William Lubtchansky, une "sagesse de vieil indien du cinéma"

par Alain Bergala

AFC newsletter n°199

Cahiers du Cinéma, juin 2010

William Lubtchansky vient de mourir à 73 ans. Il a été l’accompagnateur au long cours des films fleuves de Claude Lanzmann, de Jacques Rivette, de Jacques Doillon, de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, il a suivi Godard dans son îlot grenoblois des années 1970, il s’est embarqué dans les pirogues légères d’Otar Iosseliani et de Philippe Garrel, bref il a été toute sa vie l’opérateur totémique des cinéastes qui cherchaient d’autres terres à découvrir.

William Lubtchansky vu par Moune Jamet - © Cinémathèque française
William Lubtchansky vu par Moune Jamet
© Cinémathèque française

On n’avait jamais l’impression, avec lui, d’avoir affaire à un grand technicien, avec tout ce que cela veut dire de savoir spécialisé et de posture. La technicité, pour lui, n’était ni un masque ni un uniforme. Faire une image de cinéma était une activité simple, faisant partie de la vie, pas plus exceptionnelle que d’autres activités dites normales auxquelles se livrent les hommes.
C’est sans doute la raison pour laquelle il a travaillé toute sa vie avec des cinéastes qui ont en sainte horreur le « cinéma du cinéma » et qui ont essayé de faire du cinéma comme on pense, comme on respire, comme on avance dans sa vie tous les jours, sans en faire une histoire. Les cinéastes avec lesquels il a travaillé constituent une véritable communauté de créateurs, dont les membres, malgré leurs différences, ont reconnu en lui quelque chose qui était bien au-delà, ou en deçà, de ses qualités de chef opérateur.

Dans la conception du cinéma qui était la sienne, il lui semblait que l’image était plus intègre quand le geste d’éclairer et celui de cadrer n’étaient pas séparés, quand la main qui tenait le manche et l’œil-cerveau qui avait présidé à la lumière étaient ceux du même homme. L’image d’un film, pour lui, se construisait sans grande théorie préalable au tournage, mais de façon concrète, pragmatique, à partir de quelques principes initiaux, du matériel choisi, et d’un échange sobre et sans une once de dogmatisme avec le réalisateur. Il naviguait ensuite, à partir d’une ligne directive simple et forte, avec beaucoup de souplesse et une incroyable capacité d’invention au jour le jour, de dérapages, de coups de folie lumineuse.

C’est à cette capacité d’invention permanente que l’on reconnaît le style sans effets de signature de Lubtchansky. La formule est ressassée, mais elle retrouve avec lui son poids et sa vérité : son style c’était l’homme même. Cet homme au regard sombre, perçant – une sorte d’injonction à être là, ici et maintenant, sans masques – était le plus rassurant des chefs opérateurs, à cause du sentiment de grande solidité qu’il donnait, de sa sagesse de vieil indien du cinéma et de la confiance que lui ont donnée à très long terme les cinéastes avec lesquels il a travaillé.
Une telle fidélité ne peut pas s’expliquer autrement que par les qualités de rapports humains et de création, indissociables, qu’il engageait avec ces cinéastes qui ont eu besoin de lui de façon extraordinairement durable dans ce milieu où les relations de travail sont forcément volatiles. Un de ses anciens assistants dit de lui, très justement, qu’il avait un rapport de « protection rapprochée » avec les cinéastes, un rapport « privilégié et secret ». Mais le secret chez lui n’était jamais une figure du pouvoir technicien, c’était la conviction que l’acte de création ça se protège et qu’il y faut aussi du non-dit, de la réserve. […]

Alain Bergala, Cahiers du Cinéma, juin 2010