Jean-Louis Vialard, AFC, revient sur le tournage de "Orchid Island", de Laurent Grasso

"En suspension", par François Reumont pour l’AFC

Contre-Champ AFC n°350

Jean-Louis Vialard, AFC, partage depuis plus de trente ans son temps entre les tournages de fiction et les collaborations avec le monde de l’art contemporain. Parmi les artistes avec qui il réalise des films destinés aux musées et aux galeries internationales, on trouve Pierre Huygue, Philippe Pareno ou Dominique Gonzalez-Foerster. C’est avec Laurent Grasso qu’il est parti récemment à Taïwan filmer les images de Orchid Island, une installation artistique exposée depuis le 14 octobre à la Galerie Perrotin (impasse Saint-Claude, dans le 3e arrondissement). Il nous explique sa relation particulière avec cet artiste, son approche de la mise en images sur des films d’art et son rapport à la création. (FR)

C’est rare pour un directeur de la photographie de passer du monde de l’art contemporain à celui du long métrage... ?

Jean-Louis Vialard : Mes premiers films destinés aux musées remontent au milieu des années 1990. A cette époque, le cinéma numérique n’existe pas, et la plupart des œuvres se tournent avec de simples caméras vidéos très rudimentaires. C’est dans ce contexte que je me suis mis à collaborer avec des artistes en leur proposant mon savoir-faire et les outils venus du monde du cinéma. On s’est alors lancé sur des films d’art en argentique, d’abord en S16 puis en 35 mm. Même s’ils ne seraient diffusés que dans des galeries, avec un public au fond très restreint en comparaison avec le cinéma.
A l’époque, je fournissais à peu près tout et les artistes n’avaient qu’à payer la pellicule et le développement au labo. Comme la plupart d’entre eux n’étaient encore, à l’époque, pas très connus, on se débrouillait pour que chaque projet puisse se faire avec les moyens du bord. On allait faire des télécinémas la nuit entre deux sessions, avec les étalonneurs avec qui j’avais l’habitude de collaborer en pubs ou en clips ! Le fait de soudain passer de la vidéo au film a, je pense, fait évoluer le rapport qu’on peut avoir à l’image et la pérennité de l’œuvre.
Je me souviens par exemple de Snow White (1997), un des premiers films que j’ai faits en Super 16 avec Pierre Huygue, installation qui, à l’époque, avait été achetée par Claude Berri. Ce dernier déclarant avec un peu de provocation que c’était pour lui le film le plus intéressant de l’histoire du cinéma ! Une œuvre dont un des photogrammes a même fait la double page centrale du grand livre Taschen : Art at the Turn of the 20th Century.

Jean-Louis Vialard et Laurent Grasso
Jean-Louis Vialard et Laurent Grasso


Et Laurent Grasso en particulier ?

JLV : C’est notre huitième film ensemble. Notre collaboration a débuté en 2009 avec Batterias, un film tourné dans les vestiges franquistes de fortifications maritimes sur la côte espagnole. A la manière d’un réalisateur de cinéma, il agence et met en scène des réalités diverses afin de créer des systèmes hypnotiques, qui font en même temps appel à nos capacités cognitives. Le caractère flottant des espaces ainsi générés rend sensibles des phénomènes, qu’ils soient réels ou fantasmés, oniriques ou catastrophiques, avérés ou à venir. Souvent pensés comme des machines de vision quasi-autonomes, les projets de Laurent Grasso tentent de capter et restituer des phénomènes invisibles pour l’œil ou l’esprit humain. Laurent est un artiste qui s’intéresse avant tout aux lieux, les personnes n’apparaissant que très rarement dans ses installations. En fait, rien n’est jamais dit dans ses films, le ressenti primant sur tout le reste. Ici, sur Orchid Island, la présence de ce rectangle noir qui flotte au-dessus du paysage reste complètement inexpliqué, que ce soit l’échelle de nos discussions pendant le tournage, et même encore jusqu’à celles en postproduction. L’artiste laissant libre cours à chaque interprétation.

