Festival de Berlin 2025
Yves Cape, AFC, nous parle de son travail sur "Dreams", de Michel Franco
"If you go (to San Francisco)", par François Reumont pour l’AFCFernando, un jeune danseur de ballet mexicain, rêve de gloire internationale et d’une vie aux États-Unis. Croyant que son amante Jennifer, mondaine et philanthrope, le soutiendra, il laisse tout derrière lui et échappe de peu à la mort en traversant la frontière. Son arrivée perturbe cependant le monde soigneusement organisé de Jennifer. Elle est prête à tout pour protéger leur avenir commun et la vie qu’elle s’est construite.
Tourné sur 28 jours entre San Francisco et Mexico, Dreams est un projet qui s’est monté très vite, dans la foulée de Memory. Yves Cape, se souvient :
« Michel est un réalisateur qui a toujours plusieurs idées de films en réserve, même lorsqu’il est en plein tournage. Ses projets ne sont pas nécessairement rédigés sous forme de scénarios, mais plutôt sous forme d’arguments de cinq ou six pages, qu’il peut vous soumettre à l’improviste, au détour d’une journée de travail. C’est exactement ce qui s’est passé pour Memory. Michel a évoqué une idée de film débutant par une très longue scène d’amour… Une scène qui devait durer bien plus longtemps que ce que l’on voit habituellement à l’écran ! Je me souviens d’ailleurs lui avoir immédiatement fait remarquer que 10 à 20 minutes de scène de sexe représenteraient un vrai défi à mettre en images. Car, aussi créatifs que nous puissions être, il serait difficile d’éviter que cela paraisse artificiel ou ennuyeux !
À l’origine, les personnages n’étaient pas les mêmes. Le protagoniste principal était un homme américain vivant au Mexique qui, sous couvert d’une histoire d’amour, utilisait une jeune Mexicaine comme objet sexuel. Michel a parlé de cette ébauche de film à Jessica Chastain, et encouragé par l’intérêt de Jessica l’idée lui est venue de renverser la situation. Michel a alors entièrement retravaillé l’histoire porté par l’idée de faire incarner cet homme de pouvoir par une femme et localisant l’action principale à Dallas, ce qui semblait plus logique en raison de la proximité avec la frontière mexicaine. C’est ensuite l’arrivée du danseur étoile Isaac Hernández sur le projet qui a tout cristallisé. Ce dernier avait en effet de nombreux liens avec la ville de San Francisco, où il résidait avec sa famille tout en étant soliste de son prestigieux corps de ballet, le San Francisco Ballet.

Mais comme toutes les stars internationales de la danse classique, Isaac disposait de créneaux de liberté très restreints, entre entraînements quotidiens, répétitions de spectacles et activités annexes. La fabrication du film s’est donc littéralement organisée autour de lui, le plan de travail s’adaptant à ses nombreux déplacements professionnels tout en profitant de ses contacts dans le monde de la danse.
Nous avons donc mis le cap sur San Francisco qui, bien que rendue célèbre à l’écran par quelques films mythiques, n’est pas une ville qui accueille fréquemment des tournages. Sans doute en raison de ses conditions météo imprévisibles, où l’on peut passer d’un plein soleil à un épais brouillard selon que l’on se trouve face à l’océan ou dans la baie, plus protégée.
C’est essentiellement dans cette ville et ses environs que nous avons tourné la première partie du film, en tentant – comme toujours avec Michel – à respecter au maximum la chronologie dans le plan de travail. Cependant, compte tenu du nombre de décors plus élevé que dans ses films précédents, il a fallu s’adapter.
