Le directeur de la photographie Pierre Milon, AFC, parle de son travail sur "L’Atelier", de Laurent Cantet

par Pierre Milon

C’est par une image apparemment simple, discrète, mais surtout évidente que l’on pourrait reconnaître le travail de Pierre Milon, AFC. Il collabore fidèlement depuis une vingtaine d’années avec Robert Guédiguian et Laurent Cantet, Anne Villacèque et Lucas Belvaux. Sortis de l’IDHEC la même année, il tourne avec Laurent Cantet son premier long métrage en 2001, L’Emploi du temps, puis il enchaîne avec Vers le sud, Entre les murs, Foxfire confessions d’un gang de filles et tout dernièrement L’Atelier projeté dans la section Un certain regard de ce 70e Festival de Cannes. (BB)

La Ciotat, un été. Antoine a accepté de suivre un atelier d’écriture où quelques jeunes en insertion doivent écrire un roman noir avec l’aide d’Olivia, une romancière reconnue. Le travail d’écriture va faire resurgir le passé ouvrier de la ville, son chantier naval fermé depuis 25 ans, toute une nostalgie qui n’intéresse pas Antoine. Davantage connecté à l’anxiété du monde actuel, le jeune homme va s’opposer rapidement au groupe et à Olivia que la violence d’Antoine va alarmer autant que séduire.
Avec Marina Foïs et Matthieu Lucci

Pierre Milon, caméra sur l'épaule, et Laurent Cantet, au 1<sup class="typo_exposants">er</sup> plan à droite
Pierre Milon, caméra sur l’épaule, et Laurent Cantet, au 1er plan à droite

Le parti pris artistique de L’Atelier rappelle sans cesse le lieu où il a été tourné. Pourquoi ?

Pierre Milon : Laurent Cantet souhaitait que la spécificité de l’environnement soit très présente, comme une identité propre à ces jeunes stagiaires. Probablement aussi pour accentuer ce décalage entre l’écrivaine (Marina Foïs) parisienne, intellectuelle, reconnue et ces jeunes élevés à La Ciotat et issus de l’immigration des années 1960. Nous aurions pu avoir une image plus chaude, plus contrastée, comme on pourrait l’imaginer pour un film tourné dans le Sud. Mais nous avons choisi de garder une image très claire, très blanche, et plutôt douce. On s’aperçoit quand on filme les Calanques, avec ce soleil très fort et ces roches très blanches qu’on obtient une image presque diaphane. Pour conserver cette cohérence, nous avons choisi de garder cette option pour les séquences d’atelier et de faire sentir cette blancheur du soleil toujours présent dans les arrière-plans.

Parle-nous justement de ces séquences très longues durant l’atelier ?

P.M : Certaines de ces séquences ont été tournées sur plusieurs jours. J’avais évidemment ce souci de la lumière naturelle qui change. L’une des solutions a été de tourner sur des demi-journées, une autre a été par exemple de repérer les heures où nous pouvions tourner une longue séquence de dialogue entre les jeunes à l’ombre d’un arbre. Nous avons tourné ces scènes à deux caméras. Lorsque nous étions à l’intérieur de l’atelier nos deux caméras faisaient la plupart du temps face à deux grandes baies vitrées, ce qui m’empêchait de placer des sources à l’extérieur, j’ai donc très peu éclairé.

Il y a beaucoup d’énergie dans ces scènes avec des moments très forts de tensions, d’engueulades… Cela paraît presque improvisé… Mais ça ne l’est pas ?

P.M : Non, pas du tout ! C’est la partie qui ressemble le plus à Entre les murs et ces scènes ont été préparées de la même manière. Laurent a beaucoup répété avec les jeunes, ils étaient très rodés et ce n’était pas un problème de refaire les prises plusieurs fois. C’est vrai qu’on a l’impression de ne pas être dans de la fiction… Nous avions le même dispositif de caméra à l’épaule, pour la souplesse et la simplicité de tournage. D’ailleurs, tout le film est cadré à l’épaule mais finalement c’est une image très posée, très cadrée. Nous aurions pu tourner beaucoup de séquences sur pied. Peut-être que Laurent s’achemine vers l’abandon du tout à l’épaule…

La scène de nuit entre le jeune héros et Marina Foïs dans les Calanques est assez magique, explique-nous comment tu l’as tournée.