Quelle est la genèse du projet ?

JLV : De retour d’une exposition à Taipei, Laurent m’a interrogé sur la faisabilité de ce projet - initialement prévu en Amérique centrale - à Taïwan où j’ai souvent tourné. Les trois décors envisagés, très sauvages, avec un relief et une variété de paysages me semblaient particulièrement propices.


D’abord un réservoir d’eau au milieu de forêts très denses près de Taipei, une île nommée "Orchid Island" très préservée et encore habitée récemment par une tribu aborigène. Et une formation calcaire nommée "Moon Valley" intrigante, en perpétuelle évolution où on observe une sorte de lutte entre la végétation et l’érosion.
Ce qui m’intéresse vraiment dans ce genre de collaboration, c’est qu’avant de tourner, on ne sait absolument pas ce qu’on va faire. Il y a une idée de base, et c’est l’évolution du projet qui va déterminer peu à peu les modes de prise de vues, à partir du ressenti. Sur ce film, par exemple, on a demandé au pilote de drone taïwanais de nous envoyer quelques plans de repérage. Ces plans ont servi à Laurent qui les a confiés à l’équipe des effets spéciaux pour commencer à travailler sur l’intégration du rectangle, et les modifications qui en résultent sur la lumière et le paysage... C’est comme ça qu’il élabore peu à peu l’objet artistique, à partir d’une recherche en continu. Le film se fait ensuite avec une toute petite équipe, sans intermédiaire, et une vraie relation de confiance.


De nombreux plans du film sont faits avec un drone...

JLV : C’est un outil qu’on a déjà utilisé ensemble sur deux films précédents : Soleil Noir, filmé à Pompéi et au-dessus du Stromboli en 2014, et Otto, tourné en Australie en 2018, qui avait pour décor des lieux sacrés aborigènes. Je me souviens d’ailleurs sur ce film combien ces plans aériens avaient finalement plu à Laurent. Ce dernier décidant de mettre de côté au montage quasiment tout ce qu’on avait pu tourner au sol. Un petit pincement au cœur quand on travaille avec une configuration Alexa qui pèse son poids à chaque déplacement en pleine fournaise de l’outback au milieu des scorpions et des serpents.
Pour ce projet, nous avons également utilisé une Arri Alexa Mini avec un zoom Angénieux Optimo 15-40 mm et un doubleur. Le drone choisi étant un DJI Mavic Pro Cine 3, pour sa qualité d’image. Une semaine nous a été nécessaire pour filmer, en ramenant une dizaine d’heures de rushes.



De même, le film ne repose que sur des plans extrêmement larges ou des plans très serrés sur la nature, les fleurs...

JLV : C’est pour déstructurer le regard. C’est quelque chose que j’aime moi-même dans les films. Utiliser, par exemple, des plans-séquences très larges, et parfois seulement des très gros plans qui provoquent une rupture. Tout a été tourné en couleur, à 50 images/secondes. Le modèle du drone ayant même été choisi pour bénéficier d’un meilleur échantillonnage couleur, en travaillant dans l’idée de départ sur des dégradés de verts. Une sorte de monochromatisme végétal. Et puis on est parti ensuite sur le noir et blanc, avec des effets sur les hautes lumières créés en postproduction. Les blancs bavent un peu, comme sur Bringing Out the Dead, de Scorsese, où Robert Richardson avait volontairement désynchronisé la pale de l’obturateur caméra pour obtenir cet effet. Ce type d’effet vient décrocher de la pure réalité. On a également ajouté beaucoup de matière à l’image (grain film scanné), pour s’éloigner du côté glacé que peut avoir le noir et blanc sans grain.
C’est Isabelle Julien, la coloriste avec qui je collabore régulièrement en long métrage, qui s’est occupée de ce film. L’étalonnage s’est fait sur DaVinci.

