"Tous les grands films devraient être pareils à des rêves"
Entretien avec le directeur de la photographie Christopher DoyleMarin, agriculteur ou encore médecin dans une première vie, puis directeur de la photographie de génie des films d’Edward Yang, Gus Van Sant ou Jim Jarmusch, l’Australien et Hongkongais d’adoption Christopher Doyle fut surtout l’un des plus fidèles compagnons de route de Wong Kar-wai, ouvrageant la plastique gorgée de néons de tous ses films depuis Nos années sauvages (1991) jusqu’à leur brouille sur le tournage de 2046 (en 2004) - ils se sont réconciliés depuis. Libération l’a rencontré à Lyon, lors du dernier festival Lumière, à la faveur de l’hommage qui y était rendu à l’auteur de Chungking Express et In the Mood for Love. Désormais réalisateur de ses propres films, et après avoir documenté notamment la « révolution des parapluies », il rêve en romantique à une révolution des néons.
Comment définiriez-vous la lumière spécifique au Hong Kong que vous avez commencé à filmer dans les années 1980 et 1990 ?
Les néons, les enseignes des commerces et restaurants étaient les seuls éclairages de la ville. C’était quelqu’un qui disait combien sa gargote était super, quelqu’un qui clamait « visitez mon sex shop » ou « c’est vraiment un bar cool ». Il n’y avait rien d’autre. Tous ces néons d’alors étaient autant une mise en défi du colonialisme britannique, du statu quo imposé, que de la Chine. C’était une manière de signifier aux Anglais comme aux Chinois : « Vous pouvez nous gouverner, régenter nos administrations, nos vies, nos esprits, mais pas nous contrôler nous - et surtout pas ce qu’on mange ! » (Rires) C’est pour ça que ces néons sont si imposants, excessifs. Ils vendent du rêve. Et tous les grands films devraient être pareils à des rêves, comme ceux de Wong Kar-wai, c’est-à-dire vous conduire là où, viscéralement, jamais aucun banquier n’irait (Rires).
Comment cette lumière a-t-elle influencé la nature des films que vous avez faits avec Wong Kar-wai ?
C’était simplement là. Les films que nous avons faits étaient la célébration d’une énergie, ils sont profondément le produit de là où ils viennent, cette ville extraordinaire. Et aujourd’hui, tout cela, les néons, est en voie de disparition. La transformation est très rapide. Parce que Hong Kong se gentrifie, se modernise sous l’influence de la politique chinoise. Les LEDs n’ont pas la même… Les LEDs ne sont pas assez dirty. Les LEDs ne sentent pas le sexe. Les LEDs sentent la banque, l’entreprise, la gentrification. C’est fade. Chiant.
Les films que nous avons faits se nourrissaient de cette énergie du néon, cette exubérance, ce besoin de s’exprimer avec fougue, de déborder le cadre, de frimer, qui caractérisait le Hong Kong de naguère. Désormais, il faut faire avec les LEDs, mais c’est quoi un film LED ? Que peut-on bien en faire ? (Rires) Est-ce que c’est ça, aujourd’hui, l’énergie de Hong Kong On cherche encore. Là-bas, certains se politisent d’une manière dont on sait qu’elle ne pourra accoucher de rien - cela ne sert à rien de militer pour l’indépendance, c’est se tirer une balle dans le pied, mais c’est d’identité qu’il faudrait parler.
La plupart des autres gens sont léthargiques, désespérés, quasi apathiques - et la ville est très chère. Et 99 % se sentent dans une impasse depuis la prétendue libération par la Chine. C’est aux cinéastes de se confronter à ça. Il faut réénergiser les gens. Retrouver l’énergie du néon, ou des idées qui aient la qualité du néon. C’est pour ça que je réalise un film par an, depuis peu. Je le vois comme une mission quasi sociale. [...]
(Propos recueillis par Julien Gester, envoyé spécial à Lyon, Libération, samedi 25 et dimanche 26 novembre 2017)
- Lire la suite de l’entretien sur le site Internet de Libération.
- Voir la série "Hong Kong Neon", de la photographe australienne Sharon Blance.