Thomas Hardmeier, le langage universel

Par Ariane Damain-Vergallo pour Ernst Leitz Wetzlar

par Ernst Leitz Wetzlar Contre-Champ AFC n°317

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Au milieu des années 1960, Thomas Hardmeier naît en Suisse alémanique et passe toute sa jeunesse dans le village de Küsnacht, dont le nom signifie en allemand "baiser de nuit". Un nom qui avait dû enchanter Carl Gustav Jung, un disciple de Freud dont on connaît l’importance qu’il accordait aux rêves, qui y avait vécu et y était mort quelques années auparavant.

Küsnacht est situé sur le versant sud du lac de Zürich et descend en pente douce vers ses abords, où tous les enfants du village se baignent l’été. C’est une enfance rêvée jusqu’à l’âge de cinq ans où les enfants doivent alors s’éloigner de leur mère et rentrer au Kindergarten où ils apprendront l’allemand, langue officielle alors que jusque-là, ils ne parlaient que le suisse allemand, que même les dictionnaires désignent comme un dialecte. Le choc est rude mais peut-être prépare-t-il ensuite assez bien aux éloignements et à l’apprentissage des autres langues.

Son père, Hansruedi Hardmeier, est un employé de banque qui a gravi seul tous les échelons pour terminer sa carrière comme directeur. C’est un homme lettré, cultivé et esthète qui emmène ses enfants au musée et au cinéma.
Il achète en douce des tableaux que sa femme Emma, qui tient d’une main ferme le ménage et s’oppose aux achats inutiles et dispendieux, ne l’autorise pas toujours à accrocher aux murs.
Thomas Hardmeier, le petit dernier d’une fratrie de trois enfants, observe la situation et le caractère dissemblable de ses parents qui s’entendent pourtant à merveille et profite alors de ce qu’ils se consacrent presque entièrement aux frasques et à la rébellion de son frère aîné pour faire tout ce qu’il veut.
À douze ans, il entre au Gymnasium à Zürich – l’équivalent du lycée en France – et passe toute sa scolarité avec aisance, plutôt bon élève qui apprend facilement mais, de son propre aveu, oublie tout aussi vite.

Thomas Hardmeier, en février 2021 - Photo Ariane Damain Vergallo – Leica M et 100 mm Leitz Summicron-C
Thomas Hardmeier, en février 2021
Photo Ariane Damain Vergallo – Leica M et 100 mm Leitz Summicron-C

Durant toutes ces années, l’idée de faire du cinéma est déjà présente et, méthodiquement, après avoir réussi la "maturité", l’équivalent du baccalauréat, il va tenter de rentrer dans le tout petit monde du cinéma suisse alors que ni sa famille ni personne de son entourage ne connaît quelqu’un qui pourrait l’aider. Mais avant cela, comme tous les jeunes Suisses, il doit faire quatre mois de service militaire qui lui permettent d’observer attentivement comment réagit un groupe hétérogène d’individus devant obéir à des ordres qu’il juge, lui, du haut de ses dix-huit ans, inutiles et idiots. Il remarque que les seuls à trouver l’exercice plaisant sont les jeunes paysans qui travaillent bien plus dur le reste du temps.

Par la suite, Thomas Hardmeier devra garder son arme chez lui et faire trois semaines de service militaire tous les deux ans. Afin d’agrémenter cette "peine", il sera assistant opérateur pour le Cinéma des armées et, finalement, décidera de payer un impôt lui permettant d’arrêter définitivement l’armée, obligatoire en Suisse jusqu’à l’âge de quarante-deux ans !

La société de production Turnus Film promet alors de l’engager mais seulement un an plus tard. En attendant, Thomas Hardmeier devient l’assistant d’un photographe qui travaille à la chaîne pour des catalogues de mode bon marché.
Pour son book, il n’utilise, en extérieur, qu’une très longue focale de 1 000 mm, ce qui oblige son assistant à courir toute la journée pour faire la liaison avec les mannequins qui se trouvent à plus de trente mètres. Thomas Hardmeier court mais attend des jours meilleurs et ne dévie pas de son envie de faire du cinéma.

Un an plus tard, il entre chez Turnus Film et apprend le maniement de la caméra 35 mm Arri BL-II avec laquelle le producteur tourne des films publicitaires pour la lessive Dash ou le chocolat Milka. La première année est intense puis le travail diminue jusqu’à s’arrêter complètement. Pendant encore un an, il repeint le studio et fait des stages de maintenance chez Arri, à Münich en Allemagne.
Finalement il quitte Turnus Film pour devenir assistant caméra indépendant mais reste des mois sans travailler et s’occupe en tirant ses photos en noir et blanc dans son labo photo. « J’avais mis de l’argent de côté, j’avais confiance. »

Nous sommes au début des années 1990, Thomas Hardmeier a vingt-cinq ans et s’apprête à faire son premier long métrage comme second assistant opérateur. Sammy et Niklaus est une comédie suisse qui met en scène deux camionneurs, l’un suisse allemand, l’autre suisse romand, amoureux de la même serveuse française.
La spécificité linguistique de la Suisse, qui est l’un des plus petits pays au monde à avoir quatre langues officielles, en est le principal ressort comique.
Lui-même, qui parle mal le français, doit se rendre à la production à Genève. En arrivant au bureau, il remarque une assistante de production qui pleure à chaudes larmes. C’est Marie-Odile, l’émotive, qui a dix ans de plus que lui, et qui sera l’amour de sa vie et l’artisan d’un destin qui va l’orienter définitivement vers la langue française puis la France.

