Le directeur de la photographie Arseni Khachaturan nous parle du tournage de la série "The Idol", de Sam Levinson, pour HBO

Sexe, Mensonges et Ektachrome, par François Reumont

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Sam Levinson est venu présenter dans le temple du cinéma deux épisodes de sa nouvelle création "The Idol". Révélé par la pluie de récompenses décernées à sa série "Euphoria", produite par la même plateforme HBO, il a décidé pour ce nouveau projet de placer l’intrigue au cœur du show business. Lily Rose Depp y incarne Jocelyn, un clone d’une popstar planétaire – entourée d’une nuée de personnes gravitant financièrement autour d’elle. C’est le directeur de la photographie new-yorkais Arseni Khachaturan qui a été choisi par Sam Levinson pour ouvrir avec audace la série, passant ensuite le relais à Marcell Rev, HCA, ASC (qui avait signé les deux saisons de "Euphoria").

Une série sur la célébrité et le mensonge dont la sortie est précédée de beaucoup de polémiques. Avant même que ces deux premiers épisodes ne soient dévoilés à Cannes, un article de Rolling Stone Magazine a décrit le tournage de la série comme chaotique et hors de contrôle. Le travail initial livré par la réalisatrice Amy Seimetz ayant été refusé par la chaîne et par les producteurs.
Ces derniers décidant de tout recommencer à zéro, avec des conséquences financières très importantes. La projection cannoise n’a ensuite pas dérogé à la règle, déclenchant une vague de critiques incendiaires sur son côté anti féministe et ouvertement provocant dans un monde post affaire Weinstein.
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Suite à sa dernière tournée entachée par une dépression nerveuse, Jocelyn est déterminée à récupérer son titre de pop star la plus populaire et sexy d’Amérique. Tedros, un propriétaire de boîte de nuit au passé trouble, ranime la flamme en elle. Cette nouvelle romance l’entraînera-t-elle au sommet de son art, ou la fera-t-elle basculer dans les tréfonds de son âme ?

Vous êtes arrivés sur le projet après la décision de HBO de tout recommencer à zéro... Dites-moi, ça n’arrive pas tous les jours en tant qu’opérateur ?

Arseni Khachaturan : Le projet a démarré il y a deux ans, sous l’égide de Sam Levinson qui en était le producteur exécutif. Ce dernier était en train de terminer en parallèle la deuxième saison de "Euphoria". Quand la décision a été prise de tout recommencer, Sam en a alors repris les rênes, me proposant de faire équipe avec lui. La situation était assez tendue, Sam demandant même à Abel Tesfaye s’il pouvait nous prêter sa maison pour tourner ! Et c’est comme ça qu’on est reparti à zéro, à partir du nouveau scénario, sans même regarder ensemble ce qui avait été fait auparavant.

La maison de Jocelyn est donc celle de Abel dans la réalité ?

AK : Oui, c’est bien sa maison qui sert de décor principal au tournage. Abel est naturellement très impliqué dans le projet, en tant que coproducteur. Et je dois dire que j’étais aussi stupéfait par la prestation de Lily Rose Depp. Outre qu’elle a un visage incroyable à filmer, c’est aussi une personne formidable avec qui on aime travailler.

Lily Rose Depp (Jocelyn) - © Courtesy of HBO | Photo Eddy Chen
Lily Rose Depp (Jocelyn)
© Courtesy of HBO | Photo Eddy Chen


Dès l’ouverture, on est subjugué par le talent de narration entre les différents points de vue des multiples personnages...

AK : Sam est très doué là-dessus. Sur la série, on a été régulièrement confronté à la fois à des séquences très intimes, ou au contraire à des scènes impliquant jusqu’à une centaine de personnes sur le plateau. Sa méthode se résume à d’abord mettre en place les choses avec les différents groupes de comédiens en fonction de l’architecture de la scène. Une fois les choses établies, on se répartit les angles et les plans possibles à deux ou trois caméras en simultané. Et c’est là ensuite qu’il passe d’une caméra à l’autre en virevoltant et nous glissant ses instructions. Je l’entends encore me dire : « Regarde là, c’est ça que je veux ». L’idée est d’abord de créer l’action, l’événement, puis d’en extraire ce dont il a besoin, ce qui lui semble judicieux pour raconter à l’écran. Une manière de tirer les ficelles, très habile dans laquelle il est passé maître.

Le téléobjectif est un des outils de ce genre de scène...

