Yves Angelo parle de son travail sur "Blanche comme neige", d’Anne Fontaine, et des optiques Zeiss

par Zeiss La Lettre AFC n°300

Alors que le film Blanche comme neige, d’Anne Fontaine, sortait en salles en avril dernier (sortie en DVD et Blu-ray le 21 août chez Gaumont), se terminait le tournage de Police, de la même réalisatrice et toujours photographié par Yves Angelo. Celui-ci a accepté de partager son expérience avec les optiques Zeiss très différentes qu’il a choisies pour ces deux films, les Zeiss Supreme et les Master Anamorphic, fournies par RVZ. L’occasion d’interroger en toute sincérité l’héritage culturel historique des outils, la notion de belle image et les transformations du métier de directeur de la photo qu’il pressent.

« Je suis convaincu que l’esthétique donnée par les matériels est un héritage culturel. La matière, le rendu de la pellicule Kodak correspondent à la matérialité de la lumière aux Etats-Unis, à cet éclat, cet aspect brillant, contrasté, très saturé. La culture japonaise est tout à fait autre chose, la pellicule Fuji était quasiment assujettie à ces racines-là. De la même manière, un labo allemand, anglais, américain ou italien ne reflétait absolument pas la même matité de la matière. Cela vient de racines que l’on ignore mais qui font partie de nos vies et de notre patrimoine. Longtemps les optiques et les laboratoires allemands ont donné une image qui correspond à la peinture allemande depuis le XVIe siècle : de forts contrastes, des aplats de lumière, des noirs profonds, quelque chose de très direct, de très frontal. La couleur, le noir et le blanc étaient purs, les contours et la netteté du dessin absolus, et à l’époque les optiques Zeiss (dans une moindre mesure Leitz), c’était ça, très pointu et très contraste. L’image vers laquelle ils tendaient correspondait à cette culture-là. Et Zeiss, bizarrement, a modifié les caractéristiques traditionnelles de ses optiques, pour obtenir aujourd’hui des optiques piquées sans être contrastes, relativement douces.
J’utilise toujours des diffusions, tout simplement parce que je n’arrive pas, avec l’image numérique, à trouver la bonne matière sur l’écran. Malgré l’utilisation de lumières très douces, la texture est toujours trop piquée, les contours trop nets, donc je filtre énormément. Je ne peux pas aller contre la nature de certaines optiques, c’est difficile de choisir un outil pour ensuite lutter contre lui. Il y a eu cette tendance, qu’il m’est arrivé de suivre, à prendre de très vieilles optiques avec des caméras nouvelles, tout simplement parce que la netteté était trop agressive, ce côté "papier glacé" de la vidéo. Ce que j’ai aimé dans les Supreme, c’est cette sorte d’élégance d’une image qui n’a pas ce côté agressif de la netteté, cet aspect un peu racoleur contre lequel il faut lutter.

« Aujourd’hui davantage qu’autrefois, le contraste des optiques est le plus intéressant et le plus doux à pleine ouverture. Or travailler à T2 a évidemment une incidence sur la mise-en-scène, avec une profondeur de champ trop faible, ce qui est parfois incompatible avec la réalité du plan. Il faut alors en tenir compte et adapter le mieux possible le travail de lumière à ce rendu de contraste différent. Les contraintes viennent désormais de la réalité financière : je ne vois plus maintenant un tournage où on dirait : « Ah, il fait gris, on ne tourne pas ! », ou on tourne autre chose parce que la lumière extérieure est contraire à ce qu’on avait prévu en préparation quant aux caractéristiques envisagées de l’image. Donc vous subissez des contraintes extérieures... sauf paradoxalement sur les films fauchés. J’ai fait des films de François Dupeyron à 500 000 euros, on n’était pas plus de sept dans l’équipe, et je n’ai jamais vécu ailleurs une telle précision et adéquation entre ce qui avait été envisagé et ce qui fut fait, justement parce qu’on était libre de toute contrainte. Mais sinon, même sur des productions plus aisées, il peut faire gris, ou pleuvoir, ou plein soleil, on doit subir et se débrouiller.

Quand on parle de photographie, il faut se situer dans une cohérence d’ensemble, une image ne se fait pas comme ça, on est tributaire de tellement d’éléments. Souvent on ne fait que parer au plus pressé, c’est tout. On rafistole, on ne fait pas du travail de lumière de façon profonde, précise et concentrée. De nuit, le plan de travail est désormais le même qu’en jour, parce qu’il est établi que la nuit en ville on n’éclaire plus, la rue est éclairée, on tourne sans rajout ! C’est totalement absurde ! C’est tout un système qui fait que maintenant la photographie se fabrique dans un aménagement permanent. Par contre, ça n’empêche pas d’avoir une idée au préalable et d’aller au bout de cette idée, d’avoir malgré tout un point de vue. Je ne dis pas qu’il est parfaitement réalisé, parce qu’on n’a plus les moyens de le réaliser, mais il existe néanmoins, heureusement.

