80e édition de la Mostra de Venise

Guillaume Le Grontec, AFC, à propos de "A Short Trip", de Erenik Beqiri

"Week-end à Marseille", par François Reumont pour l’AFC

Contre-Champ AFC n°346

Après le succès international de son premier court métrage The Van, le réalisateur albanais Erenik Beqiri a décidé d’installer son deuxième film en France dans la cité phocéenne. Mettant en scène un jeune couple albanais à la recherche d’un titre de séjour, cette courte histoire pourrait tout à fait être le prologue d’un long métrage. On retrouve, comme sur le film précédent, la même équipe en fabrication, soit les producteurs Olivier Berlemont (Origine Film) et Christie Molia (Moteur S’il Vous Plaît), la monteuse Pauline Pallier et le directeur de la photographie Guillaume Le Grontec, AFC. Retour avec ce dernier sur les choix artistiques et techniques qui ont mené à la fabrication de A Short Trip, en sélection officielle à Venise 2023. (FR)

Klodi et Mara, jeune couple albanais, décident de marier Mara à un Français pendant cinq ans contre de l’argent, pour obtenir la nationalité française. Ils vont alors devoir choisir le bon mari pour elle, et apprendre à se détacher l’un de l’autre.

C’est donc votre deuxième collaboration avec Erenik Beqiri...

Guillaume Le Grontec : Erenik a gagné plusieurs récompenses avec son premier court métrage depuis sa première présentation à Cannes en 2019. Depuis, il s’est lancé dans l’écriture d’un long métrage assez ambitieux destiné a être tourné dans son propre pays mais qui n’est pas encore monté financièrement. Il est donc parti entre-temps sur cet autre projet, tourné très vite, en profitant notamment des différents prix qu’il avait pu glaner dans les festivals. Ce nouveau film s’est produit durant l’été 2022 à Marseille, sur sept jours en plein mois de juillet. Un projet avec très peu de moyens, fait dans l’urgence, mais qui était très important pour proposer ce couple à l’écran (Luana Bajrami et Tristan Halijaj), et voir comment il pouvait fonctionner, dans l’optique d’un futur long métrage.


Quel était le défi principal pour vous ?

GLG : Sans doute cette grande scène dans laquelle le jeune couple rencontre l’homme à la tête du réseau qui va leur proposer ses services. Un peu plus de trois minutes dans le scénario, tourné dans un lieu unique, en une seule journée pour des raisons de décor. À la lecture, j’ai retrouvé cette sensation de malaise qu’affectionne particulièrement Enerik, et dans lequel il adore plonger parfois les spectateurs sans les prévenir. À ce stade du film, on ne sait pas grand-chose de ce couple qui vient d’arriver à Marseille... Et on ne peut imaginer à quoi va mener cette rencontre. C’est exactement dans cet état d’esprit qu’on a construit la scène dans cet appartement.
La première chose qui m’a frappé dès le repérage, c’était la cage d’escalier très sombre. Je me suis dit spontanément qu’on ne pourrait pas ensuite raccorder avec un lieu super clair... Comme en plus on n’avait qu’une seule journée sur place, j’ai opté pour la solution volets fermés. Une manière simple de conserver le plus possible une certaine continuité, tout en gardant un peu de mystère. De toute façon, avec les murs blancs, on sait d’avance qu’on ne pourra pas se battre contre... Et c’est pour ça que j’ai essayé de garder cette pénombre relative sur les comédiens à la face pour les détacher du fond.

Il y a quand même cette sorte de vestibule dans lequel l’homme les accueille avec une lumière très colorée, qui rompt complètement avec le reste...

GLG : L’entrée de cet appartement, avec une porte-fenêtre munie de damier de verres jaunes et rouges, nous a permis de donner une petite touche baroque. C’est le seul moment du film où j’ai dû utiliser une source directionnelle, à l’initiative de mon chef électricien. Il y a à ce moment un côté un peu confessionnal, la lumière passant à travers le damier un peu comme une porte d’église. Je n’étais pas forcément convaincu au départ de l’effet, mais je dois reconnaître que ça fonctionne plutôt bien, en renforçant encore plus le côté sombre et mystérieux de ce dialogue en début de scène. Tout le reste de la scène, y compris la salle de bain, a été tournée assez vite, par axe, en fonction du soleil. Et en conservant beaucoup d’amorces au cadre de manière à garder les personnages comme emmurés. De simples tubes Astera me permettant de gérer les contrastes au plan par plan, la plupart du travail de lumière étant sur ce film de contrôler la lumière naturelle et de l’enlever plus que d’en rajouter. Laisser aux comédiens tout l’espace, sans pour autant me battre avec des écarts de diaphs spectaculaires...


