Le cinéma français s’alarme des projets de Bruxelles sur les aides au tournage

Par Alain Beuve-Méry

La Lettre AFC n°226

Le Monde, 26 novembre 2012
La Commission européenne et l’industrie cinématographique française n’en finissent pas de jouer au chat et à la souris. Au cœur de la bataille se trouvent " l’exception culturelle ", reconnue par les traités européens, mais aussi les aides publiques au cinéma, qui sont étudiées à la loupe par les services de la concurrence.

Après le débat sur la taxe sur les distributeurs, qui n’a toujours pas été renotifiée par le ministère de la culture auprès des autorités de Bruxelles, c’est la réforme des aides publiques décentralisées au budget et au tournage des films – et de leurs retombées pour les territoires qui cofinancent – qui est sur la sellette.
Lundi 26 novembre, un nouveau projet de directive – il n’en circule, pour l’instant, qu’une version en anglais – doit être débattu au cours d’un conseil des ministres européens de l’éducation, de la culture et de la jeunesse. Aucune décision ne doit être prise avant le premier semestre 2013.

Mais le dispositif actuel, mis en place en 2001, arrive à expiration à la fin de l’année et avant d’être reconduit, il sera toiletté pour s’adapter aux règles du marché intérieur. Or, « sur les débats techniques, nous sommes toujours perdants », s’alarme Thierry de Segonzac, président de Fédération des industries du cinéma, de l’audiovisuel et du multimédia (FICAM), qui fédère les industries techniques du cinéma.
« La conséquence de ce nouveau texte sera l’application de la théorie du plombier polonais aux industries cinématographiques », résume une source proche du dossier. Avec la menace d’une délocalisation des tournages dans des pays où le coût de la main-d’œuvre est beaucoup plus faible, comme la Roumanie ou la Bulgarie.
Aujourd’hui, si l’on prend l’exemple d’un film dont le budget est de 6 millions d’euros et qui reçoit 500 000 euros d’aides de la région Ile-de-France, les règles permettent que 80 % du budget total soit dépensé sur le territoire qui finance. Ce dispositif crée un effet de levier favorable aux régions qui investissent dans ce secteur.

Vives préventions
Dans le projet de nouvelle directive, l’aide publique doit rester inférieure à 50 % du budget du film – 60 % en cas de coproduction. Mais maintenant, pour les collectivités, le poids des dépenses de tournage sur leur sol sera strictement équivalent à celui de l’aide qu’elles apportent. Par ailleurs, le nouveau texte étend le système des aides à la conception (scénario), à la postproduction et aux salles de cinéma.
Selon la direction de la concurrence, à Bruxelles, il n’est pas question de remettre en cause le principe de territorialité. Mais elle entend mieux contrôler et ainsi libéraliser l’origine des biens et services utilisés pendant les tournages des films. Pour justifier ce changement, elle se fonde sur des arrêts de la Cour de justice qui ont jugé illégaux des dispositifs similaires à ceux du cinéma dans d’autres secteurs économiques.

« Il n’y a aucune volonté idéologique de remettre en cause les systèmes d’aides au cinéma », assure Antoine Colombani, porte-parole du commissaire à la concurrence Joaquin Almunia. En Allemagne, comme en France, les préventions sont vives contre le texte en préparation. Il y a un mois, tous les professionnels du cinéma ont été reçus à l’Elysée par François Hollande qui s’est engagé, selon les participants « à conforter le système vertueux de financement du cinéma français. »

Peu de temps avant, Michel Hazanavicius, président de l’association des auteurs, réalisateurs et producteurs (ARP) s’était fait le porte-parole d’un manifeste des cinéastes pour demander la défense de l’exception culturelle face à Bruxelles.
Selon la profession, le nouveau texte pourrait menacer la filière à hauteur de 30 % en termes d’emplois et de production. Mais la profession redoute surtout qu’à force d’éroder le principe de l’exception culturelle en Europe, les Etats-Unis ne finissent par vouloir remettre en cause, les accords conclus au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

(Alain Beuve-Méry, Le Monde, 26 novembre 2012)