Un cinéma du paysage

Entretien croisé entre Alain Raoust et Lucie Baudinaud à propos de son travail photographique sur "Rêves de jeunesse"

Ancré dans les pierres et la garrigue, Rêves de jeunesse, d’Alain Raoust, est aussi un film qui donne au soleil de l’arrière-pays méditerranéen un rôle de tout premier plan. Construit comme une sorte de huis clos en plein air, le trajet de son personnage principal - Salomé Richard, jeune comédienne belge qui illumine le film - navigue entre doutes et certitudes au gré des événements.

Une œuvre sur la jeunesse qui ne sombre jamais dans le symbolisme narratif envahissant, tout en étant ancré dans une actualité politique proche. Notamment grâce à sa maîtrise de la narration et son esthétique, mise en image par Lucie Baudinaud. Rencontre avec la jeune directrice de la photographie - c’est son premier long métrage à l’image - et l’auteur-réalisateur. (FR)

Salomé décroche un job d’été dans la déchetterie d’un village. Sous un soleil de western, dans ce lieu hors du monde, son adolescence rebelle la rattrape. De rencontres inattendues en chagrins partagés, surgit la promesse d’une vie nouvelle.

Le film est profondément ancré dans les paysages..., parlez-nous de votre passion pour ces lieux ?

Alain Raoust : J’aime à me définir comme une sorte de cinéaste géographe... Mon rapport sensible avec le lieu où je vais tourner est essentiel pour que je puisse commencer à écrire. Il faut que les choses existent pour que je puisse y croire... Quoi de mieux pour moi que cette vallée du haut Verdon, l’endroit où j’ai grandi pour ça ? C’est pour cette raison que, dès mes débuts, en tant que cinéaste, j’ai décidé - pour le meilleur comme pour le pire ! - d’y inscrire tous mes films. Je dis "le pire" car tourner en dehors de la capitale peut vite devenir un casse-tête en terme de budget. Mais c’est comme ça... le paysage me parle et c’est parce que je le connais si bien qu’il me suggère le film....
Pour Rêves de jeunesse, le départ, c’est ma rencontre avec une déchetterie – pas exactement celle du film, mais une autre ! Un lieu qui m’a fait réfléchir aux choses qu’on jette... ou celles qu’on vient récupérer parfois, par remords, le lendemain... C’est là où je me suis dit qu’il y avait une histoire à raconter... Ce film, je le voulais le plus large possible, qu’il représente un certain moment de notre beau pays. En ouvrant la porte à certaines références cinématographiques, à une dimension poétique et... politique.

Comment avez-vous choisi le décor ?

Lucie Baudinaud : On a fait le tour de toutes les déchetteries de la région. D’un point de vue de production, la logique aurait été de tourner dans une de celles-ci mais elles s’inscrivaient dans un rapport beaucoup trop naturaliste à l’écran. Alain avait envie d’un côté western pour ce décor... Il cite régulièrement Anthony Mann pour sa manière inhabituelle de cadrer le sol, par exemple !
Et puis le scénario indiquait clairement que cette déchetterie serait vieillotte, quasi à l’abandon. Pour être elle-même "jetée" et remplacée bientôt par un lieu "aux normes". C’est d’ailleurs ce qu’indique la pancarte qui a été créée pour les besoins du film à l’entrée du décor...
C’est sur le site d’une carrière près de Saint-André-les-Alpes (Alpes-de-Haute-Provence) qu’on a finalement décidé de s’installer : perdus au milieu de la nature, entourés par des falaises de terre noire, très "Death Valley".
Cette décision centrale nous a permis de créer littéralement l’espace : les bennes (peintes en bleu, blanc et rouge), l’abri Algeco et la camionnette aménagée.
Les couleurs y sont toutes patinées, salies par le temps, tout comme l’abri Algeco, pour réduire au maximum le contraste avec ce sol déjà très blanc.
Choisir l’agencement de ce décor dans l’immensité de la carrière désertique nous a aussi permis de déterminer son orientation idéale par rapport au soleil.
De jour, le lieu éclate de lumière avec les montagnes qui l’entourent mais prend, la nuit, une dimension toute autre, beaucoup plus confortable, comme un cocon d’où émerge une certaine nostalgie.
Le film a un peu un côté conte, hors du temps... Il y a d’ailleurs plusieurs références à Alice au pays des merveilles, comme le lapin blanc et le livre que Salomé découvre à un moment...