« On choisit son point de vue en préparation, de façon souvent théorique parce que formulé dans l’oralité, mais il faut évidemment le concrétiser lors du tournage Sur Blanche comme neige, c’était relativement simple parce que c’était un conte. On pouvait se permettre absolument tout, puisqu’on était hors réalité, à part certains moments du film. Avec un point de vue aussi net, aussi tranché et aussi libre, l’approche devient plus simple. L’intérêt était d’accrocher cette non-réalité par l’intermédiaire de la réalité, que l’image ne soit pas une image totalement décalée, mais dissonante vis-à-vis du réel. L’histoire narre la jalousie d’une femme qui commence à basculer dans la dernière partie de sa vie, pour une autre qui est dans la première. C’est donc aussi une façon d’être jalouse de ce que représente le visage de l’autre, et d’aller contre le passage du temps. Il y a tous les artifices du cinéma qu’on utilise sur les actrices depuis longtemps, pour les rajeunir ou essayer d’atténuer les défauts. Mais ce qui était intéressant, c’était de le montrer, de ne pas être dupe de l’artifice qu’on y mettait. Ça faisait partie de l’idée du film : une mise-en-scène de la représentation féminine et des artifices que le cinéma a toujours eus pour entretenir le mythe de la beauté féminine, qui est une chose à la fois juste et absurde. Jusqu’où une femme peut-elle aller pour rester ce qu’elle a été ? Du coup, le film est extrêmement diffusé, par moment au-delà de ce qu’on peut faire, tout simplement parce qu’il fallait que ça se voie, que l’artifice se voie.

« Je me suis souvent posé la question de savoir pourquoi on essayait systématiquement "d’arranger" un visage. Pourquoi cherchait-on toujours "l’esthétisme", qu’est-ce que ça voulait dire d’aller chercher une "belle image", qui est souvent la belle image du plus grand nombre et non pas une image intelligemment ressentie. Au cinéma, c’est relativement facile de fabriquer une belle image approuvée par le plus grand nombre, mais au risque de créer un contre-sens avec le sujet/film. Pourquoi choisir de tourner à six heures du soir avec le soleil rasant dans une pièce, si ce n’est pas dans le sujet ? L’adéquation avec la vérité du sujet est indispensable à l’image, sinon on est hors image, hors cadre en quelque sorte. C’est un problème qui s’est toujours posé avec plus ou moins de force à la photographie. Ce mythe de la beauté et du travail du directeur de la photo est ancien, et assimilé comme tel. Mais je crois qu’il y a, dans la profession même, une diversité beaucoup plus grande que dans d’autres disciplines. Personne ne fait le même métier, chacun a sa vérité propre concernant la conception d’une image et son rapport au film. Il n’y a pas vraiment de règle en vérité, et c’est heureux, à part cette tendance à la fois vaniteuse et rusée, si l’on peut dire, qui consiste à faire une image d’une esthétique immédiate forte plutôt qu’une image davantage cohérente avec le sujet, quitte à ce qu’elle soit esthétiquement moins agréable : cela est bien sûr lié au sentiment terrible de vanité qu’il faut toujours combattre tout au long d’une carrière. Il y a des films dont personne ne remarque la photographie alors qu’elle est remarquable, mais non assimilée comme telle parce que moins jouissive, moins confortable d’emblée. La seule limite à la volonté de ne pas rendre une image agréable est la perte du sentiment émotionnel que doit provoquer toute représentation. L’image doit faire ressentir quelque chose, émotionnellement, au-delà de la pensée, parce que le spectateur n’analyse pas, il ressent les choses à travers une histoire et des visages. Le visage est essentiel, le rapport au visage, à sa densité. L’image dépend de cela aussi, évidemment, on fait avec le réel, on l’accompagne. On parle des optiques en termes techniques, de contraste, de netteté, etc., mais on ne parle pas de l’essentiel : ce qui est à filmer ! On ne peut pas parler d’optique sans parler de peinture, de caméra sans parler d’histoire de cinéma. Au mieux, on devrait parler d’une optique sans le moindre langage technique.

« Je refais à chaque film un essai avec les nouvelles caméras mais je reviens toujours à la RED, il n’y a là aucune réalité objective bien sûr, juste une question de ressenti personnel avec lequel je me trouve en harmonie. En revanche, je change souvent d’optiques selon le film, alors qu’au temps de l’argentique je travaillais systématiquement avec les Primo : le problème des optiques se pose différemment avec le numérique, qui met en lumière des défauts ou des écarts de coloration que le film "absorbait" naturellement. »

Et demain ?
« Par rapport à l’évolution de la production, je pense que les futurs directeurs de la photo seront en fait davantage des décorateurs de lumière. Je ne dis pas que ce sera moins bien, parce que le problème du goût se posera toujours de la même façon. Mais la latitude de pose va augmenter de plus en plus, et on tournera les films en quinze jours, c’est évident. Il faudra donc travailler de plus en plus vite, filmer le plus possible sans projecteur, simplement avec les sources du décor, les caméras le permettront. On peut donc prévoir sans exagérer que le directeur de la photo sera davantage celui qui choisit les lampes qui seront dans le champ que celui qui les positionne hors champ, il lui reviendra juste de les placer et les équilibrer dans le décor. Ce sera techniquement un autre travail, mais seulement techniquement, parce que le goût, la pertinence du goût restera toujours l’élément prépondérant. »


https://youtu.be/d52gdvv0KTA

(Propos recueillis par Hélène de Roux pour Zeiss)