Tati et Sylvette

sont dans un bateau

AFC newsletter n°146

En juillet, nous partons tourner à Saint-Marc-sur-Mer. Les quinze premiers jours, il me dit à peine bonjour. Assise sur le sable, dans mon coin, je note tous mes rapports.
Puis on commence à tourner la scène où Hulot s’installe dans un canoë, pose son pot de peinture dans l’eau et commence à peindre pendant que les vagues poussent le pot et le ramènent au moment où il plonge son pinceau dedans.
L’assistant metteur en scène est à la droite de la caméra, l’accessoiriste à gauche et chacun d’entre eux, afin de suivre le rythme de la houle, tire sur un fil invisible, relié au pot de peinture. Quand M. Hulot, pour la troisième fois, veut tremper son pinceau, tout étonné, il ne voit plus son pot à gauche, comme prévu. Il se lève. Et constate qu’il est à droite... On le répète plusieurs fois, ça marche. Le tournage commence...
Première prise, le pot de peinture se renverse... Coupez ! Deuxième, l’assistant tire trop vite sur le fil... Coupez ! Troisième, l’accessoiriste oublie de tirer sur le fil... Coupez ! Jusqu’à la dix-neuvième prise où j’annonce qu’il va falloir recharger le magasin de pellicule. Que n’ai-je dit là ? Tati se lève furieux. “ Vous êtes des incapables. Dix-neuf prises et pas une seule n’est bonne ! ” Le chef opérateur lui signale qu’il est possible de réaliser la scène en deux fois, avec des plans de coupe de sa main et de son corps. Pas question. Dans les films de Tati, il n’y a pas de gros plans, il ne veut que des plans en pied. L’autre solution consiste à placer la caméra de l’autre côté du canoë et à filmer la fin de la scène puisque quelques-uns des débuts sont bons. Tati rétorque : “ On ne va quand même pas tirer les dix-neuf prises pour connaître les bonnes ! ”
Le chef op’ se tourne alors vers moi : “ Peut-être que la scripte les a notées. ”
Tati, d’un seul coup, réalise ma présence : “ Vous avez noté les bonnes prises ? ”
- Oui, il y en a trois, la 4, la 8 et la 12.
- “ Vous en êtes sûre ? ” Ces trois-là ont été tirées...
Il avait compris à quoi servait une scripte. »

Propos de Sylvette Baudrot recueillis par Yann Plougastel, Le Monde 2 n°72 du 2 au 6 juillet 2005.