AK : Oui, par exemple dans la séquence d’ouverture du premier épisode, quand l’entourage de Jocelyne découvre l’histoire de la photo qui a fuité sur la Toile, l’enjeu principal, c’est de savoir qui écoute qui et qui regarde qui... Jocelyn est-elle au courant, ou au contraire ne se doute-t-elle de rien ? L’utilisation des focales longues participe beaucoup à la réussite de la scène. On retrouve aussi ce principe lors de la séquence de tournage du clip dans l’épisode 2. Avec ces points de vue multiples tournés loin au télé, on ne sait jamais vraiment qui regarde. Qui est le capitaine du bateau à l’instant T, et même s’il y a un capitaine ! Cette sorte d’incertitude permanente donne un truc très intéressant pour moi à l’image. À qui pouvez-vous faire confiance sur cette série... Qui pouvez-vous vraiment suivre ? C’est à vous de fabriquer votre propre atlas, en tant que spectateur...

Est-ce que c’est facile de tourner une telle histoire entouré de stars de la pop ?

AK : Bien sûr Abel est là... Mais il n’y a pas que lui. Vous aurez peut-être reconnu Mike Dean, très grand producteur de disques (dont ceux de The Weeknd) qui donne vie à l’écran au manager de Jocelyn. En fait, comme ils étaient presque tous devant la caméra, le rôle sur le plateau n’était pas de jouer les conseillers techniques. C’était un équilibre très bénéfique au projet, et surtout ça donne beaucoup d’assurance quand vous avez autour de vous le regard de telles références.

Avez-vous pu tourner dans l’ordre ?

AK : On a essayé tourner le plus possible dans l’ordre chronologique, mais comme à chaque fois, la disponibilité de certains lieux nous a fait basculer d’un épisode à l’autre. Après la préparation, on a donc attaqué la série par les deux premiers épisodes. Ensuite, j’ai dû partir au cours du troisième car j’avais un engagement de longue date sur un autre film. Marcell Rev prenant le relais pour le reste du tournage. Enfin, Drew Daniels s’est occupé de quelques scènes pour des raisons encore de disponibilité. Sur le style visuel, beaucoup de films et de clips regardés avec Sam. Mais je dirais que le style s’est surtout imposé en commençant à tourner dans la fameuse maison d’Abel.
Et puis Sam est un réalisateur extrêmement précis visuellement. C’est facile de le suivre, et de proposer des choses à la caméra avec lui.

Comme sur la deuxième saison de "Euphoria", "The Idol" est également tourné en argentique...

AK : Sam aime tourner comme ça, et la question d’autre chose ne s’est même pas posée. Moi-même, tous les films que j’ai faits précédemment ont presque tous été faits de la sorte. C’est comme adopter une sorte de vision des choses… Certes, on a fait quelques essais d’émulsion, et on a choisi de tourner en 250D pour ne pas avoir trop de grain, et aller vers cette image un peu hollywoodienne, très glamour pour les scènes qui en avaient besoin. Et puis de la 500T pour les nuits et les intérieurs... Parallèlement, on a aussi beaucoup utilisé l’Ektachrome 100D qui donne des rendus de couleurs et un contraste vraiment uniques. Il faut dire aussi que Sam avait déjà eu l’expérience de filmer la deuxième saison d’"Euphoria" avec cette inversible et il aimait vraiment beaucoup cette image à part. De ce point de vue, c’était aussi beaucoup plus confortable techniquement pour nous, car le laboratoire Foto Kem était déjà au point là-dessus, que ce soit en termes de développement ou de transfert numérique. Je dois saluer notamment le travail de Tom Poole chez Company 3, parce que, honnêtement, quand vous chargez les bobines inversibles sorties du labo, ça ne sort vraiment pas naturellement très bien sur l’écran. Ne vous attendez pas en tant que chef opérateur à ce que ça soit du tout cuit ! C’est un vrai savoir-faire de la part du coloriste, et c’est quelque chose qu’ils avaient déjà pu mettre au point avec Marcell et Sam sur "Euphoria".

© Courtesy of HBO | Photo Eddy Chen


Comment avez-vous réparti le choix des émulsions ?

AK : On a tourné essentiellement en extérieur avec l’Ektachrome. Certaines scènes d’intérieur jour aussi, mais pour les nuits, c’était vraiment très compliqué à cause du manque de sensibilité et la dynamique qui est très faible. Un truc qui nous est arrivé avec et qui n’était pas prévu, c’est sur les plans au ralenti, tournés à 150 images/seconde. Cette inversible est plus épaisse que la négative pour laquelle les caméras ont à l’origine été fabriquées. Ça fait chauffer sévèrement la fenêtre de la caméra, au point que de la fumée sortait du corps caméra quand on déchargeait la bobine !