La fin du film, en revanche, a été tournée à Mexico, dans une stricte continuité narrative. J’ai immédiatement senti à quel point Michel était soulagé de retrouver cette approche, qui correspond si bien à son cinéma : tourner rapidement et profiter du temps sur le décor pour expérimenter, essayer des plans, explorer des idées qui émergent au fil de la construction des personnages, de la situation dramatique et du lieu. En l’occurrence, cet appartement recréé dans une galerie d’art, avec un jardin de plain-pied entièrement clos, qui joue un rôle essentiel dans le dénouement de l’intrigue. »
Questionné justement sur l’influence des décors sur la mise en scène, et sur la mise en image elle même, Yves Cape reconnaît :
« Avec Michel, quand on se lance dans un film, les repérages nous aident à définir les personnages. Sur Dreams, Jennifer (Jessica Chastain) est issue d’une famille démocrate très aisée, utilisant une partie de sa fortune et de son influence pour des actions caritatives. Mais où placer le curseur ? Se déplace-t-elle en jet privé ? Où habite-t-elle ? Est-elle plutôt bobo, BCBG… Quelle voiture conduit-elle ? C’est en choisissant cet appartement très épuré (qui appartient en réalité à un couple d’architectes d’intérieur et de collectionneurs d’art) que beaucoup de choses se sont mises en place pour nous. C’est un décor que j’avais d’ailleurs d’abord écarté, le trouvant trop blanc, trop compliqué à gérer avec une comédienne à la peau diaphane, beaucoup de costumes blancs, et aux cheveux roux flamboyants ! Mais face à la difficulté de trouver un lieu juste, suffisamment élégant et de bon goût parmi tout ce qui nous était proposé, j’ai finalement reconsidéré mon avis. »

Revenant sur l’importance de cette passion sexuelle qui est au centre du film, Yves Cape reconnaît ce premier enjeu pour l’équipe :
« Comme je l’évoquais, le film devait s’ouvrir sur une scène de sexe. Les choses ont ensuite un peu évolué avec l’étrange trajet de Fernando, qui aboutit dans cet appartement chic de San Francisco. Mais le film restait traversé par plusieurs scènes de ce type, que Michel souhaitait variées, tant dans les ambiances que dans les lieux et les formes.
Par exemple, il y avait une scène qui semblait fantasmée, basée uniquement sur la parole : les deux amants y parlaient de manière extrêmement crue sans pour autant se déshabiller…
Pour la première scène, nous avons opté pour une certaine simplicité : un lit, une prise de vues de profil, une lampe de chevet allumée. Une image finalement très classique, mais qui permettait de montrer la nudité des corps et, d’une certaine manière, de régler cette question dès le départ. Je me souviens notamment de l’encouragement de Jessica lors d’un des premiers visionnages du film en étalonnage : elle m’avait suggéré d’augmenter la luminosité pour que l’on distingue mieux les corps dans cette scène. Elle avait tout à fait raison, car montrer davantage dès le début permet ensuite d’évacuer la question… et d’en montrer moins par la suite !
Plus tard, par exemple, la scène dans l’escalier est bien plus intense, plus brute. Une sorte d’explosion de désir, avec cette pulsion sexuelle qui s’exprime dès leurs retrouvailles, sans même attendre d’aller plus loin que le seuil de la porte. Un vrai défi, d’autant plus que la scène est filmée en un plan large unique, avec cet escalier servant à la fois d’estrade et de cache pour leurs étreintes successives.
En tout cas, ce sont des scènes dont nous avons longuement discuté en amont du tournage, en définissant le style, les lieux et le déroulé de chacune. Sur le plateau, une fois la confiance installée, chacun savait exactement ce qui avait été planifié. »

Questionné sur le mouvement des corps, et la danse qui est un des éléments du film, le directeur de la photo répond :
« J’ai bien sûr vu et revu de nombreux films de danse… Dans beaucoup d’entre eux, la caméra tente de suivre le mouvement et, d’une certaine manière, se met à danser avec les interprètes. C’est une approche que j’ai immédiatement soumise à Michel, en lui faisant remarquer qu’elle était en totale rupture avec nos préceptes habituels. Michel a alors admis que, pour certaines scènes de danse, nous pourrions faire une exception et, si nécessaire, bouger la caméra !
Confronté ensuite à l’impossibilité d’installer des rails de travelling ou une dolly dans les salles de répétition – en raison de la fragilité du sol –, j’ai envisagé une solution avec une caméra portée stabilisée. Mais en observant les répétitions et les mouvements d’Isaac, j’ai compris immédiatement qu’il fallait au contraire privilégier des plans fixes, assez larges, à l’image de cette séquence où il fait une démonstration au directeur du ballet en dansant Le Lac des cygnes avec une partenaire choisie parmi les jeunes danseuses.
Dans ce plan, tout est finalement très simple – et c’est ce que j’aime. On voit exactement ce qu’il faut voir, avec une échelle de plan qui évolue naturellement à mesure que les danseurs se rapprochent de la caméra au fil de la chorégraphie. Revenir à une mise en scène épurée, sans dispositif technique compliqué, en se contentant parfois d’un simple panoramique, pas toujours parfait, mais vrai, en accord avec les mouvements des corps. »
Parmi les scènes clés du film, la rencontre inopinée entre Fernando et le frère de Jennifer marque une transition forte dans l’histoire. Yves Cape revient sur cette scène tournée en un plan unique :
« Il y a forcément un peu de triche quand on découpe. "Every cut is a lie", j’aime bien cette phrase ! Parvenir à capturer une scène en plan-séquence, c’est forcément se rapprocher de l’interprétation des comédiens, comme si on la captait en direct. Ce n’est ni du documentaire ni du théâtre, mais on essaie de se rapprocher au maximum d’une réalité.