Lucie Baudinaud sur le tournage de "Rêves de jeunesse"
Lucie Baudinaud sur le tournage de "Rêves de jeunesse"

AR : Pour moi, c’est plus un univers hors du monde que hors du temps... mais au fond, cela revient au même. Les lieux qu’on a choisis, comme l’arrivée de Salomé par le Chemin de Fer de Provence, sont comme ça. Par exemple, l’abri passager que l’on découvre existait depuis au moins cinquante ans… jusqu’à sa destruction et son remplacement quelques semaines après qu’on y a tourné ! Pour les références, il y en a pas mal. Musicales, littéraires, photographiques… À peu près autant que d’éléments de décor disposés dans l’Algeco par le personnage de Mathis.

LB : Le personnage de Mathis, ou plutôt son absence, est à la base de nos réflexions pour les nuits dans la déchetterie : la lumière devait raconter cette absence et révéler ces "rêves de jeunesse"... Les ambiances nocturnes devaient appartenir au passé, en cherchant un peu de mélancolie. Ça s’est traduit à l’écran en tordant les couleurs. Le rouge vers l’orange, l’orange vers le jaune, le jaune vers le vert... Ancrer l’esthétique dans un rendu de couleur un peu décalé, peut-être un peu comme l’était le rendu des plaques autochromes au début de la photo en couleur. Cette présence du passé, qu’on voulait dans la lumière, s’accompagne effectivement sur le décor de tous ces objets récupérés par Mathis. Un personnage qui est là partout mais qu’on ne voit jamais et qui appartient lui-même au passé.
Dès la lecture du scénario, on avait aussi la sensation que le temps s’arrêtait dans cette déchetterie : les gens s’y arrêtent, se posent, discutent entre eux... et on perd d’une certaine manière la notion du temps. On ne sait plus quel jour on est..., si ils sont là depuis une journée, une semaine, un mois ? Une sensation qui est propre à l’été, où les choses flottent...

AR : Oui, je rebondis sur ce que tu disais : dans les nuits, il y a peut-être un peu cette présence du passé..., des années 1980. Mais sans cette abominable lumière bleu électrique qui caractérisait les films à ce moment-là !
LB : Oui... à la déchetterie, le bleu tend lui aussi vers le vert. On filtrait les néons avec du Liberty Green pour calmer leur côté cyan...

Comment envisagez-vous un tournage comme celui-là, en 21 jours ?

AR : Il y a une phrase de René Char qui est populaire chez certains(e)s cinéastes : « Préparer en stratège, agir en primitif ». Tout est là en fin de compte ! Et de ce point de vue, Lucie a très bien compris ce qui allait se passer, en préparant par exemple toutes les questions d’éclairage en amont pour que je puisse agir en toute fluidité et selon l’inspiration. Je me souviens avoir pas mal changé de choses par rapport au script, et cette liberté que m’a laissée Lucie sur le plateau de tournage est très concrètement devenue l’alliée de la mise en scène.

LB : J’avais une équipe sèche : une électricienne, Marina Klimoff, un machiniste, Rémi Bougès, et un assistant caméra, Alexis Cohen. Un pari risqué mais qui reposait sur une préparation rigoureuse qui nous permettait de nous organiser et de tout anticiper. On s’est, par exemple, organisé en commençant essentiellement par les séquences de jour au lac afin de laisser Marina préparer la déchetterie au côté de Caroline Leroy, la cheffe décoratrice.
Comme les décors étaient à quelques kilomètres les uns des autres, on pouvait chaque soir juger de l’évolution des choses, faire des essais sur les couleurs et les peintures...

D’une certaine façon, en avançant la création de la lumière et ses surprises, on se préservait un peu d’air pour la recherche et l’affinage sans impacter la durée du tournage déjà très serré pour Alain. Par exemple, cela nous a permis de tester un effet auquel je pensais depuis longtemps : chaque ampoule à l’image est teintée avec de la peinture à haute température... on mélangeait du "Vert Foncé", du jaune "Sable" et du "Greengold" (de la marque Pébéo). Appliquées en fine couche translucide sur les lampes du décor, cela tordait leurs teintes dès la prise de vues et participait de l’ambiance lumineuse ressentie sur le plateau. Comme on tournait en numérique, on pouvait voir le résultat en direct en vue de l’affiner à l’étalonnage.

Autre décision importante : j’ai opté pour des sources uniquement sur batteries. On avait quand même un groupe électrogène placé très loin du plateau qui nous fournissait correctement en puissance, mais de cette manière j’ai limité au maximum les tirages de lignes pour pouvoir déplacer très vite nos sources en fonction des demandes d’Alain.
Pour vous donner un ordre d’idée sur le temps de tournage en 21 jours, on avait une nuit pour rentrer la séquence du cycliste (lecture de la lettre jusqu’à la dernière scène dansée...).

Sur quelle base de travail avez-vous préparé ? Aviez-vous des références ?

