Festival de Cannes 2016
Tragédie à Massilia : où Patrick Ghiringhelli et Karim Dridi parlent de "Chouf"
François Reumont : C’est la première fois que vous travaillez ensemble ?
Patrick Ghiringhelli : J’ai rencontré Karim Dridi sur le tournage de Fureur, en 2003, sur lequel j’étais l’assistant d’Eric Guichard, AFC, qui avait fait l’image. On s’était perdu de vue entre-temps, et c’est par le biais de Tony Gatlif que Karim m’a recontacté. La première de ses demandes sur ce film était surtout de passer du temps à Marseille, d’être disponible pour appréhender le lieu, la lumière, et les conditions dans lesquelles on allait faire ce film.
Karim Dridi : C’est le troisième film que je tourne à Marseille depuis vingt ans. Lors du tournage de Khamsa, en 2008, j’avais déjà eu l’opportunité de rencontrer pas mal de gens des cités. Le succès du film et la reconnaissance qu’il a pu avoir auprès des jeunes m’a ouvert les portes des quartiers nord. Chouf m’a tout de même demandé deux ans de préparation sur place avec les comédiens, la plupart non professionnels. Sur l’image, on a commencé trois mois avant le tournage à réfléchir ensemble sur chaque décor. Trois sessions d’une semaine qui nous ont permis de trouver les solutions adaptées au budget, et le ton général du film.
L’important pour moi était de travailler avec quelqu’un qui fasse passer la justesse du film avant la beauté de l’image. Je m’explique, sachant pertinemment qu’on ne pourrait pas éviter les heures les plus dures d’ incidences solaires et qu’on n’aurait pas non plus les moyens techniques de les contrôler... La mission était de faire coïncider le juste avec le vrai. Le tout en 35 jours de tournage, annexe 3 sans dépassement.
Comment ça se passe un tournage dans une cité des quartiers nord de Marseille ?
PG : C’était très agréable, on a tourné en plein cœur de l’été et on vivait avec les gens de la cité. Le petit snack de quartier, qui sert de décor à une partie de l’histoire, était aussi notre lieu de vie… Nos contraintes étaient principalement de ne pas gêner le trafic qui continuait à se dérouler autour de nous. On ne pouvait tourner dans certains endroits que très tôt le matin, car le "commerce" débutait à dix heure pour se terminer dans la nuit !
Le film regorge de mouvements assez complexes qui semblent être faits à la dolly, c’est assez surprenant vu son contexte presque documentaire...
KD : Je voulais vraiment m’éloigner d’une image à l’épaule, totalement improvisée, qui aurait fait dire : « Ah, un reportage de plus sur les quartiers ! » Mes modèles sont beaucoup plus à chercher du côté de Robert Flaherty, quand il filme Nanouk l’esquimau en 35 mm, avec des plans très composés. Du cinéma quoi ! Sur Chouf, j’ai choisi de tourner en anamorphique, avec des mouvements de caméra "à l’ancienne", à la dolly... Une vraie équipe image, avec des machinos... et pas juste moi et mon 5D !
PG : On a commencé le film avec un simple chariot travelling. Et puis au bout d’une semaine je me suis aperçu que Karim était en demande de mouvements plus complexes. On était en permanence frustrés de ne pas avoir un axe optique plus bas, de ne pas pouvoir suivre tel ou tel mouvement.... La dolly s’est donc imposée, Christian Metz, notre chef machiniste, très rapide et d’une grande sensibilité, a permis d’anticiper et de s’adapter en permanence aux comédiens, pour la plupart non-professionnels. J’ai été assez étonné de leur capacité instinctive et de leur concentration, c’était un plaisir de travailler avec eux. Il faut aussi citer le travail de Virgil Rebout, le chef électricien, qui a permis de pouvoir tenir de longs plans séquences en maîtrisant l’exposition à l’aide d’une télécommande de diaph et en s’adaptant rapidement.
KD : Et puis il faut dire que j’avais envie de faire durer les plans. À la fin, le film est composé d’un bon tiers de plans séquences. Et pour pouvoir y arriver dans un contexte de production comme celui-là, il n’ y a qu’une seule solution : répéter ! C’est ce que j’ai fait en organisant de nombreux ateliers sur cette longue période de préproduction. J’ai filmé ces répétitions avec un GH3, pour me permettre de me rendre compte du rythme de chaque scène et des implications en matière de direction. Arrivés enfin au tournage, chaque comédien connaissait parfaitement ses scènes, avec une sorte de mémoire du geste qui rend soudain possible une mise en scène précise et des mouvements en plan séquence.