C’est un film de lieu presque autant que de personnages...

AK : Sur ce projet, j’ai dû faire entièrement prélighter la maison, de manière à tout pouvoir contrôler en direct. C’est vraiment une très grande demeure, très blanche, très californienne ! Pouvoir contrôler la lumière à l’intérieur, surtout quand on tourne en inversible, c’était fondamental. L’intégralité était donc raccordée à une grande console DMX située dans une pièce. C’était la solution pour pouvoir passer très vite d’une scène à une autre sur ce décor, dans les séquences avec beaucoup de comédiens on éclaire avant tout le lieu, et puis au fur et à mesure que vous vous rapprochez, on installe inévitablement des petites sources complémentaires.

Et si on prend les scènes qui se passent dans le studio privé... Là, on a presque l’impression que vous tournez en lumière disponible ?

AK : Tourner dans ce studio, c’était comme tourner dans un aquarium. Des vitres de partout qui renvoyaient le moindre projecteur dans tous les axes. Au départ, on pensait même aller tourner ailleurs, trouver une ruse pour éviter ce cauchemar. Mais cette pièce est réellement au centre de la maison d’Abel, comme son cœur. Et on a convenu que ce n’était juste pas possible de s’en passer !
Ces scènes devaient se passer dans cette pièce, un point c’est tout. Du coup, presque toute la lumière vient des sources dans le champ : l’écran d’ordinateur, les petites lumières qui éclairent la table de mixage, etc. Là, c’est le lieu qui prévaut par rapport à la dramaturgie bien plus que la lumière !

Quelles sources avez-vous privilégiées sur ce tournage ?

AK : Pour les extérieurs, c’était vraiment du classique, avec des gros HMI. Rien d’exotique ! Et puis des ballons hélium LEDs pour les extérieurs nuits. Pour les intérieurs Eddie Reid, mon chef électro m’a fait découvrir les projecteurs Fiilex, notamment les modèles Q10 et Quad qui ont joué un très grand rôle pour moi sur ce projet. J’ai aussi beaucoup utilisé les petits blocs DMG Dash qui peuvent se coller à peu près n’importent où, et qui ont une autonomie d’une bonne dizaine d’heures. Des outils extrêmement pratiques. Et pour les ambiances un peu plus fortes, j’aime bien les produits de chez Cream Source, comme les Vortex. En bref, essentiellement de la LED car il faut reconnaître que c’est un outil maintenant indispensable quand on veut être très précis en couleur et en intensité sur le plateau.

© Courtesy of HBO | Photo Eddy Chen


Certaines scènes sont extrêmement colorées, et vous n’hésitez pas à aller très loin dans la saturation... Comment réagit l’Ektachrome dans ces conditions ?

AK : Sur la palette de couleurs, je dois reconnaître que l’Ektachrome fonctionne très bien sur les rouges et les bleus, mais moins bien sur les verts. En fait, elle a tendance à refroidir les verts, et à partir sur une couleur émeraude que je n’aime pas trop. C’est aussi une pellicule qui réagit très fort aux écarts de lumière. Tournez en plein soleil et vous vous retrouvez avec un contraste ingérable... Et si on tourne par temps gris, tout devient soudain très morne et sans vie ! Il faut arriver à trouver le bon dosage entre les deux, mais une fois que vous commencez à maîtriser la chose, là ça devient un outil passionnant.

Parlons un peu optiques... Là encore, le choix d’une pellicule extrêmement contraste vous a-t-il dirigé dans ce domaine ?

AK : En association avec ce choix pellicule, on a testé beaucoup d’optiques différentes. Notre choix s’est arrêté sur la série Leitz Summilux, accompagnée d’une série "Classic Cron", qui est en fait une série Summicron légèrement détunée. C’est Rufus Burnham de The Camera Division, à Burbank, qui m’a fait connaître cette série mise au point par Duclos Lenses. Elles ont le rendu classique Summicron, mais avec un peu moins de piqué, et une texture plus veloutée dans les flous. Un peu moins contraste aussi... On les a utilisés essentiellement en extérieur jour ensoleillé pour casser un petit peu le contraste, les Summilux étant utilisés plutôt en intérieur avec cette image très piquée, brillante et glamour.

