L’édito de Rémy Chevrin, AFC

Ça y est, c’est cuit, ça y est, ça fuit…

par Rémy Chevrin La Lettre AFC n°224

Disparition, nom féminin – Absence plus ou moins bien expliquée de quelque chose – Fait de ne plus exister (son opposé, apparition ou réapparition)
Délocalisation, nom féminin – Transfert d’activités, de capitaux et d’emplois en des régions du pays OU du monde bénéficiant d’un avantage compétitif du fait de coûts plus bas, d’un pôle de compétences, d’infrastructures mieux adaptées, d’un marché local assurant des débouchés plus vastes (son opposé, relocalisation).

Aujourd’hui, en ce début d’automne, nous assistons à deux phénomènes particuliers, concomitants et inquiétants, et qui touchent l’industrie cinématographique de plein fouet dans une version exponentielle. Où cela s’arrêtera-t-il ?

Pour revenir à cette première définition, nous apprenons, via le site de Fujifillm, l’arrêt programmé pour mars 2013 de la fabrication et de la commercialisation de la majeure partie des produits Fuji, positive et négative, spécialisés dans le cinéma. Comment cela est-il arrivé aussi vite, aussi violemment, engendrant un futur sans savoir-faire pérenne et un désastre social déjà bien commencé ? Comment l’ensemble des acteurs de cette industrie mais aussi nos tutelles, ministères et décideurs, ont pu laisser passer tant et tant d’appels au secours et d’alertes déclarées ?

Oui c’est un gâchis autant social, humain, technique mais surtout artistique. Après Ilford et Agfa, Fuji et d’autres sont dans une tourmente sans nom sans que rien n’ait été ANTICIPÉ !!! Mais qu’en est-il donc de cet outil, de ce support si magique qui depuis presque 150 ans a contribué à la magie de la fabrication des images ? Le laisserons-nous mourir alors que notre premier acte serait de le classer non seulement au patrimoine de l’humanité mais de le préserver par une continuité de sa fabrication, de son utilisation et de son traitement ?

Depuis plus d’un siècle, nous sommes passés par tellement de choix et de propositions de textures et de matières : autochromes, gomme bichromatée, cyanotype, Agfacolor, Kodachrome, Ektachrome, etc. Et j’en oublie tant…
Nous, opérateurs, avons eu depuis des décennies un rapport avec la pellicule si charnel, si proche, si sensitif, totalement amoureux comme avec une maîtresse cachée ; la pellicule, c’est elle qui sublime les visages, qui capte le moindre souffle, le moindre frémissement, la respiration à peine visible de l’actrice ou de l’acteur, la beauté incroyablement révélée des personnages de cinéma si proches de nous.
Le support n’existe plus, il est devenu virtuel, mathématique, informatisé, codé et, malgré notre lutte acharnée pour faire vivre les grains de pellicule, les millions de pixels argentiques, nous voilà donc au bord de ce gouffre de l’informatisation de l’image, de son traitement informatique, nous sommes donc passés dans l’ère du virtuel…

Nous pouvons cependant sursauter et surprendre en nous faisant les porteurs de la mémoire de ce support qui deviendrait, à ce que je sache, le premier support artistique à disparaître dans l’histoire de l’humanité… Oui nous savons encore faire du papier, du papyrus, de l’aquarelle, de l’huile, de la gouache, des bronzes sculptés, du bois, etc., et des traces ancestrales restent !!! Nous devons et nous pouvons empêcher cette disparition.
Portons cette bataille haut et loin : c’est possible.

Quant à la deuxième définition, elle fait suite aux nombreuses délocalisations de tournage mais aussi de postproduction auxquelles nous assistons depuis maintenant quelques années : comment lutter contre la force de la " tax shelter " luxembourgeoise ou belge, et que pouvons-nous proposer alors ? Quels outils pour concurrencer les propositions québécoises (Montréal) ou de Belgique ?
Pourquoi cette fuite terrible de la postproduction, parfois au plus près des frontières françaises ?
Il est temps d’utiliser des armes et des outils économiques existants, d’être égal à égal avec ceux qui les utilisent et d’ouvrir enfin le crédit d’impôt international à plus que les 4 millions actuels : l’urgence est là et tous les acteurs le savent et tirent la sonnette d’alarme. Mais il n’existe pas que ces leviers économiques, d’autres sont là, souples et salvateurs et doivent être mis en œuvre. Nous parlons d’Europe égalitaire ? Où est l’égalité quand tant et tant de films fuient l’hexagone pour se réfugier dans des niches de frontières communes !
(Et je ne parle pas du scandale concernant les retransmissions sportives dont les équipes françaises, reconnues internationalement, sont, depuis quelques semaines, remplacées de manière scandaleuse par des techniciens d’autres pays européens proposant ou acceptant des tarifs 50 à 60 % inférieurs aux tarifs pratiqués).

Il est de notre devoir, malgré les pressions, de continuer à faire travailler nos techniciens qui ont de plus une formidable réputation internationale, de participer aussi à cette transmission du savoir-faire à travers les générations de techniciens qui doivent impérativement se parler, échanger et partager leurs expériences : si nous n’imposons pas nos équipes, nos hommes, nos talents, que deviendra l’industrie cinématographique française et la force de son savoir-faire reconnu de partout ?
Sinon alors, notre industrie disparaîtra comme elle a pu à une certaine époque disparaître chez certains de nos voisins : ne devenons pas un pays dont la cinématographie, si présente dans l’histoire du 7e art, ne comptera plus et ou il nous faudra embaucher à l’étranger les travailleurs que nous avions si bien formés depuis tant d’années. De nombreux techniciens reconnus sortent du système du travail, faute d’emploi qui puisse les faire survivre car pour certains, et non des moindres, le couperet n’est plus très loin et cela n’est pas acceptable.
Et ce n’est pas seulement les techniciens qui disparaîtront mais aussi nos industries techniques si présentes et dont le soutien est fondamental pour le cinéma français…