Yves Cape, AFC, parle de "Plus que jamais", d’Emily Atef

by Yves Cape

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Décrivant un jeune couple confronté à une décision existentielle, Plus que jamais est aussi un voyage vers l’acceptation du choix de l’autre, interprété par le couple Vicky Krieps et Gaspard Ulliel. Yves Cape, AFC, met en image ce film tourné en France, au Luxembourg et en Norvège. Il se confie sur la fabrication de cette histoire, à la fois dure et lumineuse. (FR).

Hélène et Mathieu sont heureux ensemble depuis de nombreuses années. Le lien qui les unit est profond. Confrontée à une décision existentielle, Hélène part seule en Norvège pour chercher la paix et éprouver la force de leur amour.

L’année passée, tu étais également à l’affiche du festival avec De son vivant, le film d’Emmanuelle Bercot sur un homme atteint d’un cancer incurable. Le sujet du nouveau film d’Emily Atef en est étrangement proche…

Yves Cape : Pour tout dire, c’est même le troisième film de suite que je fais où le personnage principal est confronté à sa mort annoncée ! Entre ces deux films, j’ai tourné Sundown, de Michel Franco, en compétition à Venise en 2021, le film traite d’un sujet similaire !
Mais rien qui n’existe dans un film n’existe dans l’autre, ce sont des approches très différentes du même sujet. Tout au plus peut-on retrouver une scène de consultation dans chacun des films !
Pour le reste, les situations, les décors et le cheminement narratif, rien ne les rapproche, même si le thème de l’acceptation est au centre des trois films. C’est très intéressant et évidemment cela m’a interpellé !

Et sur la mise en scène ?
YC : Ce sont trois approches très différentes.
Avec Emily, les longues recherches du décor principal en Norvège nous ont permis d’échanger sur le scénario, en plus des nombreux e-mails et conversations téléphoniques. Et, six semaines avant le début du tournage, nous avons passé dix jours à table, chez moi au calme. La production espérait que nous sortions un découpage du film ! Heureusement, en accord avec Emily, nous avons décidé de travailler plus instinctivement, au fur et à mesure de l’avancée du tournage. Ces dix jours ont surtout servi à préciser les enjeux de chaque scène et à ce que je perçoive totalement la vision qu’Emily avait de son film. Nous avons donc travaillé avec Emily sans découpage préétabli. Un travail qui s’articule principalement autour de la direction des comédiens, me laissant beaucoup de liberté à la caméra pour trouver ce qui est juste pour chaque scène. Une démarche à l’instinct, qui, je l’avoue, me convient bien. Cette façon de travailler a été rendue possible, principalement, par ces dix jours ensemble qui ont été fondamentaux dans tout le processus de préparation.


Les visages et les plans serrés sont prédominants dès l’ouverture du film…
YC : Venant de la photo, et du portrait, les visages sont au centre de mes préoccupations sur chacun des films que je fais. Les visages, c’est ce que j’aime, c’est eux qui nous transportent. Et, sur cette histoire, il y avait, comme élément central, l’exil du personnage d’Hélène vers la Norvège. Débuter l’histoire en privilégiant les visages nous a également permis d’ouvrir ensuite le film sur les paysages norvégiens, diriger visuellement l’histoire vers quelque chose de différent.

Le film s’ouvre sur un dîner entre amis, où le spectateur découvre peu à peu la situation des personnages principaux…
YC : Cette séquence d’ouverture est construite sur un sentiment de malaise. Tout le monde, pour des raisons différentes, se sent mal à l’aise. Ce n’est pas facile à filmer. Ce genre de situation ce sont souvent des petits détails qui dérapent, un regard, une hésitation, deux mains qui se serrent… L’idée était aussi de ne rien révéler au départ, et d’entrer très simplement dans ces diverses conversations. Dans la cuisine, l’arrivée d’Hélène fait dévier la conversation, et soudain les visages changent, c’est cela qu’il fallait saisir, ce malaise. Cela aboutit à cette sorte de "coming out", au milieu du dîner.
C’est essentiellement de la mise en place dans le lieu, pour mettre les interprètes dans la situation la plus réaliste et confortable possible. On crée un dispositif, en espérant que les comédiens pourront traduire la scène. Et une fois que ça semble bon, on tourne, le plus simplement possible, en suivant les acteurs.


