Coup de gueule sur la projection numérique...

Par Rémy Chevrin, AFC

par Rémy Chevrin La Lettre AFC n°214

De longues semaines d’investissement et de préparation ainsi qu’une collaboration non négligeable sur un premier film n’ont pas eu raison de la logique de l’exploitation !!! Sur le dernier film dont j’ai assuré la photographie, où j’ai comme jusqu’à maintenant beaucoup investi au-delà de mon travail en accompagnant les metteurs en scène vers l’acte de filmage, l’acte de cinématographier, j’ai pu mesurer l’impact du dernier maillon avant la révélation au public (cette fameuse et incroyable " expérience de la salle ", expérience de cinéma, unique et forte), eh oui ! cette fameuse projection qui prend en compte la qualité de la salle, des fauteuils, des produits parallèles vendus, du confort d’accueil, j’en passe et des meilleures, mais aussi et avant tout la qualité de la projection et de son contenu (a priori parfois un contenu vide de sens et de réflexion peut continuer de faire affluer les spectateurs dans les salles...).

Bref, j’ai donc vécu cette incroyable expérience, qui m’a fortement mécontenté, de la projection d’avant-première dans une des grandes salles d’un complexe parisien.
Je passe les heures de travail et de construction cinématographique qui font que le choix artistique est cherché, nourri puis achevé, abouti par l’ensemble des techniciens et collaborateurs de plateau (je pense aux assistants mais aussi aux chefs électriciens et machinos, etc., tous ceux qui garantissent et s’investissent avec passion dans le projet).
Je passe les séances d’étalonnage, minutieuses, indispensables, complexes mais aussi passionnantes pour arriver non pas au parfait ou à l’irréprochable, non, non, pour arriver au JUSTE, ce JUSTE, ce VRAI, ce RÊVÉ qui est surtout le bonheur du réalisateur.
Je passe aussi ces angoisses qui nous habitent tous, ces doutes qui font que l’on rebondit souvent avec joie et enthousiasme sur une nouvelle idée, comme un jeu avec le metteur en scène...

Et tout à coup, ce rêve devenu réalité, qui prend forme après tant de semaines d’attente et de travail, qui déclenche cette incroyable étincelle dans l’œil du metteur en scène et qui déclenchera celle du public, s’écroule.
Une belle avant-première, une copie parfaite d’un film classique, un DCP sorti du travail de nombreux collaborateurs passionnés, des chercheurs, des artisans de l’image et donc du film (pas que de l’image) devient une copie non maîtrisée, claire, beaucoup trop claire au centre, dense sur les bords, grise et désaturée en couleurs, loin, si loin du " produit " validé quelques jours auparavant par les réalisateurs, le producteur et le chef opérateur...

Eh bien ! cela s’est passé dans une salle d’un grand complexe parisien, sur un ECRAN METALLISÉ, écran uniquement conçu pour la 3D alors que le film est en 2D classique, écran sur lequel peu des artisans du film ont reconnu le travail qui avait été fait et je peux le dire sans honte aucune, j’en ai pleuré à chaudes larmes, et avant tout pour le film, par pour moi, non pas pour moi.
On parle de respect de l’œuvre, on parle de respect du spectateur : alors il s’agirait d’aller jusqu’au bout de cette règle.
Et ce n’est pas l’argument du « mais le spectateur ne s’en rend pas compte » ou « mais c’est pas si dramatique » qui peuvent être entendus.

Nous nous targuons de posséder des outils de plus en plus performants, de plus en plus précis : A QUOI BON SI C’EST POUR DÉTRUIRE L’ŒUVRE EN FIN DE CHAÎNE ?
Encore une fois nous ne pouvons accepter de nous entendre dire que « ce n’est pas si dramatique » et je n’accepte pas que l’on puisse tromper le spectateur en lui proposant une vision du monde, un regard qui n’est ni celui du metteur en scène, ni celui du responsable artistique et technique de l’image.
Nous ne pouvons accepter d’être les seuls dans cette aventure de cinéma à se battre pour l’intégrité de l’œuvre et producteurs comme réalisateurs ne peuvent se permettre d’acter cet état de fait : c’est aussi et avant tout les vrais maîtres d’œuvre du film et nous nous devons de mener à bien le projet filmique jusqu’au bout ensemble.
Le progrès technique ne peut être un argument pour tuer " l’œuvre " et la formater à l’image de l’esthétique dominante, insidieuse, qui s’installe via des médias et des hommes sans éthique.
Ne transformons pas ce bel objet qu’est le cinéma en un supermarché où tous les produits sont fabriqués de la même manière.