Le film semble assez simple au départ, mais peu à peu on s’enfonce plus profond dans cette cité, et on découvre des personnages inattendus. Je pense notamment à cette séquence du congélateur...
KD : L’idée était de faire un film qui commence doucement, et qui peu à peu s’épaissit... un peu comme quand on monte une mayonnaise ! Et je pense que ça prend cette fois-ci, parce que j’ai beaucoup travaillé le scénario et parce que c’est le film que j’ai le plus préparé – visuellement et en ce qui concerne la direction d’acteurs. La séquence du congélateur était à l’origine dans une chambre froide. Mais l’interprète de Kevin devait être de taille normale. C’est à partir du moment où on a trouvé Tony que tout s’est mis en place. Pour moi le cinéma ressemble beaucoup au jazz de ce point de vue. Une fois qu’on est bien préparé ou qu’on connaît parfaitement le morceau, ça devient très facile d’improviser et c’est ça qui donne sa saveur ou son originalité à l’œuvre.
Un autre exemple d’improvisation ?
KD : Par exemple, quand Sofiane revient interroger Gato et que sa petite sœur débarque depuis la pièce d’à côté, c’est quelque chose de complètement improvisé. Il lui dit : « Retourne dans ta chambre »... Ce n’était pas du tout prévu. Ce décalage dramatique improvisé marche très bien à l’écran.
Sans dévoiler le dénouement du film, on peut dire néanmoins qu’il se passe dans un grand hangar au sol blanc très stylisé...
KD : Ah oui. Je me souviens ! Au premier retour de repérages, j’ai montré ce décor à Patrick qui m’a répondu que c’était peut-être trop ! Moi je m’en foutais du trop, parce que je savais que ça pouvait passer dans ce film. Foued qui joue Reda est trop, le nain qui joue Tony est trop, Marteau est trop... j’ai eu aussi parfois ce genre de remarques de la part du mixeur qui avait peur de certains effets, qu’on sorte d’un certain film "d’auteur" ! Je ne suis pas dogmatique, ce qui compte pour moi c’est que les choix artistiques soit cohérents avec l’histoire que l’on raconte.
PG : C’est vrai que ce hangar est vraiment un lieu impressionnant, avec son sol couvert d’alumine. Un beau plan dans la séquence a été coupé au montage, ça commençait dans le noir et progressivement les projecteurs au sodium et au mercure dévoilaient, au fur à mesure de leur montée en température, un hangar immense, comme un théâtre où tout se joue. On est alors dans la tragédie grecque, comme lors de la séquence de la mort de Farouk, avec cette vue plongeante sur la cité phocéenne.
Un mot sur l’étalonnage des images sorties de la Dragon ?
PG : On a travaillé le film dans des couleurs primaires en respectant la lumière naturelle de Marseille. À l’étalonnage, pas d’effet particulier, plus de contraste et de saturation car la combinaison Red Dragon et Cooke anamorphiques donne une image très douce. D’habitude, je suis toujours tenté de diffuser, mais là, avec ces optiques, je n’ai presque jamais filtré. Yann Mercier, le décorateur, a fait un très beau travail sur les couleurs tout au long du film.
KD : C’est mon premier film en numérique, et j’avais très peur de ne pas retrouver l’image film à laquelle j’étais habitué. C’est pour cette raison qu’on a fait beaucoup d’essais objectifs avec Patrick, pour aboutir finalement au choix de la série Cooke anamorphique qui donne un assez beau rendu sur les visages. En plus de ce choix, j’ai décidé de tourner sans maquillage car ça peut devenir un vrai problème en numérique. Vraiment, je préfère avoir des peaux avec des imperfections plutôt que de sentir le fond de teint ou la poudre !
Par contre, j’ai découvert un réel avantage dans le 5K proposé par la Dragon, c’est la possibilité de recadrer au montage de manière totalement invisible. Très peu de plans ont été recadrés, mais parfois très fort, c’est-à-dire à environ 50 %. On a aussi pu prolonger un travelling par un léger mouvement numérique... Ça c’est un truc qui me plaît. Non pas que je néglige le cadre à la prise de vue, mais avoir cette possibilité au montage c’est vraiment super utile.
(Propose recueillis par François Reumont pour l’AFC)
Dans le portfolio ci-dessous, quelques photogrammes extraits du film Chouf.