Camerimage 2024
La cheffe opératrice Maayane Bouhnik revient sur le tournage du clip "Page", de Ed Sheeran
"Balade dans la forêt", par François ReumontTourné en format 3:2, "Page" évoque immédiatement le monde de la photographie classique, celui du 24x36, sentiment renforcé par une ouverture en plans fixes à l’action statique. Une quasi sensation de diaporama nostalgique. Quand on demande à la directrice de la photo sa définition d’un clip réussi, elle répond immédiatement : « Pour moi, c’est quand l’aspect visuel du projet rajoute une couche différente à celle de la musique. C’est là où quelque chose peut prendre vie, quelque chose d’inattendu donc pas forcément induit par le style de la mélodie ou des paroles. Imaginez, par exemple, que vous regardiez le clip sans la musique, ou au contraire que vous écoutiez la musique sans les images, et deux interprétations assez différentes en résulteraient... »
Une chose est sûre, c’est que le monde du vidéo clip autorise beaucoup d’expérimentations, donnant au directeur de la photographie un champ assez vaste pour s’exprimer. « En fiction, que ce soit au cinéma ou en séries, vous avez une histoire à raconter, et c’est le moteur principal qui vous dirige à l’image. En clip, on a une telle liberté, c’est passionnant d’interpréter un mot, comme par exemple sur ce projet, la solitude... Et de le décliner à votre guise sans vous soucier d’une quelconque ligne narrative », confie Maayane Bouhnik.
Tourné sur trois jours dans la banlieue berlinoise, "Page" repose aussi beaucoup sur l’interprétation du comédien, presque de tous les plans. « Linus Hüsam est un acteur fascinant. Son regard, dès les premiers plans, exprime beaucoup de choses, et c’était un bonheur de le mettre en lumière. Moi, par exemple, ma passion pour les visages remonte à mes 13 ans... Je me revois encore photographier sans cesse les gens, chercher leurs expressions, les yeux dans des contextes très différents, mais fascinants à chaque fois. Et en termes de lumière, depuis que je suis passée à la direction de la photographie, je suis très attentive aux visages. Comment les exposer ? Ont-ils besoin de dureté ou au contraire de douceur ? C’est aussi se mettre à un niveau émotionnel avec le sujet. Et je dois avouer que sur ce film, même sur les plans où on le voit courir, je trouve qu’il y avait quelque chose d’incroyable dans son visage, qu’il amenait beaucoup de couches différentes d’émotion à chaque plan. »
Répartis sur trois décors différents (un intérieur maison, un extérieur forêt et une série de plans sur fond noir plus expérimentaux réalisés en studio le troisième jour) le tournage de "Page" s’est effectué avec une caméra Alexa Mini LF équipée de la récente série Cooke Panchro /i Classic FF. « Une des idées qui nous a dirigés dans la préparation, c’était de retrouver un petit peu l’esprit de la photographie moyen format, avec cette profondeur et cette structure d’image qui lui est attribuée. C’est pour cela qu’on est parti en Arri Mini LF, en essayant de retrouver ce look. Je pense que c’est surtout vrai dans la partie qu’on a tournée dans la maison, avec ses plans très fixes qui évoquent la photographie. Dans la deuxième partie en forêt qui évoque le rêve, là, d’autres défis se sont posés. D’abord le fait de faire courir notre comédien pieds nus en plein mois de novembre dans une forêt près de Berlin... Chose qu’il a accomplie avec beaucoup de courage à de nombreuses reprises ! Mais aussi l’utilisation d’un drone (Mavic 3) qui n’est pas sans complications, surtout à cause de son autonomie de vol limitée. »