Arseni Khachaturan
Arseni Khachaturan


On a aussi pas mal utilisé les zooms Angénieux Optimo, souvent avec des doubleurs de focale. Comme je vous l’ai expliqué, sur les scènes avec pas mal de personnages, on travaillait souvent à trois caméras. La caméra principale étant en focale fixe, tandis que les deux autres allaient chercher au zoom des plans selon les besoins. Et puis Sam avait de vraies envies d’effets de zooms très marqués. Comme par exemple en commençant au 24 mm avec un plan très large de la maison, pour terminer au 290 mm en plan très serré sur Tedros en train de fumer un cigare au balcon. Là, on est dans un style très classique, très hollywoodien des années 1970 ! C’est une forme qu’on retrouve pas mal au cours de la série.

Certains opérateurs font souvent l’analogie entre le rythme et la lumière... Sur un film comme celui-là, en avez-vous aussi ressenti l’évidence ?

AK : Pour moi, cette série, c’est comme une symphonie. Et c’est comme ça, il me semble, que Sam l’a dirigée. C’était pas une question d’écouter de la musique sur le plateau, par exemple, pour s’inspirer ou pour trouver le rythme, mais elle était vraiment au cœur du projet. Je me souviens, par exemple, de moments où on se retrouvait tous dans le studio avec Mike Dean et Ramsey, qui a coécrit les titres de Jocelyn. On s’installait, et ça partait en impro. Sam écoutait avec nous, ça pouvait durer vraiment longtemps. On les sentait chercher l’essence musicale. Et ça résume bien l’esprit de "The Idol". On était dans une espèce de recherche permanente. Installés dans la maison d’Abel, on avait l’impression de vivre la création vraiment en plein cœur de son processus. Je ne peux pas vous décrire combien c’était magique. Pour moi, ne presque jamais quitter cet espace de création pendant quatre semaines, c’était unique. À la fin, quand j’ai dû partir, j’étais complètement paumé.

Et les surprises, n’est-ce pas aussi un mot important dans le cinéma de Sam Levinson ?

AK : C’est effectivement un mot très important. Et c’est aussi une des nombreuses facettes du talent de Sam. Même à l’échelle du tournage, ça peut être souvent des surprises pour nous. Il peut, par exemple, très bien le matin même changer une scène en incorporant tel ou tel personnage parce qu’une idée de mise en scène est venue. C’est pour cette raison que le tournage dans un semi-ordre chronologique est crucial pour nous. Mais j’ai l’impression que c’est à chaque fois pour le mieux. Et c’est ça qui donne l’énergie à toute l’équipe. Quand vous travaillez avec quelqu’un d’aussi rapide et d’aussi créatif, vous êtes vous-même forcés à vous dépasser.

Je pense à cette scène dans le deuxième épisode, quand le gang de Tedros débarque chez Jocelyn, et que le personnage de Chloé se met soudain à jouer une sonate de piano...

AK : Ah oui cette scène ! Ça, c’est de l’impro totale. Susanna Son, qui interprète Chloé, est comme beaucoup d’autres membres du casting également une chanteuse très talentueuse. Je me souviens parfaitement de ce moment, on est en train de préparer une autre séquence dans la baraque... Et soudain on entend Susanna qui se met à jouer au piano dans son coin. Abel la rejoint, ainsi que Lilyet Moses... Et l’impro musicale part. C’est exactement ce que je vous décrivais : vous êtes au centre de cet environnement créatif, et c’est à vous de réagir en tant que directeur de la photographie. C’est le genre de moment qu’il faut immédiatement saisir, parce que vous vous rendez compte que c’est là où le film se passe. Être en phase avec ce qui se passe autour de vous, en permanence.

Qu’avez-vous appris sur ce film ?

AK : Toujours faire confiance au metteur en scène, et au processus de création qu’il a initié. Être vigilant. Ça peut paraître un peu banal, mais je suis vraiment très fier de ce que tout le monde a pu faire sur "The idol", des interprètes à toute l’équipe. Et Abel, chez qui on a tourné a été un hôte extraordinaire. On a tout fait en retour pour lui rendre au centuple.

(Propos recueillis par François Reumont, pour l’AFC)

"The Idol"
Réalisateur : Sam Levinson
Directeurs de la photographie : Arseni Khachaturan, Marcell Rev, Drew Daniels
Chef décorateur : Charlie Campbell
Costumes  : Natasha Newman Thomas
Montage : Julio Perez
Musique : The Weeknd, Ramsey