ça m’interroge toujours. Dans l’idéal il faudrait pouvoir se passer de ce réflexe qui consiste à retourner vers le rendu de la pellicule, réussir à travailler le numérique pour lui-même. Et en même temps toutes les images qu’on aime, qui ont forgé notre imaginaire esthétique, ont été tournées en pellicule !

Est-ce que vous avez eu des décors particulièrement difficiles à éclairer ? Je pense à un décor de grotte par exemple. Et on n’a pas encore parlé de la pluie, très présente dans le film…
TH : La pluie, dans la quasi-totalité des cas, on l’a fabriquée sur le plateau. C’était un élément essentiel du scénario, les moussons jouent un rôle central dans la narration, le passage des années. Donc, on avait anticipé des installations assez conséquentes. Le premier assistant réalisateur, Benjamin Papin, s’est énormément investi sur ces installations, en collaboration avec l’équipe déco cambodgienne qui utilisait du matériel assez rudimentaire mais avait une très bonne expérience en la matière. En termes de lumière, ce n’est pas facile de réussir les effets de pluie, quand il y a du soleil c’est compliqué forcément, en tout cas il faut être au maximum en contre-jour, le soleil de face ça ne marche pas du tout. Et même en contre, dans certains décors, sur certains fonds, c’est compliqué… Mais là aussi, les ratés peuvent produire des bonnes surprises : il y a un plan large où le personnage creuse une tombe sous la pluie, on a dû tourner avec un grand soleil de face, impossible de faire autrement… Eh bien, dans cette configuration qui était à priori la pire, un petit arc-en-ciel est apparu, et le plan en devient assez poétique ! En nuit, c’est pareil, pas mal de contraintes sur les directions et les intensités de lumière pour obtenir un effet réaliste… On a eu des bonnes galères avec la caméra aussi, qui tournait parfois littéralement sous des trombes d’eau. Bien sûr elle était protégée par une housse, et on avait un "rain deflector", une petite hélice qui tourne très vite devant l’optique pour chasser les gouttes d’eau. Mais la température et l’humidité étaient tellement élevées qu’on a eu plusieurs fois des dysfonctionnements électroniques, la caméra se déréglait, il est même arrivé qu’elle s’éteigne ! Heureusement qu’on avait le deuxième corps caméra, on a pu switcher le temps de remettre à jour le hardware du premier qui était en train de nous lâcher.

En dehors des effets plateau, y avait quelques plans spécifiques, notamment des plans très larges, que nous avions prévus dès le début de traiter en postproduction, avec de la pluie incrustée. Plus un certain nombre de plans qui n’étaient pas prévus au départ pour ça, et qu’on a dû traiter de la même manière, en VFX.

En ce qui concerne les décors difficiles, les huttes, c’était parmi les plus complexes, surtout en nuit : très peu d’espace, très bas de plafond, pour fabriquer une lumière directionnelle, où il faut régler précisément la position de chaque source… Les extérieurs nuit dans la jungle, effet "clair de lune", avec une grande surface à couvrir, pas évident non plus. Ce n’est pas la surface en soi, mais le fait que tu ne peux pas poser une grosse source très éloignée qui va arroser une grande portion d’espace. A cause de l’incroyable densité de la végétation ! On a découvert ça sur le plateau, en commençant à travailler, on était obligés de démultiplier les sources qui éclairaient des petites zones, et de les placer parfois au plan. Donc là, les électriciens s’enfonçaient dans la jungle en pleine nuit, placer toutes ces sources ! … Au passage, je voudrais saluer le travail de Nicolas Amédéo, le chef électricien du film, avec qui je collabore depuis des années. C’est un collaborateur très précieux, vu qu’on se suit depuis nos débuts, il connaît par cœur ma démarche en termes de lumière, et il est capable non seulement de répondre à mes demandes, mais surtout de me proposer des idées qui vont souvent plus loin ! On y gagne en audace. Et par ailleurs, il a été amené à former en partie les électriciens cambodgiens à nos méthodes de travail, à notre manière spécifique de travailler la lumière.

Mais au-delà de la lumière, l’aspect le plus difficile du travail en réalité, ça a été d’arriver à fusionner de façon organique l’image et la mise-en-scène. Par tâtonnements successifs, on a mis en place une méthode empirique avec Arthur sur ce tournage, qu’on a pas mal utilisée : en partant du découpage prévu, on commençait par faire un long plan dynamique qui couvrait toute la scène, avec souvent des mouvements complexes qui pouvaient combiner travelling et zoom, permettant de faire l’équivalent de plusieurs plans en un, de varier les axes et les échelles, sans couper. Même si l’intention n’était pas toujours de le garder en plan-séquence au montage, Arthur tenait beaucoup au fait que ce plan principal couvre un maximum de l’action, parce qu’il y gagnait énormément avec les acteurs, en termes de justesse et d’intensité de jeu. Certains de ces plans nous prenaient plusieurs heures à tourner, parce qu’il fallait chorégraphier les mouvements de caméra avec le jeu des acteurs, régler la lumière en conséquence… Sachant aussi qu’Arthur cherche une mise en scène assez sophistiquée, mais il ne veut pas que ce soit mis en avant, et que la complexité technique fige l’énergie et l’émotion des acteurs. Donc quand les choses sont enfin bien en place techniquement, au bout d’un certain nombre de répétitions et de prises, souvent ça devient trop figé pour lui et il va fragiliser le système, changer un déplacement, une intention de jeu ! Réinsuffler de la vie en fait, pour éviter que ça se dévitalise. Ce qui du coup, entraîne de nouveaux réglages techniques ! Ça rendait fou une partie de l’équipe, qui ne comprenait pas pourquoi on chipotait pendant des heures avant de réussir à rentrer le premier plan de la séquence ! Mais en réalité, une fois qu’on avait ce plan il nous manquait quelques plans beaucoup plus simples pour pouvoir monter à l’intérieur, et la plupart du temps on ne dépassait pas le temps imparti. Mais ils avaient quand même l’impression qu’on n’était pas très efficaces, parce que cette méthode n’était pas conventionnelle. En fait, je pense que certains nous prenaient franchement pour des amateurs ! Mais après tout, cette idée d’être un amateur, au sens noble du terme, ça me va bien ! Parce que c’est ça le plus important : ne pas s’encroûter dans un professionnalisme figé, des habitudes de travail, des recettes toutes faites. Au contraire, à chaque fois essayer d’inventer avec le réalisateur la méthode de mise en scène par l’image qui va le mieux fonctionner, pour aller au bout du potentiel esthétique du projet. Parce qu’en fait, chaque situation de tournage est unique, chaque film est un prototype.

(Propos recueillis par Aurélien Branthomme, pour TSF)