Thomas Hardmeier emménage à Genève, améliore spectaculairement son français et travaille comme premier assistant opérateur sur des téléfilms produits par la Télévision Suisse Romande. Entre deux, il s’essaie à faire la lumière et à tenir la caméra sur près de cinquante courts métrages.
Sur l’un deux, un producteur remarque son travail et lui propose un premier long métrage comme chef opérateur, Charmants voisins, une comédie qui porte exactement sur le même sujet que Sammy et Niklaus, qui avait changé sa vie quelques années auparavant. Une histoire de voisinage entre Suisses romands et Suisses allemands qui dégénère. C’est l’un des derniers films qu’il fera en Suisse.
Le tournage de deux documentaires en Super 16 l’emmène ensuite pendant deux mois en Malaisie et deux mois en Afrique et aux USA. Les rushes ne seront vus qu’au retour. Une autre époque – celle de l’argentique – où la maîtrise du chef opérateur tenait parfois de celle d’un équilibriste dans un cirque.

Puis il tourne le film Mondialito, de Nicolas Wadimoff, avec la toute jeune comédienne Emma de Caunes, à Arles, en 2000. La lumière du Sud est chaude et il en renforce encore la couleur dorée. Le résultat est joli et le film remporte en France un petit succès. La sœur de sa femme Marie-Odile, agent d’artiste, parle de lui au comédien Richard Berry qui prépare son deuxième film comme réalisateur, Moi César, 10 ans 1/2, 1m39.

Après une unique rencontre de vingt minutes où Thomas Hardmeier n’a quasiment pas parlé, Richard Berry le rappelle pour lui proposer son film. Entre-temps, il l’informe qu’il a déjà accepté un court métrage au Liban. Cette honnêteté (ou cette inconscience) plaît à Richard Berry qui décide de l’attendre.
De retour du Liban, le tournage en studio commence avec de nombreuses difficultés techniques qu’il résout, méthodiquement, les unes après les autres sans jamais se démonter. « J’avais le courage des débutants. »
Finalement Thomas Hardmeier tournera tous les films de Richard Berry – cinq à ce jour – en espérant toujours que ce ne soit pas le dernier.

Quelques années plus tard, Thomas Hardmeier est bien installé dans le paysage cinématographique français avec les films de Cédric Anger ou bien Yves Saint Laurent, de Jalil Lespert, pour lequel il est nommé aux César.
Un compatriote suisse allemand, Tommaso Vergallo, directeur des productions à Digimage Cinéma, parle de lui au réalisateur Jean-Pierre Jeunet qui prépare son prochain long métrage en 3D L’Extravagant voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet, aux USA. Ils se rencontrent durant une demi-heure et cela suffit à Jean-Pierre Jeunet pour le choisir mais sans jamais le lui dire officiellement. « Il est réservé, il aime les gens rigoureux. »

Durant la préparation et le tournage il découvre un réalisateur qui a une vision précise de son film et qui travaille avec un story-board où tous les plans du film sont imaginés et dessinés à l’avance. Les image de Spivet sont des petites œuvres d’art en mouvement pour lesquelles Thomas Hardmeier reçoit, en 2014, le César de la Meilleure photographie.

Cinq ans plus tard, la production cinématographique a considérablement changé et de nouvelles majors sont apparues dans le sillage du succès des séries pour la télévision. En 2019, Thomas Hardmeier travaille sur la série "Into the Night", produite par Netflix, et qui se passe essentiellement à bord d’un avion où des passagers tentent de survivre en échappant à un soleil devenu mortel.
Tout est tourné à l’épaule en format 2:1 et, plutôt que du Scope anamorphique, Thomas Hardmeier choisit des optiques Summilux-C de Leitz, qui ont toutes la même taille, le même poids et un minimum de point très proche, parfait pour tourner dans le cockpit exigu de l’avion. Les optiques M0.8 de Leitz seront prises pour certaines séquences. « Ces optiques ont un rendu très cinématographique. »

En septembre 2020 il a commencé, entre deux confinements, le tournage de Big Bug, le dernier film de science-fiction de Jean-Pierre Jeunet, produit également par Netflix. Thomas Hardmeier apprécie une fidélité qui est d’ailleurs le plus grand compliment que l’on puisse lui adresser sur son travail.
De son côté, il s’efforce de ne garder que le meilleur de son tempérament suisse allemand et d’en gommer le côté direct et trop franc qui pourrait heurter la sensibilité et le goût du charme que la France apprécie tant.

Il a fini par ne plus tellement parler ni le suisse allemand ni l’allemand, mais surtout le français et l’anglais, les langues historiques et universelles du cinéma.