P.M : C’est une question qui m’a passionné et qui m’a demandé le plus d’essais en préparation : « Comment voir ce paysage en pleine nuit sans éclairer, comment échapper, sortir des conventions, proposer une autre manière de filmer la nuit ? » J’ai d’abord fait des tests avec l’Arricam 35 pour sa sensibilité à 5 000 ISO. Les images étaient intéressantes avec une pleine lune placée au bon endroit. Mais j’ai eu l’intuition qu’avec le plan de travail et la météo, je n’allais peut-être pas avoir la possibilité de tourner dans les conditions optimums d’une vraie pleine lune. J’avais remarqué que deux ou trois jours après la pleine lune on perdait un tiers de sa luminosité. J’ai donc fait des essais au même endroit avec le Sony Alpha 7 S II à 16 000 ISO associé à une série Canon CNE qui nous permettait de couvrir le "full frame". J’ai trouvé qu’il avait une plus grande latitude.

Sans montée de bruit ?

P.M : Non ! C’est le même processus qu’avec la Varicam et ses deux sensibilités ISO nominales à 800 et 5 000. En approfondissant les essais sur le Sony Alpha 7, nous nous sommes rendus compte avec mon assistant Aurélien Dubois qu’à partir de 12 000 ISO, on retrouvait une sorte de sensibilité nominale et que le bruit disparaissait.
Nous avons tourné deux ou trois jours après la pleine lune dont la trajectoire avait changé par rapport à la nuit où nous avions fait nos essais. Je n’ai donc pas eu les meilleures conditions pour le tournage de ces nuits. Nous n’étions plus à "contre-lune" et nous avions perdu aussi le reflet magnifique sur la mer ! Heureusement, j’ai eu ces conditions optimales la nuit où nous avons filmé la traversée du bateau dans le port de La Ciotat, lorsque les jeunes vont sur une île.

Dans cette séquence, tu raccordes une nuit de pleine lune et une nuit… noire !

P.M : Nous avons tourné la traversée vers l’île en pleine lune avec l’Alpha 7 et pour des raisons de plan de travail et d’autorisation, nous avons tourné les séquences sur l’île une nuit sans lune. C’était impossible d’avoir de l’électricité, nous étions très restreints sur le matériel à emporter. Je n’avais que deux panneaux de LED (Celeb) sur batterie.
Mais on n’éclaire pas un groupe de jeunes qui s’éloigne sur un chemin bordé d’arbres juste avec des panneaux de LED ! Nous avons eu l’idée d’équiper les comédiens de lampes frontales, ce qui était tout à fait cohérent par rapport à l’histoire et plus riche visuellement.

Il a fallu assumer le mélange des nuits "classiques" et des nuits de pleine lune, et raccorder l’Alpha 7 et ses 16 000 ISO avec l’Alexa Mini en ProRes à 1 600 ISO… Et finalement ça marche bien. En ce qui concerne les images de l’Alpha 7, nous avons, avec Raphaëlle Dufosset, l’étalonneuse du film, choisi de les étalonner dans un espace colorimétrique (ACES) différent du reste du film. Nous avons retrouvé ainsi de la couleur et des teintes de peau plus naturelles, ce qui nous a permis de ne pas nous enfermer dans une image monochrome trop stéréotypée à notre goût pour ce type de séquences.

Ces images de nuit sans lumière sont finalement une nouvelle proposition des nuits au cinéma.

P.M : Il fallait réussir une image qui ne fasse pas nuit américaine. Nous sommes vraiment dans la vision de l’œil des nuits de pleine lune. C’était magique et un peu irréel de voir si bien les étoiles. Pour le port de La Ciotat, nous pouvions avoir, à la fois, le reflet très fort sur la mer et les lumières du port. En nuit américaine, nous n’aurions pas eu ces lumières du port. C’est une proposition qui oblige à sortir de la convention des nuits au cinéma, qui renouvelle même la représentation de la nuit au cinéma.

Comment a évolué ta collaboration avec Laurent Cantet depuis ces cinq films avec lui ?

P.M : Nous travaillons ensemble depuis notre sortie de l’IDHEC, nous avons une véritable connivence et nous arrivons à définir en assez peu de mots l’image que nous souhaitons, qui peut être d’ailleurs très différente selon les projets. Pour ce film, notre parti pris était d’éclairer le moins possible, de ne pas sentir la lumière, de parvenir presque à un effacement de la lumière et de la caméra. Je crois vraiment qu’un réalisateur est quelqu’un qui dirige un chef opérateur comme il dirige un comédien. Lorsqu’un metteur en scène demande aux comédiens d’être le moins démonstratif possible, s’il dit qu’il ne faut rien faire alors nous nous devons de ne rien faire. Dans cette volonté d’en faire le moins possible, il faut trouver comment proposer une image forte. Quand on a fait Foxfire, par exemple, avec une image plus colorée, beaucoup plus marquée, avec plus d’effets, on ne s’en est pas vraiment parlé. C’était évident.

(Propos recueillis par Brigitte Barbier pour l’AFC)

Dans le portfolio ci-dessous, quelques scènes et photogrammes du film.