Vittorio Storaro : « Je crois aux affinités électives »

Par Aureliano Tonet, à Rome


Le Monde, 12 mai 2016.
On doit à Vittorio Storaro la lumière du Dernier Tango à Paris, d’Apocalypse Now, de Reds. Et aujourd’hui de Café Society, sa première collaboration avec Woody Allen, qui fait l’ouverture, mercredi 11 mai, du 69e Festival de Cannes. Quelques jours avant la cérémonie, l’Italien reçoit dans son atelier, au milieu du jardin de sa villa, en bordure de Rome. A 75 ans, il raconte son plongeon dans le grand bain numérique, tout en surveillant du coin de l’œil son neveu, qui s’ébroue parmi les statues, les palmiers et les bassins.

Vous avez fait partie du jury cannois, en 1991. Quels souvenirs en gardez-vous ?

Une belle leçon de cinéma. L’impression de revenir à l’école, de se rincer le regard. C’était l’année où Roman Polanski présidait le jury, et où Barton Fink, des frères Coen, a survolé la compétition. J’ai regretté que La Vie sur un fil, du Chinois Chen Kaige, n’ait pas été apprécié par mes camarades. Les jurés ont tendance à voter selon leur pays, ou à distribuer les récompenses, pour éviter que le même film ne les rafle toutes, ce qui a failli arriver à Barton Fink…

Et vous, quel est votre tropisme ?

Lorsque je suis juré – je l’ai été dans presque tous les festivals majeurs –, j’essaie de pousser les films dont l’image est la plus réussie. C’est une stratégie par défaut : il est injuste que les grands festivals, contrairement aux académies – Oscar, César, etc. –, ne récompensent pas la cinématographie. D’un point de vue juridique, les scénaristes et les musiciens sont reconnus comme coauteurs ; pas nous. Pourtant, le texte, la musique et l’image sont les trois piliers du cinéma.

Vous vous définissez comme "cinematographer". Pourquoi ?

Le mot anglais est étymologiquement parfait. J’écris avec des images en mouvement. Pour éviter la confusion avec le cinématographe des frères Lumière, l’italien et le français utilisent des termes impropres, "directeur de la photographie", "chef opérateur". Ils ont été inventés à une époque où tout le monde voulait prendre le pouvoir sur le plateau, le producteur, l’acteur vedette… Le seul directeur est le cinéaste. Il n’y a qu’un chef d’orchestre. De surcroît, le mot "photographie" exclut la notion de mouvement.

Sur votre mur, on voit une affiche du documentaire Cinematographer Style, de Jon Fauer. Revendiquez-vous un style propre, ou vous adaptez-vous à celui du cinéaste ?

Le travail nous permet de comprendre qui nous sommes, de trouver des réponses aux questions qu’on se pose depuis l’enfance : il définit notre style. Le musicien le fait avec des notes, l’écrivain avec des mots. Pour ma part, je confronterai toujours ombre et lumière, couleurs chaudes et froides, lumières naturelles et artificielles… [Il fait un signe bouddhiste de la main]. Tarantino m’a proposé de travailler sur Kill Bill, Mel Gibson sur La Passion du Christ : j’ai refusé, car leur vision du monde, amorale, inutilement violente, ne correspond pas à cet équilibre que je recherche. Je crois aux affinités électives, comme disait Goethe. J’ai travaillé sur près de 70 films, mais je n’ai fondamentalement collaboré qu’avec quatre cinéastes : Bernardo Bertolucci, Francis Ford Coppola, Warren Beatty, Carlos Saura. Woody est peut-être le cinquième.

Qu’est-ce qui les rapproche ?

L’équilibre, encore une fois. Prenez Coup de cœur, de Coppola, et Café Society, de Woody. Histoires cousines : deux amants s’unissent, se séparent et se retrouvent, par rêve interposé.

Comment avez-vous traduit cela visuellement, dans Café Society  ?

Bobby, le héros incarné par Jesse Eisenberg, évolue entre New York et Hollywood. Pour filmer son quartier natal, j’ai opté pour un monochromatisme lunaire, hivernal, avec des focales moyennes. A Hollywood, où il déménage, les couleurs sont plus intenses et solaires, les perspectives exagérées, je filme en grand angle. J’ai pensé au post-expressionisme allemand, qui triomphait dans les années 1930 en Californie, aux tableaux d’Otto Dix, de Conrad Felixmüller, de Georg Grosz… Quand Bobby rentre à New York, la ville a changé ; elle vibre et virevolte, du moins à ses yeux. Je pense qu’on porte en nous nos expériences passées. Quand Bobby arrive à Hollywood, il porte en lui la grisaille new-yorkaise ; quand il revient à New York, il porte en lui l’énergie californienne. Il y a un troc chromatique, un transvasement de lumière.

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(Propos recueillis par Aureliano Tonet (Rome) pour Le Monde du jeudi 12 mai 2016)