LB : A Paris, nous avons commencé avec Alain sur un document de presque trois cents pages que l’on appelait "son précieux" : ses notes pour chaque séquence et son découpage du film... Je ne me souviens plus de films en particulier pour références, comme l’on suivrait un exemple. A part le début de Paris Texas, de Wim Wenders, dont on s’est inspiré pour l’arrivée du personnage de Jessica. Autrement, c’était plutôt un échange à un moment donné où l’on trouvait des points de jonction, de convergence, pour préciser une envie, une idée.
Puis, pendant la préparation sur place, nous avons travaillé sur un autre document que j’ai pour habitude de faire. Il représente le scénario en images : photos de repérages et références visuelles. Cela nous permet, avec la cheffe décoratrice, la costumière et l’accessoiriste, de travailler en toute transparence sur les couleurs et les textures du film.
Pour cela, on a souvent fait appel à The Rover, de David Michôd - Natasha Braier à la photographie - pour les patines et textures des décors ainsi que la couleur de certains néons. Il y avait aussi le travail de Benoît Debbie pour chercher les mélanges des couleurs, en densité et en contrastes (notamment Love, de Gaspar Noé).

AR : Personnellement, je travaille toujours à partir d’un découpage sur la base d’un plan au sol. Pas de story-board mais une description assez précise des plans que j’ai en tête. Ce qui est assez symbolique, c’est que pour la première fois sur un film, j’ai décidé de me débarrasser de ce document en le jetant à la benne, et de me lancer consciemment dans un exercice sans ce fil. Je pense que le résultat a ce côté très primitif et à la fois pensé qu’évoque la phrase de Char.
Lucie évoquait ce début de tournage au bord du lac, je prendrai comme exemple ce long plan-séquence fixe où Salomé et Clément dialoguent, et qui se conclut par ce panoramique sur Salomé (qui répond à la violence des propos de Clément en se dénudant et en se jetant à l’eau). Une séquence que j’avais à l’origine entièrement découpée et dont j’ai trouvé la forme finale en direct sur le plateau.

Parlons de l’ouverture du film, très étrange et mystérieuse...

AR : Les séquences dans l’appartement ont été tournées à la fin du film en Dordogne à Périgueux, pour des raisons de coproduction avec cette région. Mis en confiance par les trois semaines passées ensemble et par le fait qu’on commençait tous à se connaître très bien, je crois que cela m’a aidé à affronter cette délocalisation forcée. Comme on avait très peu préparé cette partie du tournage, on était en mode "free jazz". Un grand bonheur !
Le bel exemple de cette entente avec Lucie, c’est le premier plan du film qui commence sur la moquette – le lieu du tournage est là encore à la source du plan - et qui remonte sur des jeunes gens qui dansent. A l’origine, le scénario indiquait "des jeunes gens qui dansent seuls sur une musique techno répétitive". Un écho inversé à ce qui se passera plus tard quand ils dansent tous ensemble sur la musique de Christophe. Ne sachant pas trop comment envisager l’éclairage de ce plan, Lucie m’a suggéré d’utiliser les téléphones portables comme sources de lumière. Et c’est exactement ce petit élément qui vient densifier le propos initial. En tournant l’écran de leur téléphone vers leur visage et en se photographiant, le plan raconte autre chose : un certain état narcissique du monde...

LB : Il y a aussi cette séquence de la rencontre nocturne à proximité du terrain de pétanque qui a été tournée à Périgueux. Sur ce décor, on a poussé encore plus loin le vert de la scène en peignant directement les vitres des réverbères (toujours avec ces peintures pour vitraux...). Une inspiration qui me refait penser à cette scène à la fin de Paris Texas où Harry Dean Stanton monte dans sa voiture sur un parking entièrement vert. On en était à ce moment du tournage où on se sentait complètement libre d’oser des choses différentes en matière d’image... Il en résulte une ambiance étrange qui s’inscrit dans la continuité de ce que les nuits à la déchetterie ont mis en place.

La lumière estivale joue un très grand rôle dans le film, et la surexposition qu’elle engendre aussi...

AR : C’est Lucie qui m’a fait remarquer que pour marquer l’été, il fallait de l’ombre. Et c’est dans cette direction qu’on a pensé toutes ces scènes autour de l’Algeco, en rajoutant par exemple cette petite voile sur le décor qui nous a permis de doser avec l’avant-plan et l’arrière-plan très clairs.

