"Valérian" et les mille LEDs

Entretien avec Thierry Arbogast, AFC, par François Reumont

La Lettre AFC n°272

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Tandis que le film de Luc Besson, adapté de la bande dessinée culte de Christin et Mezières, continue son long travail d’effets spéciaux et de postproduction, les premières bandes annonces et reportage sur le tournage apparaissent sur le Net. Thierry Arbogast, AFC, fidèle parmi les fidèles de Luc Besson et d’Europa Corp, est bien sûr aux manettes de l’image sur le film. Déjà directeur de la photographie il y a 20 ans sur Le 5e élément, il revient avec nous sur les particularités de ce nouveau "space opéra".
Thierry Arbogast sur le tournage de "Valérian"
Thierry Arbogast sur le tournage de "Valérian"

« Pour moi », explique Thierry Arbogast, « le défi majeur était d’incorporer presque la totalité de la lumière dans les décors et d’aboutir en quelque sorte à des lieux "auto éclairés", en association avec Hugues Tissandier, le chef décorateur. » Pour cela, près de trois mois de préparation en amont du tournage a été nécessaire entre les différentes équipes.
« Ça a été très différent de ce à quoi je suis habitué sur les films avec Luc Besson, où j’arrive au plus tôt une quinzaine de jours avant le début des prises de vues. Sur Valérian, Luc a mis au point chaque décor avec Hugues, et puis j’ai interprété avec eux la lumière à partir d’idées, de styles et de trouvailles qui reposent sur chaque décor et sur l’infrastructure qu’on peut y incorporer. Parfois en s’aidant de maquettes mais toujours en privilégiant la flexibilité et la capacité à s’adapter sur le plateau à toute idée de mise en scène. »

Avant de se lancer dans l’aventure, le chef opérateur a néanmoins effectué toute une batterie de tests avec son équipe image. « On a sorti à peu près tout ce qui pouvait se faire en matière de LEDs chez les loueurs et on a vérifié que l’espace colorimétrique de chacune des sources pouvait convenir à ce que l’on faisait. Non seulement pour pouvoir valider techniquement au plus vite le matériel que la déco et les électros allaient installer dans les décors en construction, mais aussi pour s’assurer que tout allait pouvoir se mélanger dans le feu de l’action... »

Pour certains décors, des centaines de mètres de bandes LEDs RGBW câblées sur console DMX ont été utilisées : « J’ai beaucoup aimé pouvoir offrir à Luc la possibilité de choisir à la dernière minute la tonalité exacte de telle ou telle ambiance. Par exemple, sur le cabaret, dont le design repose beaucoup sur les transparences et les réflexions des éléments de décor, la couleur mauve qui prédomine aurait parfaitement pu être changée en à peu près n’importe quelle autre couleur juste avant de dire moteur si ça avait été nécessaire. Ce qui est vraiment pratique avec ces LEDs RGBW, c’est qu’on peut aboutir très facilement à une image très colorée, très dynamique, exactement ce que Luc désirait pour ce film. »

Même pour les visages, Thierry Arbogast n’a pas hésité à utiliser les LEDs : « Depuis quelques films, j’ai adopté un ring Light LED bicolore très léger qu’on peut fixer autour de l’objectif et qui est modifiable en intensité et en couleur à distance par télécommande. C’est un accessoire qui m’a pas mal servi pour les gros plans de Scarlett Johansson sur Lucy, et que j’ai pu réutiliser sur Valérian pour certaines occasions un peu spéciales, comme lors d’une scène assez sombre de chute dans un cylindre où la caméra précède le personnage, et qui m’a permis de conserver juste ce qu’il fallait d’éclat sur le visage en fonction de la distance entre acteur et caméra... »

Pour autant, le chef opérateur a aussi fait appel à des sources plus traditionnelles selon les cas de figure. « Nous ne voulions pas jouer la carte du "high tech" pour le "hight tech" », explique-t-il, « le choix des sources s’est vraiment exprimé au coup par coup, selon les besoins de chaque scène. Par exemple, on a utilisé pour un décor de planète désertique un mélange entre 270Space Lights accrochés au plafond de la Cité du Cinéma et des projecteurs LEDs Area 48 (avec plaque phosphore 5 500 K) pour obtenir une sorte de "soleil" spatial. Une ambiance à la fois très zénithale donnée par les Space Lights équipés de jupes occultantes blanches en 3 200 K (2 lampes sur 3 allumées) et une lumière réfléchie sur le plafond du studio très froide, qui évoque un peu le rendu dans les ombres d’un plein soleil avec ciel bleu azur. »

Plafonnier de 270 Space Lights à la Cité du Cinéma
Plafonnier de 270 Space Lights à la Cité du Cinéma

Gregory Fromentin, gaffer sur le film, nous fait part de cette expérience de tournage d’une nouvelle ère mêlant différents domaines et savoir-faire.

