Rencontre avec les frères Stephen et Timothy Quay

Par Margot Cavret pour l’AFC

Habituellement, Camerimage accorde peu de place au cinéma d’animation, mais ce n’est pas le cas cette année. En plus d’une célébration des 100 ans du studio Disney, le festival a remis un "Award for Directors with Unique Visual Sensitivity" aux frères Quay, représentants d’un cinéma d’animation en stop motion indépendant, expérimental, sombre et onirique. Suite à la présentation de quelques-uns des courts métrages les plus marquants de leur surprenante filmographie, les deux réalisateurs ont répondu aux questions du public.

L’immense point commun entre le stop motion et la prise de vue réelle est la cinématographie. Car si celle-ci est présente dans toute forme d’animation, ce n’est qu’en stop motion qu’elle revêt la forme d’un travail de plateau, avec sa lumière physique et ses contraintes matérielles. Réalisateurs, décorateurs, acteurs et chefs opérateurs, les frères Quay ont la spécificité de s’occuper de tout dans leurs films, de l’écriture à la construction des marionnettes et des décors, en passant par le choix de l’éclairage et la position de la caméra. En résulte des films d’une forte cohérence graphique, en harmonie avec le propos.


Les frères Quay pendant la rencontre avec le public - Photos Katarzyna Średnicka
Les frères Quay pendant la rencontre avec le public
Photos Katarzyna Średnicka


« Nous sommes de vrais jumeaux », argumentent-ils. « Nous voulons qu’il y ait le moins de personnes possibles à entrer dans notre petit monde, c’est pour ça qu’on fait tout nous-mêmes. Nous apprenons au fur et à mesure, et lentement, nous progressons. Par exemple, pour les yeux des personnages, après plusieurs expérimentations, nous avons découvert que ce qui marchait le mieux, c’était d’utiliser des yeux en verre de poupées victoriennes, ou, quand nous tournons à plus grande échelle, des prothèses oculaires, que nous faisons briller en général avec un petit miroir. »

"Stille Nacht I : Dramolet" (1988)
"Stille Nacht I : Dramolet" (1988)


Les films des frères Quay sont marqués par un sentiment organique, viscéralement ancré tant dans la narration que dans l’image. Pour embrasser cette morbide fascination pour la chair, l’acte de mort ou la moisissure, la caméra prend substance en filmant à travers une vitre sale, un verre déformant, une couche de poussière, etc. Cette approche physique est évidemment rendue possible par la méthode stop motion. « Nous ne pourrions pas utiliser une autre technique que le stop motion. Pour nous, c’est primordial de construire physiquement le décor, la marionnette, de pouvoir les toucher, des millions de fois parfois quand on anime. Nous avons tourné très longtemps en 35 mm, mais quand les budgets ont disparu, nous avons dû passer au numérique. Toutes les grandes caméras qui sont utilisées en prise de vues réelle ne peuvent pas être utilisées en stop motion, car nous enregistrons image par image. Nous tournons avec un appareil photo Canon EOS 5D Mark IV et des optiques qu’on a achetées sur eBay ! Récemment, nous avons pu tourner à nouveau en 35 mm le film The Doll’s Breath. Nous trouvons inutile de tourner en pellicule si c’est pour revenir à un format numérique plus tard, donc nous avons monté le film sur un banc de montage en 35 mm, et nous le diffusons avec des projecteurs 35 mm. »

"The Doll's Breath" (2019)
"The Doll’s Breath" (2019)


La où la plupart des productions de stop motion tendent à imiter la prise de vue live action, les frères Quay font le choix d’assumer pleinement leur technique, et intègrent la caméra dans le film comme un personnage où un élément de décor. Elle a sa place dans la profondeur réelle, révèle la perspective, l’écrase ou la magnifie par des axes audacieux, des mouvements de rotation ou des bascules de point révélatrices. Les ombres, les surexpositions et les flous ne dissimulent pas l’image mais enrichissent les matières et les textures recherchées. La caméra ne cherche jamais à imiter une caméra de prise de vues réelle (en effectuant des amortis sur les travellings par exemple), ses mouvements, comme ceux des personnages, sont saccadés et instinctifs. « Nous faisons évoluer la caméra dans le décor, et en fonction de ce que fait le personnage, nous découvrons la réaction de la caméra. Parfois nous prévoyions de tourner à droite, mais finalement au tournage nous nous rendons compte que nous préférons tourner à gauche ! Nous faisons beaucoup de calculs avant pour savoir de combien de centimètres la caméra doit se déplacer entre chaque image, mais finalement nous la déplaçons presque toujours à la main, instinctivement. Parfois, nous utilisons la lumière du soleil qui vient depuis la fenêtre ou qu’on réfléchit sur un miroir. La première fois nous pensions que l’expérience allait échouer, comme le soleil se déplace, et qu’à Londres il y a souvent des nuages ! Mais finalement, cette lumière fluctuante et vibrante, ça a été une révélation. »

"Maska" (2010)
"Maska" (2010)


"La Rue des crocodiles" (1986)
"La Rue des crocodiles" (1986)


Le stop motion vit de nos jours un âge d’or. Devenu extrêmement populaire grâce aux productions du studio Aardman (Wallace et Gromit, Chicken Run, etc.) à la fin des années 1990, le public en est venu à se fasciner pour ce support et son mode de création, intérêt sur lequel jouent dès compagnies telles que Laika (Coraline, Kubo et l’armure magique, etc), devenue spécialisée dans les making-of spectaculaires. Depuis quelques années, Netflix s’est également engouffré dans cette voie, et promeut le stop motion sous toutes ses formes, des productions plus personnelles telles que La Maison à la super-production de Guillermo Del Toro, Pinnocchio. Les films de stop motion sont donc de plus en plus demandés, mais parallèlement, l’on exige d’eux de plus en plus de rentabilité. Bien loin de ces modes de production, les frères Quay restent indépendants, et ont à cœur l’expérimentation et l’improvisation, dans leur studio-laboratoire de Londres. Ils arpentent les brocantes et n’hésitent pas à recycler les matériaux de leur films précédents, toujours à la recherche d’esthétiques et de textures nouvelles. « On arrive à bien créer une marionnette quand à la fin elle nous appelle, nous met au défi de l’animer. Nous ne faisons pas d’animatique, nous travaillons avec un script qui tient sur une demi-page, et nous avançons progressivement, au fur et à mesure que nous construisons les décors et tournons les images. Nous faisons parfois un petit story-board, surtout en publicité. Comme nous n’utilisons pas de retour vidéo, nous opérons dans le noir, à l’instinct. Nous faisons le montage au fur et à mesure, pour voir si nos images fonctionnent entre elles. C’est une façon de travailler qui nous procure beaucoup de liberté, mais qui occasionne beaucoup de reshoot. Nous écoutons incessamment la musique, toujours composée avant le tournage. Comme un chorégraphe, nous sommes pleinement conscients de toutes les intentions musicales, et essayons de les transposer à l’image. Quand nous animons, nous pouvons sentir la musique sous nos doigts. Pour In Absentia, nous avions eu une commission pour créer des images sur la musique de Karlheinz Stockhausen. Quand on est produit par MTV, ils nous laissent carte blanche, en sachant quel genre de film nous faisons. Même en publicité, les clients qui viennent vers nous ne s’attendent pas à du Aardman, ils veulent du Quay ».

"This Unnameable Little Broom" (1985)
"This Unnameable Little Broom" (1985)


(Compte rendu rédigé par Margot Cavret pour l’AFC)