Le film est en format 1,5. Pourquoi ce choix ?

GLG : On avait tourné le film précédent (The Van) en format 4/3 Super 35, sans vraiment beaucoup d’amorces. Sur A Short Trip, c’était pour nous avant tout un film de visages, et on voulait absolument essayer le grand format dans sa forme native, celle du rapport de la photo en 24x36. Je crois que c’est un peu la caméra (Sony Venice 2) qui nous a guidés vers ce choix. Utilisée en mode 8K, en base 3 200 ISO sur l’intégralité du film, en poussant même à 6 400 ISO pour obtenir encore plus de matière dans l’image et décoller un peu les noirs. Ce réglage me permet d’adoucir pas mal le rendu du capteur, en association avec des optiques très douces, les Blackwing7 T-Tuned Transient fournies par RVZ. Des optiques que je n’avais pas vraiment l’habitude d’utiliser, et que je trouvais un peu trop comme des produits marketing plus que de vrais outils... Pourtant, après des essais, j’ai trouvé leur rendu vraiment intéressant en association avec l’ultra définition de cette caméra. En plus elles sont très légères, et facile à utiliser.

Avez-vous filtré ?

GLG : Oui, presque la totalité du film avec des Schneider Radiant Soft. Ce sont des filtres donnant un peu moins de glow que les Tiffen Glimmerglass, mais qui fonctionnent vraiment très bien dans cette configuration. Le tout aussi avec des densités neutres ou parfois un polarisant pour s’adapter aux 6 400 ISO entre 2,8 ou 3,5.

N’avez-vous pas été tenté d’aller plus loin encore dans la sensibilité ?

GLG : Quelques scènes ont été tournées à 12  800 ISO, mais je n’ai pas osé utiliser ce réglage sur tout le film. Avec le recul je pense que j’aurais pu le faire avec, tant j’ai aimé la texture que ça donnait. Si bien qu’on a même rajouté encore un peu de matière à l’étalonnage sur le reste avec Robin Risser.
Autre détail, j’ai aussi emmené avec moi un zoom très compact Morpheus 80-200 mm, qui couvre le Full Frame. C’est en fait un recarrossage TLS d’un zoom photo Nikon 70-200, très pratique, même si très peu de plans en longue focale ont finalement été faits sur ce film.


La scène de la plage est très belle aussi, et permet au spectateur de respirer. Pour autant, la ville et les lieux restent toujours très abstraits.

GLG : A l’origine cette scène était écrite pour un parc, mais à partir du moment où le film devait se tourner à Marseille, j’ai pensé intuitivement qu’il fallait absolument proposer la mer à l’écran, même brièvement. On s’est installé au coucher du soleil, sur la plage des Catalans, une des plus fréquentée de la ville. Bien sûr, on avait un peu peur des arrière-plans, et c’est pour cette raison qu’on est resté très près des visages, le Full Frame faisant disparaître quasiment les arrière-plans. Une scène où on est tout contre ces deux personnages, en extérieur, finalement très apaisante. Là encore le choix de ces optiques avec ce fall off splendide. En fait je réalise qu’on avait quand même tourné pas mal de plans de coupe de la ville, principalement dans les quelques scènes de déplacement des comédiens... Mais rapidement on s’est aperçu au montage que ça desservait le film.
Le dernier plan est un bon exemple, avec Luana qui regarde à travers la fenêtre. Son point de vue avait bien été tourné, montrant son compagnon qui s’éloigne au loin dans les rues... Mais il n’a pas été conservé. Rester sur les protagonistes, les garder un peu comme prisonniers tout au long du film, c’était vraiment l’idée. Comme sur The Van, cette collaboration depuis le tournage jusqu’au montage avec Erenik et Pauline m’a beaucoup plu, et je pense que c’est l’un des secrets de la qualité de ces deux courts métrages.

(Entretien réalisé par François Reumont, pour l’AFC)