Frédéric Thurot, Thierry Arbogast et Gregory Fromentin
Frédéric Thurot, Thierry Arbogast et Gregory Fromentin

« C’est une des premières fois en France où un tournage est amené à utiliser autant de LEDs sur un plateau », explique Gregory Fromentin. « 80 % de la lumière sur le film fait partie des décors créés par Hugues Tissandier, avec du matériel entièrement contrôlable par console pour pouvoir instantanément offrir de multiples univers lumineux en fonction des besoins et des scènes. »
Armé d’une base solide de Arri Skypanel (Transpalux) utilisés pour les ambiances, d’une quarantaine d’Area 48 plus mobiles (Transpalux & Maluna) pour éclairer les fonds verts (avec plaque de phosphore dédiée chroma green) et d’une série de SL1 DMG (Transpalux), le gaffer a également dû aller chercher des solutions sur mesure pour intégrer au mieux les vaisseaux spatiaux et autres lieux futuristes du film.

« Le tournage a démarré tout début janvier 2016 dans un décor de cabaret (une scène vue brièvement dans la bande annonce, avec l’apparition de la chanteuse Rihanna), et je dois dire avec le recul qu’on a eu très peu de temps en prépa pour affronter un tel défi. Les méthodes de travail avec les LEDs sont vraiment différentes de ce qu’on pouvait demander à un chef electro sur un tournage "classique" avec des projecteurs tungstène, fluos ou HMI. Il faut apprendre à utiliser ces nouvelles sources et surtout s’entourer de nouveaux savoir-faire.
Sur Valérian, j’ai refait équipe avec les spécialistes des consoles Frederic Fayard et Aldo de chez ConceptK qui s’occupent de très gros spectacles de musique ou de chorégraphie. Ils sont intégrés dans mon équipe depuis Star 80 et Lucy, deux films sur lesquels les techniques issues de la scène (comme les projecteurs automatiques) se sont mêlées intimement avec celles plus classiques de la prise de vues ciné. »

Associant en parallèle les matériels et technologies issues de l’éclairage architectural (via Christophe Grisoni de la société Led Box), Gregory Fromentin a dû également se confronter à toute une série de tests caméra pour évaluer les capacités de variation des LEDs et notamment valider l’absence de flicker.
« Pendant le mois de décembre 2015, on a testé intensivement les dispositifs de contrôle dédiés aux centaines de mètres de bandes de LEDs qui venaient d’être commandées pour les décors.
Henrik Moseid nous a fourni une dizaine de variateurs haute fréquence complètement flicker free, associés à des rouleaux de bandes LEDs Softlights fonctionnant en RGBW. Raccordée à la console DMX, chaque LEDimmer de Softlights nous a permis de contrôler au pourcent près en direct pendant les prises chaque niveau et couleur des décors. Bien sûr, les bandes LEDs n’ont pas la durée de vie des éléments couchés sur radiateur métal qu’on trouve dans les projecteurs et on est amené à les changer parfois en cours de tournage, mais la souplesse d’intégration, la précision du réglage et la qualité de lumière sont là. »

Alors que le tournage prend son rythme de croisière au printemps 2016 (42 décors et 20 semaines de plan de travail), Gregory Fromentin affine sa maîtrise du dispositif et fabrique même des sources de face sur mesure pour Thierry Arbogast. « Sur un film de Luc Besson, je peux vous dire qu’il y a vraiment peu de pieds projecteurs et de drapeaux... 40 plans par jour, un rythme assez soutenu. Simplement pas le temps ! On a récupéré avec Pascal Lombardo des Chimera Octaplus qui sont à l’origine destiné aux Jokers. Remplis de tubes fourrés de rubans LEDs Softlights RGBW, associés au dimmer, ces projecteurs sont devenus un des rares outils utilisés à la face. »

Autre exemple d’utilisation des LEDs en ruban : une scène où Dane De Haan (Valérian) est accroché à une boule lumineuse mauve flottant dans l’espace. « Pour cette séquence, Thierry Arbogast m’a demandé de recouvrir des balles de tennis avec des rubans de LEDs, qui, réglées à la couleur mauve de cette boule nous a permis de créer un effet assez crédible de lumière spatiale sur lui. »

Gregory Fromentin
Gregory Fromentin

« Valérian a été pour moi une expérience unique », note Gregory Fromentin. « Travailler sur un projet d’une telle ampleur est rare en France, et devoir collaborer avec des équipes venues du monde entier, comme les Néo-Zélandais de Weta Digital (responsables entre autres du Seigneur des anneaux) est très motivante. Plus d’une centaine de techniciens VFX étaient présents à la Cité du Cinéma, avec les défis en terme de réseau, d’échange de données que ça pose, et l’extrême précision que certaines séquences en motion control nécessite.
Beaucoup de choses ont été tournées avec des fonds bleus, que ça soit des ajouts au niveau des découvertes ou des séquences entières où tout est recrée en synthèse. Pour cela la collaboration entre l’équipe image, lumière, machinerie et VFX a été vraiment passionnante. »

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)