Une des originalités visuelles de ces plans reposant aussi sur la présence d’une silhouette complètement surexposée après laquelle notre protagoniste tente de courir. « Je pense que beaucoup de personnes vont se dire que cet effet de silhouette a été entièrement généré en postproduction avec du rotoscoping. En fait pas du tout, tout a été fait à la prise de vues. Pour cela, notre costumier a mis au point un costume entièrement constitué de tissu Scotchlight tel qu’il est utilisé sur les bandes réfléchissantes de sécurité. En l’éclairant dans l’axe optique avec de petites sources, il devient tout d’un coup ultra lumineux et permet de récupérer la silhouette brillante directement à la caméra. Même sur le plan de drone où on voit Linus sortir de la forêt et poursuivre cette silhouette est fait avec cette bidouille, une petite source étant fixée sur le drone lui-même, et le plan tourné au crépuscule. Le simple réglage des blancs à l’étalonnage sur la silhouette permettant de finaliser la chose. »
Autre défi du tournage en forêt, les plans nocturnes de course qui rythment le cœur du clip. « Pour ces plans, nous n’avions pas les moyens pour avoir des nacelles suffisamment hautes ou, le cas échéant, un ballon lumineux. J’ai dû me contenter de simples projecteurs HMI sur pieds... Heureusement on a eu la chance de dénicher une forêt un peu vallonnée, avec des petites collines sur lesquelles j’ai pu installer ces sources en hauteur. La caméra étant installée dans une voiture qui roule parallèlement à la course de l’acteur. L’autre élément très important demeurant la lampe torche que Linus tient à bout de bras, et qui a donné lieu à pas mal de tests en amont. En effet, beaucoup de lampe torches LED du commerce ayant tendance à faire du flicker ou donner une lumière extrêmement pauvre en rendu de couleur. La, j’ai finalement décidé de reprendre une lampe déjà utilisée par une amie sur un projet précédent tourné en 16 mm et dont j’étais absolument sûre du rendu assez froid, sans battement et suffisamment puissante. »
Troisième journée de tournage, et troisième ambiance, celle du studio. C’est là où ont été fabriqués les plans les plus expérimentaux, comme ceux qui semblaient être filmés à travers une vitre dépolie (dont fait partie le plan d’ouverture). « Vous n’allez peut-être pas me croire, mais toute cette série de plans s’est simplement faite en interposant un simple cadre de white full diffusion devant la caméra. Au départ on pensait que ce serait beaucoup plus compliqué que ça avec le décorateur, mais en tentant simplement la chose on s’est aperçu que ça marchait très très bien ! Il y a aussi tous les effets d’obturateur en prise lente qui ont été faits ce jour-là, en expérimentant là encore des choses qui viennent à l’origine de l’époque du film, mais qu’on avait alors parfois un peu peur d’expérimenter. Désormais, c’est devenu très simple à gérer en numérique, avec un résultat immédiat à l’écran. Tout le clip a été tourné à 800 ISO sur la Mini LF, avec ces optiques Cooke qui ne sont pas spécialement très rapides (ouverture maximale 2,2) et un Black Promist 1/8 pour donner une légère diffusion en plus. »
En conclusion de cette expérience, Maayane Bouhnik se réjouit d’avoir pu participer à ce projet : « Je trouve que c’est assez audacieux de la part de l’artiste de nous avoir laissé explorer son univers musical dans une direction que je pense être assez inattendue, plus froide et peut-être un peu plus sombre que d’habitude. En choisissant un réalisateur comme Gordian Schrödter qui vient de la fiction, comme je vous l’expliquais au début, il y a cette volonté de rajouter une couche différente à la chanson. Un univers qui va plus vers Le Miroir, de Tarkovski, un des films auquel on pensait parfois quand on tournait au milieu de cette forêt. Et puis ce que j’aime aussi beaucoup, c’est que chaque spectateur peut avoir sa propre interprétation du clip. Rien n’est complètement expliqué, et cette silhouette qu’il tente de rattraper, on ne sait pas exactement qui ça peut bien être. Chacun se crée sa propre couche supplémentaire sur la musique, chacun fait en quelque sorte son propre film... »
(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)
- Voir un court making of du tournage du clip
Page / Ed Sheeran
Réalisation : Gordian Schrödter
Directrice de la photographie : Maayane Bouhnik
Décors : Cornelius Reitmayr