Le lieu avait-il une importance pour vous ?
YC : On avait besoin d’un espace qui traduise le niveau social des personnages. Que cela soit réaliste était très important. De cette envie découle les soucis : si on respecte l’idée d’un appartement socialement juste, donc pas trop grand, une douzaine de comédiens autour d’une table, ça ne laisse plus beaucoup de place pour bouger facilement autour pour capter chaque visage ! Et nous voulions aussi faire des plans larges ! Toutes ces envies me dirigent vers une configuration simple en lumière, avec un effet « abat-jour » au-dessus de la table, matérialisé par un petit ballon Hélium très léger tendu avec des fils parce que nous ne pouvions rien accrocher au mur. Et, au cadre, un mélange d’épaule, soit sur travelling, soit sur Creeper Butt Dolly (siège à roulettes), et de plans fixes sur pied. De cette façon, suivant nos envies, j’ai une totale liberté.
En fait, toutes ces contraintes finissent par donner le style de la séquence. J’aime ça, composer avec l’adversité technique !

C’est un film qui suit un trajet spatial et psychologique. Avez-vous pu respecter la chronologie de ce trajet ?
YC : Malheureusement non ! Quand nous avons entamé le tournage à Bordeaux, en avril 2021, nous ne savions pas si nous pourrions aller en Norvège, qui avait fermé ses frontières ! Il a donc été décidé d’entrer en studio au Luxembourg, après Bordeaux, en espérant que cela change, ce qui est finalement arrivé une semaine avant notre départ prévu. C’était un pari risqué, mais qu’il fallait prendre, sinon le film s’annulait probablement. Xénia Maingot, notre productrice, l’a fait, et je l’en félicite.
Le film a donc été tourné en trois blocs. Il a débuté à Bordeaux, pour ensuite partir en studio au Luxembourg, pour tourner principalement les intérieurs norvégiens, et nous sommes partis en Norvège pour tourner les extérieurs.
Il a donc fallu filmer les scènes de studio avant même d’avoir pu tourner les extérieurs raccord. C’était une sorte de pari sur la météo que nous allions avoir là-bas ! Pas évident, d’autant que les découvertes des intérieurs ont été faites sur fond fixe en backdrop Rosco, à partir de photos faites lors des repérages six mois auparavant ! Là encore un gros pari sur la météo !
Sur ce décor de maison, le backdrop couvrait environ 190 ° du décor intérieur maison, avec une longueur de 40 m sur 7 m de hauteur. Redonner du naturel dans un tel contexte n’est pas toujours facile, surtout quand ces scènes vont être montées en raccord direct avec les vrais extérieurs à venir, où la nature explose soudain à l’écran. J’ai donc travaillé les intérieurs studio le plus possible, comme je travaille en décor naturel habituellement, et en essayant de ramener le plus d’accidents possible, de lumière et de cadre.
Après ce tournage au Luxembourg, on a embarqué pour la Norvège, où nous avons dû respecter une quarantaine à l’entrée du pays. À nouveau une contrainte qui a servi le film ! Ces quinze jours en vase clos ont vraiment soudé l’équipe sur cette partie la plus exigeante pour nos deux comédiens principaux.


Avant le départ d’Hélène, il y a quelques rares plans plus poétiques, où elle semble flotter dans l’eau. Des plans très sensuels et qui tranchent avec le reste de la narration…
YC : Emily avait, à l’origine, imaginé plusieurs séquences oniriques avec des effets spéciaux qui devaient matérialiser des transitions dans la tête d’Hélène vers la Norvège. Je pense notamment à une scène d’intérieur voiture, dans les embouteillages, où, soudain, elle voit des mouettes arriver, et la route se remplir d’eau. Des sortes de prémonitions en quelque sorte…
On s’est aperçu, après les avoir tournées, que ces incursions fantasmées, dans un film très majoritairement ancré dans la réalité, étaient de trop. Il ne reste au montage final que ces plans assez simples avec le corps de Vicky, partiellement sous l’eau, filmée dans la piscine de notre hôtel au Luxembourg avec un simple caisson de surface pour la caméra.