Tournage extérieur Algeco
Tournage extérieur Algeco

LB : Je me souviens de Sicario, de Denis Villeneuve, pour lequel Roger Deakins expose au Mexique les extérieurs jour très clairs, presque éblouissants. J’ai souvent cette sensation au cinéma que les ambiances solaires d’été sont trop parfaitement exposées et ne traduisent pas une sensation qu’on peut avoir en vrai. Pour vous dire, sur le plateau, on passait notre temps à se protéger les yeux de la lumière sous des casquettes ou des voiles... Pour que Salomé ne souffre pas trop ce cette luminosité et puisse ouvrir les yeux, on recouvrait le sol de tissus noirs... Du coup, en étalonnage, on a essayé de garder cette sensation à la limite de la gêne oculaire en travaillant avec une LUT film de Kodak qui accompagne bien ce parti pris.

Comment avez-vous fait votre choix de matériel ?

LB : J’aime bien impliquer le réalisateur dans cette étape. J’ai donc invité Alain chez Panavision pour lui présenter les différents choix possibles en matière d’optiques et de caméra.

AR : Ah oui, j’ai beaucoup apprécié ça ! C’était mon premier film en numérique, et aussi la première fois que l’opératrice me proposait de venir participer physiquement à ce moment. Je me suis retrouvé au milieu des caisses à La Plaine Saint-Denis, et on a discuté ensemble de ce qui semblait fonctionner pour le projet...

LB : Comme c’était son premier film avec une caméra numérique et notre premier film ensemble, je tenais à ce qu’il voie notre outil de travail. Pour les optiques, c’est un moment qui me permet de capter les sensibilités du (de la) réalisateur(trice) devant certaines caractéristiques...
Pour la caméra nous avons opté pour une RED Weapon car elle s’est trouvée mettre à l’équilibre la balance entre les ambitions esthétiques du projet et ses impératifs économiques.
Grâce à cette économie, on a pu partir avec les optiques que nous avions choisies avec Alain, à savoir la série Primo Classic. J’aime particulièrement leur qualité optique dans la restitution des volumes et sur les visages. L’évolution des flous autour de la zone de netteté est douce et fine. Aussi j’apprécie de pouvoir contrôler les flares et donc d’éviter les optiques qui y sont trop sensibles...
Je tenais à les associer au zoom Primo 19-90 mm sur lequel je comptais absolument pour certaines séquences. Au lac, à cause de la difficulté d’accès au décor, dans l’intérieur de l’Algeco pour la souplesse de cadrage... Comme nous n’avions pas du tout de machinerie, c’est bien utile de pouvoir changer la focale discrètement au cours d’un plan.
C’est un zoom très compact qui se marie parfaitement avec le reste de la série et qui a été un outil précieux sur tout le film.

Lucie, vous êtes vous-même impliquée avec votre compagnon dans la vie d’un studio de postproduction. Est-ce selon vous un plus nécessaire en 2019 pour un opérateur ?

LB : Je dirais que ça me permet une liberté en plus dans mon travail. L’accès libre à une salle d’étalonnage en projection est pour moi un grand confort. Je peux faire des tests à volonté en amont du tournage et je visualise dans des conditions optimales mes idées d’image. La prise de décision sur le plateau en est que plus confortable, notamment quand on sait précisément ce que l’on peut faire en étalonnage et avec quelle efficacité. Cela m’est donc fort utile, de là à dire que c’est nécessaire pour tout opérateur... je ne pense pas.

AR : Ce dont je peux témoigner, c’est surtout le gain en temps de collaboration et la possibilité de rester inventif sans la lourdeur des gros laboratoires à laquelle j’étais habitué. En fin de chaîne de postproduction, le réalisateur se sent toujours un peu seul. Là, le fait de continuer à penser le film avec Lucie, dans ce lieu de travail qu’elle accompagne était très excitant. La collaboration s’est prolongée avec le choix de Lucie de travailler avec Charles Fréville à l’étalonnage. J’ai beaucoup apprécié la méthode globale de travail, par passes successives sur l’intégralité du film plutôt que dans le détail...

LB : Charles à une aisance avec l’étalonnage qui nous permet de chercher sans se perdre. On ne sent pas de limite à essayer et à la fois il sait faire avancer une séance pour garder toujours le recul nécessaire sur le film et son image dans sa globalité.
Je tenais à le remercier, ainsi que Marina Klimoff, Rémi Bouges et Alexis Cohen qui m’ont accompagnée pour mener ce film à bon port.

Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC.

Rêves de jeunesse
Producteur : Tom Dercourt
Coproducteurs : João Matos, Sophie Erbs
Réalisation : Alain Raoust
Scénario : Alain Raoust et Cécile Vargaftig
Son : Maxime Gavaudan
Décor : Caroline Leroy
Costumes : Marie-Laure Pinsard
Montage : Jean de Certeau

Dans le portfolio ci-dessous, quelques photogrammes issus de Rêves de jeunesse.