Aviez-vous des références venues du monde du cinéma ?

JLV : Pendant le tournage, Laurent a visionné Moana, de Robert Flaherty tourné en 1923 à Samoa, qui était diffusé sur Arte et je pense que cela a eu une influence considérable sur le rendu final.
Avec le recul, je pourrais aussi citer le film Nope, de Jordan Peele. Même si c’est un film que j’ai découvert a posteriori après le tournage de Orchid Island... Je trouve qu’on est très près de l’univers de Laurent Grasso, avec ces formes extraterrestres qui apparaissent dans les nuages, ces ambiances entre nuit et fin de journée dans le désert... Ces séquences m’ont beaucoup fait penser au dispositif choisi par Laurent.

N’êtes-vous pas frustré de laisser cadrer la plupart les plans de drone à quelqu’un d’autre ?

JLV : La conversation et le travail d’échange avec le pilote du drone a dû se construire au fur et à mesure du tournage. Ce n’est pas toujours facile au début de faire comprendre exactement la nature des mouvements, la vitesse à laquelle on souhaite se déplacer et bien sûr les mouvements précis de cadres. C’est aussi une sorte de travail sur le lâcher prise que doit effectuer le droniste. Avec la prise de risque inhérente à tout plan de ce type, la disparition temporaire du drone, son passage dans les nuages... etc. D’un point de vue plus général, c’est comme la question de lâcher le cadre sur un film de fiction. Moi je ne suis absolument pas opposé, au contraire je trouve que ça donne plus de recul et de capacité d’analyse quand on ne s’occupe pas de cadrer. On se trouve aussi désolidarisé des purs problèmes techniques, je pense qu’on va plus loin dans la recherche avec l’artiste. C’est parfois un peu une attitude de pousse au risque... Mais on a souvent d’excellentes surprises. Je me souviens, par exemple sur le film au-dessus du Stromboli, d’avoir pu ramener un plan en plongée totale au-dessus du cratère, juste au moment d’une explosion de lave qui impact le drone... Un vrai tour de force qui sert le film.


C’est aussi l’occasion de parler de la relation qu’il peut y avoir entre un cadreur et un directeur de la photographie sur une équipe à l’étranger. Un duo bien plus soudé que sur une équipe française, où le cadreur va généralement établir une relation plus forte avec le réalisateur qu’avec le DoP. Moi je préfère largement cette manière de travailler à l’anglo-saxonne, où l’équipe image passe toujours par le prisme du DoP dans le cadre de sa relation avec la mise en scène.

Un dernier mot sur le générique de fin... C’est presque une surprise dans le monde de l’art, non ?

JLV : Oui, et c’est tout à son honneur. Alors que beaucoup d’artistes refusent d’intégrer un générique à leur création, de peur que la nature de l’œuvre soit remise en question, Laurent Grasso revendique de travailler avec une équipe. Je pense que ça n’enlève rien à la qualité de l’installation, au contraire. Là encore, c’est une philosophie plus anglo-saxonne qui ne nuit pas à la collaboration artistique, et qui au contraire la renforce.

(Propos recueillis par François Reumont pour l’AFC)

  • Orchid Island  
    Film 4K, 20 minutes 
    Intégralement tourné dans différents sites taïwanais caractérisés par l’aspect apparemment vierge de leurs paysages, Orchid Island installe de manière progressive la présence d’un mystérieux rectangle noir en lévitation, parcourant lentement le territoire et projetant son ombre sur les sites traversés. Sa dimension de machine agissante semble avoir une incidence sur les paysages, un rayonnement de particules émanant de la matière à la fois solide et brumeuse du rectangle. Pour autant, la nature de cette forme mystérieuse reste ouverte et peut tout autant évoquer les prémices de l’art abstrait, une menace d’ordre politique, un objet futuriste, qu’une allusion aux bouleversements climatiques. Elle est avant tout une surface de projection, un catalyseur de fantasmes et de peurs.