Cela me fait penser à la démarche de Cédric Kahn, avec qui j’ai déjà tourné plusieurs films. Au fond, il recherche une authenticité parfaite. Et puis, à chaque fois, il lui faut bien admettre que l’on filme des comédiens, dans un décor, avec de la lumière, etc. C’est à ce moment-là que le plan unique s’impose à lui pour ne pas interrompre le jeu. Mais lui, au montage, il mélangeait plusieurs prises.
Avec Michel Franco, c’est un peu la même chose mais au montage il n’y a pas de mélange et cette scène en est un bon exemple. Je parle d’authenticité pour les comédiens, bien sûr, mais c’est aussi le cas pour l’équipe technique : se retrouver dans l’inconfort d’une scène longue est un choix fondamental. Que ce soit pour le cadre, la lumière et encore plus le son, le plan-séquence confère une fragilité à la scène qu’il est difficile de retrouver lorsqu’on la découpe.
En somme, il y a une certaine honnêteté dans cette façon de faire : c’est ce que nous avons réussi à faire de mieux à ce moment-là, sous la direction de Michel, qui pourra encore l’améliorer au montage, mais dans une bien moindre mesure que si la séquence avait été découpée.
Dans cette scène, où le frère de Jennifer débarque à l’improviste et rencontre son amant, nous avons opté pour un plan d’ensemble avec un léger panoramique pour accompagner l’arrivée du visiteur. Comme je l’ai mentionné plus tôt, ce décor était particulièrement blanc. La scène se déroule entre la cuisine et le salon, et ma seule option était de réduire autant que possible la lumière naturelle en provenance des fenêtres.
Aucune source artificielle n’a été ajoutée sur ce plan. Il s’agit uniquement de lumière naturelle contrôlée par des rideaux et des borniols. Par exemple, la grande baie vitrée derrière Isaac était complètement occultée, à l’exception d’une fine bande de lumière à l’extrémité, qui venait frapper les meubles de cuisine et créait une source très douce sur les visages. Les lumières intégrées de la cuisine ajoutaient de légers éclats en arrière-plan.
Ma démarche, la plupart du temps, consiste à protéger les comédiens et à faire en sorte que le moins de lumière possible directe n’atteigne leur visage. C’est, en fin de compte, mon seul moyen d’offrir un maximum de liberté à Michel. Et moi, ce genre d’approche me convient parfaitement ! »

Autre point de bascule qui annonce le début du troisième acte, les retrouvailles du couple au Mexique dans le dernier tiers du film. L’histoire se transformant peu à peu en une sorte de huis clos inexorable avec entre autres une scène de bascule très importante dans une chambre. Yves Cape détaille :
« Dans cette chambre, il doit y avoir une dizaine de scènes. Un véritable enjeu si l’on veut varier les ambiances, d’autant que beaucoup de ces scènes sont extrêmement importantes et parfois compliquées pour les comédiens. L’une de ces scènes est une longue explication entre les deux amants, en plan-séquence, encore une fois. L’espace est très réduit, et après les premières répétitions, je constate que la meilleure position de la caméra est avec les fenêtres dans mon dos, ce qui implique une lumière de face, très plate et dure ! À la différence de Memory, où Jessica Chastain interprétait un personnage détruit, sur ce film-ci, à cause du personnage qu’elle incarne, il me fallait toujours prêter la plus grande attention à sa beauté. Même si, sur cette fin de film, nous pouvions peu à peu nous éloigner de ce précepte en raison de l’évolution de l’histoire. J’ai donc placé une très grande diffusion sur la fenêtre derrière moi, en orientant volontairement le point chaud de la lumière sur la droite du décor, sur le mur. Là encore, il s’agissait de protéger les comédiens. Ce n’est pas vraiment une volonté de surjouer un effet de lumière dans cette scène, mais plutôt une adaptation à la situation, au contexte de la scène et surtout au lieu. C’est aussi une manière d’accepter de ne pas éclairer toujours à contre-jour et d’accueillir la lumière de face ! »
(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)