L’ambiance lumière des intérieurs norvégiens est assez particulière, entre nuit et jour…
YC : Un des éléments importants décrit dans le scénario, c’est l’absence de nuit quand Hélène arrive en Norvège (l’histoire se déroulant à la fin du printemps). Ce qui lui cause des insomnies. Traduire ces journées, où le soleil se couche à peine, n’est pas évident à l’écran, pour différencier le jour de la nuit ! La solution la plus souvent choisie dans les films nordiques, c’est un rideau avec une forte luminosité derrière, ou une pendule à l’image. Dans les faits, on se retrouve comme face à un grand ciel bleu très lumineux au cœur de la nuit, comme si on était dans l’ombre !
Pour les scènes d’intérieur nuit dans la maison, j’ai joué volontairement la carte d’une découverte très assombrie, mais visible, et un intérieur lumineux. C’est une interprétation qui joue sur les codes habituels de la nuit, avec un contraste plus fort.


Parlons de la partie tournée en Norvège. Un mot sur le choix du décor de la maison au bord du fjord. C’est un élément central de la deuxième partie du film…
YC : Je me suis vite aperçu lors des repérages que les fjords sont souvent assez étroits et sinueux. Quand on trouve une maison au cœur d’un tel endroit, même si c’est magnifique, on a peu de perspective, et, forcément, la vue en direction de l’autre rive, c’est pratiquement comme filmer face à une montagne noire !
J’ai insisté auprès d’Emily et de Xénia pour qu’on cherche une maison un peu en hauteur, avec sa cabane à bateau en contrebas avec un fjord qui nous donne de la perspective à gauche et à droite. Les repérages ont été très longs, comme souvent nous avons trouvé cette maison par hasard en nous promenant avec Emily et Silke Fisher, la cheffe décoratrice.
C’était très important, parce que c’est ce spectacle qui va donner sa force à Hélène.
Une scène traduit bien le choix d’inscrire le film dans ce lieu, c’est la longue discussion entre Gaspard et Vicky, le matin, au bord de l’eau. Une scène qu’on a délibérément située juste devant la cabane à bateau où elle s’est installée, avec la perspective très ouverte derrière, que j’évoquais, avec eux. Deux jours avaient été réservés pour cette scène importante. On a commencé un matin avec un peu de brouillard, sachant qu’on allait filmer exactement dans la chronologie et exploiter l’évolution de la météo. Peu de choses techniquement, la lumière naturelle, et respecter le rythme et l’interprétation de la scène.

Le choix des optiques pour cette scène est-il crucial pour vous ?
YC : Pour moi, il y a vraiment très peu de différence réelle entre les objectifs modernes. Après avoir vu les tests à l’aveugle effectués par Denis Lenoir et Caroline Champetier pour l’AFC… Certes certaines optiques rétro sortent du lot, mais on peut constater qu’il est presque impossible de distinguer entre elles les séries modernes. C’est triste, et ces essais m’ont retourné, étrangement, comme si je constatais subitement que quelque chose avait disparu…
Mon choix se fait donc plus sur les aspects purement pratiques : le minimum de point, le poids, l’encombrement, et bien sûr la luminosité et le contraste. Je tourne depuis maintenant près de dix films avec les mêmes optiques, les Leitz Summilux, qui me conviennent parfaitement.
Ils forment un couple formidable et très flexible avec la RED Monstro, que j’emploie aussi depuis longtemps. C’est un peu le choix du naturel, soit la plus belle transformation du réel possible.
Le seul problème de ces optiques, c’est qu’elles ne couvrent pas le full frame, mais j’avoue ne pas avoir encore vraiment exploré ces possibilités sur un film. Montée sur une caméra RED Monstro, je travaille entre 4K et 6K selon les plans et les séquences. Je ne suis pas un fou des pixels, j’aime au contraire salir l’image de la façon la plus naturelle possible.


Une focale de prédilection sur ce film ?
YC : Oui, j’aime beaucoup travailler au 40 mm. C’est pour moi un peu l’équivalent du célèbre 50 mm de Cartier Bresson. Une optique qui retranscrit la réalité de ma vision, sans effet, sans modification inutile. Un objectif qui me semble bien refléter les rapports humains, qui me place automatiquement à la bonne distance. Par exemple, dans une scène de discussion, on entre avec cette focale immédiatement dans le regard de l’un ou de l’autre. Bien entendu, ça ne m’empêche pas de passer des fois des focales plus courtes pour certains plans larges, mais dès que l’humain est au centre du plan, je suis presque toujours au 40 mm.

Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC.