"Cosmétiques de l’émulsion"

Visite guidée des coulisses de la restauration des images de film

La Lettre AFC n°237

Dans un article paru dans les Cahiers du cinéma de décembre 2013 et intitulé " Cosmétiques de l’émulsion ", Mathieu Marcheret revient sur le travail de restauration des films tournés en pellicule que les cinémathèques et les laboratoires numériques spécialisés s’efforcent de mener à bien.

Depuis que les normes de haute définition ont affiné l’œil des specta­teurs, la mention " version restaurée " déposée sur les éditions vidéo de films de patrimoine est devenue, par-delà l’appareil de bonus, un véri­table argument de vente. Mais ce label recouvre des réalités bien dif­férentes.
Souvent, l’impression de lissage ou de gommage qui ressort de certaines éditions indique une opération hâtive, simple correction linéaire et sans âme d’un vieux master, qui jette de la poudre aux yeux et ne relève aucunement de la restauration. D’autres, tout bonnement formidables, sont le fruit d’un ample travail de documentation qui conditionne les travaux de restauration et vise à s’approcher au plus prés de l’expérience du film lors de sa sortie en salles.

C’est le cas de deux titres sortis récemment : Les Misérables, de Raymond Bernard, chez Pathé, et Lumière d’été, de Jean Grémillon, chez SNC, deux films injustement oubliés qui retrouvent ici une nou­velle visibilité. Les matières marbrées et oppressantes du premier, ses contrastes telluriques, ainsi que la corporalité rude de ses acteurs (le magnifique Harry Baur), sont restitués dans une seule et même palpitation. Le second a bénéficié d’un splendide ciselage de ses formes poudroyantes (les explosions terreuses, la pluie de confettis dans la scène du carnaval), respectant ses contrastes tranchés, ses nuits d’encre et les éclats incandescents de ses contre-jours.
Les studios Pathé, lancés dans un plan pluriannuel de numérisation et de restauration de leur catalogue, travaillent avec deux laboratoires :
L’immagine Ritrovata à la Cinémathèque de Bologne, qui s’est occupé des Misérables, et le groupe Eclair à Épinay-sur-Seine, qui vient de restaurer La Fièvre monte a El Pao, de Luis Buñuel, et Trois places pour le 26, de Jacques Demy. Une visite chez ces derniers nous ouvre aux différentes étapes du processus de restauration.

Le film passe d’abord par la REM (remise en état mécanique) où l’on répare collures, perforations et gondolements, afin de s’assurer la bonne tenue des bobines et leur capacité à transiter par les machines. Intervient ensuite une étape d’expertise, où l’on examine tous les éléments existants (entre négatif original, contretypes ou interpositifs) pour sélectionner les meilleurs d’entre eux.
Ceux-ci sont ensuite assemblés puis introduits, en fonction de leur fragilité, dans l’un des quatre scanners Arri (HD, 2K, 4K, 5K) qui vont en numériser chaque photogramme, et dont la technologie dite " en immersion ", permet il ce stade d’atténuer certains défauts ou de combler de fines rayures. Le film, décomposé il l’état de données, arrive alors à l’" Atelier ", un grand hangar creusé de salles sombres où est disposée, salle par salle, une série d’ordinateurs de pointe.
Les images circulent alors, d’un poste à l’autre, par différents logiciels et traitements numériques : les taches sont recouvertes, les défauts corrigés, les trous comblés, le pompage atténué. On découvre alors la variété d’accidents que ren­contre la pellicule, entre champignons, moisissures, cassures ou poin­çons disgracieux, tous combattus par une vingtaine d’experts, à l’œil si affûté qu’ils semblent traquer l’invisible. Une dernière étape d’éta­lonnage permet enfin d’équilibrer la colorimétrie, les contrastes et le niveau lumineux entre les images,

A l’heure du tout-numérique, il faut dire un mot de ces laboratoires qui ne sont pas seulement des prestataires soumis à la loi du marché, mais des centres d’érudition, de science, de théorie et d’esthétique, où un savoir indispensable sur l’histoire des techniques et des termes s’exerce et se transmet chaque jour. On y parle toujours de la pellicule comme d’une matière vivante, érodée mais tenace, et qui reste encore le meilleur support avéré de conservation, à côté du disque dur dont la fiabilité ne s’étend pas sur plus de dix ans.
SNC, ancienne société de production au riche catalogue, rachetée par le groupe M5, a d’ailleurs pour principe de tirer de nouveaux éléments photochimiques pour chacune de ses restaurations. Pour Lumière d’été, si les travaux se sont étendus sur six mois, ceux au préalable de documentation et de recherche des éléments ont duré plusieurs années. « A sa sortie, repoussée après la guerre, le film n’a pas rencontré un grand succès », nous confie Ellen Schater, responsable du catalogue SNC. « Il a donc été par la suite très maltraité. Puis, il a rencontre des problèmes de droits qui l’ont encore plus relégué. On a constaté, dés le départ, sur les éléments, des défauts liés à ce manque d’attention, ceux d’un véritable film maudit.
Un film qui n’a pas vécu, c’est toujours très difficile de le ressusciter. » Manquaient les traces historiques du film, les témoignages d’époque ou du chef opérateur, qui auraient pu indiquer à il quoi il devait ressembler. « C’était a nous, explorateurs, de sentir comment la pellicule nous parlait : il fallait gar­der cet aspect contrasté de film tourné à la fois en lumière naturelle et aux studios de la Victorine. » Pour remplacer certains passages très endommagés, comme l’accident de voiture vers la fin du film, il a même fallu recourir à une copie sous-titrée en flamand. Une suite de choix sensibles et réfléchis qui, même si « la pellicule ne ment jamais » ne sont pas très loin de l’interprétation, tant Ellen Schafer aime parler de la restauration comme d’« une forme de traduction ».

(Mathieu Macheret, Cahiers du cinéma n° 695, décembre 2013)